Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Avril 2025 (volume 26, numéro 04)
titre article
Claire Massy-Paoli

Entre littérature et musique, un champ de recherche à reconfigurer

Between literature and music, a research field to be reconfigured
Jean-Louis Cupers, Ouvertures mélopoétiques. Initiation aux études musico-littéraires, Aix-en-Provence : PU de Provence, 2019, 274 p., EAN 9791032001974. En ligne : https://books.openedition.org/pup/52885?lang=fr. DOI : https://books.openedition.org/pup/52885.

1« Notre objet est […] modeste. Il est d’interroger ce rapport contradictoire qui s’établit dans l’ordre sonore entre deux incidences de l’esprit. » C’est par cet exergue de Marcel Beaufils1 que Jean-Louis Cupers introduit le dernier article (« De la musicothérapie à la littothérapie », p. 257-264) de son ouvrage Ouvertures mélopoétiques. Initiation aux études musico-littéraires, publié en 2019 aux Presses universitaires de Provence. Par cette brève citation d’une modestie aussi bienvenue que trompeuse, J.-L. Cupers indique bien l’ampleur de son étude : interroger le lien loin d’être évident entre deux arts faux jumeaux, qui sont comme deux voies pour la pensée — la littérature et la musique. Il nous invite alors à développer avec lui ce qu’il appelle une « mélopoétique », et l’on entre ainsi à sa suite dans le monde surprenant des études musico-littéraires. Cette compilation de textes publiés par l’auteur tout au long de sa carrière donne en effet un ouvrage dense et profondément érudit, qui brosse large (peut-être un peu trop) et nous offre par suite un panorama à la fois méthodologique et thématique de ce champ de recherche à la croisée des arts et des disciplines.

2En guise de levée, le premier chapitre, « 1. L’art et la réflexion sur l’art » (p. 13-38), pose la question de savoir comment décrire l’art. Cupers bannit les catégories en « -isme » et tout ce qui relève de la simplification excessive et de l’essentialisation de moments esthétiques qui n’ont en fait pas de réalité propre, mais peuvent seulement être saisis les uns par rapport aux autres. En sous-texte, on comprend alors la perspective du chercheur : nous inviter à considérer musique et littérature pour ce qu’elles sont, en face-à-face.

Une invitation à la valse mélopoétique

3Au tout début de son livre, et avant même de rentrer dans le détail de son argumentation, J.-L. Cupers fait une proposition initiale invitant à des lectures multiples de son ouvrage. À la manière de Julio Cortázar dans Marelles 2, il met en effet à la disposition du lecteur une « Grille de lecture » (p. 9) permettant de lire son livre selon une perspective non linéaire. La table des matières, située à la fin du livre, est certes disposée selon un ordre classique : méthodique, J.-L. Cupers a décidé de commencer par présenter les « Difficultés liminaires » (p. 11-38), puis de passer à des articles dessinant les contours des principaux concepts en jeu dans ses recherches (« Définitions et points de vue sur la recherche mélopoétique », p. 39-108), avant d’offrir au lecteur des « Illustrations » sous forme d’études de cas (p. 109-242), pour finir par des « Perspectives » plus larges (p. 243-264). Mais, située juste après l’introduction, la « Grille de lecture » est une invitation à lire différemment ce florilège. Toute l’inventivité de J.-L. Cupers tient justement dans ce geste de proposer différents types de lecture de son livre : par objectifs, par méthodes, mais aussi selon une logique thématique. De la sorte, chaque lecteur y trouvera son compte — même si, malgré l’idée d’« initiation » présente dès le titre, l’ouvrage semble s’adresser malgré tout à un lectorat universitaire spécialisé, la condition sine qua non d’une lecture fructueuse étant la capacité à lire la musique, plusieurs extraits de partitions étant reproduits tout au long du texte.

4Le projet de J.-L. Cupers, énoncé dans son introduction (p. 7-9), est en tout cas clair : reproduire une somme d’articles représentant toute une carrière universitaire, avec des « textes écrits de 1963 à février 2017 » (p. 7). Il ne s’agit alors pas, bien entendu, d’un catalogue exhaustif, mais plutôt de morceaux choisis (quinze articles au total) qui représentent une certaine idée de ce parcours universitaire entre littérature et musique.

5D’un point de vue méthodologique, on remarque assez vite que la pensée de Cupers est largement fondée sur des études de cas recouvrant chacune un sujet bien spécifique. Cupers nous propose par exemple un « close reading » (une lecture suivie ou rapprochée) à l’américaine de textes d’Alphonse Daudet ou d’Aldous Huxley (voir « Présence de la musique chez Dickens et Daudet », p. 111-119 ; ou « Analyses musicales chez Aldous Huxley et l’idéal de la critique d’art », p. 189-205). Chaque analyse est à la fois précise et délicate, J.-L. Cupers maniant à la perfection l’art de la théorie par l’exemple. Toutefois, si quelque chose demeure problématique, c’est peut-être la juxtaposition des articles. En effet, les dynamiques et problématiques internes de chaque article sont très claires, mais la rencontre entre les différents chapitres n’est pas toujours parfaitement lisible : au-delà de la thématique générale du livre, on a parfois du mal à identifier une véritable problématisation qui justifierait l’assemblage de ces sujets divers. Si l’ouvrage permet certes d’élargir le spectre des études musico-littéraires, on se demande parfois un peu où l’on va.

6Il faut peut-être alors comprendre que l’objectif de J.-L. Cupers se situe ailleurs : « attirer les chercheurs à ce monde nouveau et fascinant des études mélopoétiques » (p. 7). Pas de grand propos idéologique ici, mais plutôt un désir de partager une passion et de promouvoir un champ qui, quoiqu’en pleine expansion, manque encore de reconnaissance dans le monde universitaire. J.-L. Cupers invite ainsi à découvrir de nouvelles dynamiques ou de nouveaux domaines. L’intitulé du livre, Ouvertures mélopoétiques, au pluriel, prend de la sorte tout son sens. Si la générosité et l’ouverture d’esprit de J.-L. Cupers sont absolument évidentes, le lecteur doit en retour se montrer prêt à entrer dans un champ vaste et composite, prêt aussi à y être déstabilisé, et prêt surtout à prendre le temps qu’il faut pour se familiariser avec sa complexité.

Délimiter un chant/champ « nouveau » ?

7Le petit air que nous chante J.-L. Cupers est donc celui d’une mélodie universitaire nouvelle, qu’il nomme dès le titre « mélopoétique ». Pourtant, l’emploi d’un tel mot est loin d’aller de soi. Cupers associe cette notion de « mélopétique » à un champ sûrement plus connu des lecteurs, les « études musico-littéraires », en sous-titre du livre. Le choix d’un terme comme celui de « mélopoétique » interroge alors : venant du grec μελοποιΐα (melopoiḯa)3, le terme de « mélopoétique » renvoie à l’art d’écrire des mélodies, mais aussi à l’utilisation de la sonorité des mots considérée comme l’une des facettes du travail du poète. Ce que décrit dès lors J.-L. Cupers, c’est la « fabrication » d’un texte hybride, musicalement littéraire, ou littérairement musical, ce qui soulève aussi des questions méthodologiques fondamentales. C’est tout l’objet du sixième article, « Études comparatives : les approches musico-littéraires » (p. 79-108), qui fait office de texte programmatique. Dans la construction de l’ouvrage, à la fin d’une première partie définitionnelle, on atteint ici le cœur de la pensée théorique et méthodologique de Cupers. Particulièrement dense, cet article promeut un certain art de la comparaison entre littérature et musique en étudiant les fondements et les méthodes d’une telle entreprise. Au-delà de ce chapitre-somme, les autres chapitres de cette partie sont aussi intéressants car ils permettent de mieux comprendre les présupposés de la pensée de l’auteur. On notera ainsi la tension entre comparaison et étude simultanée qui transparaît dans le chapitre 5 (« Music and Literature : a Chinese Puzzle ? », p. 67-78). C’est peut-être là que se découvre pleinement la mélopoétique telle que la développe Cupers, qui veut saisir ensemble les trois dimensions de la tripartition classique : la littérature dans la musique, la musique dans la littérature, et les deux en même temps. Pourtant, même quand il s’agit de musique, Cupers utilise des outils littéraires — mais l’inverse est vrai également. Il défend même cette méthode en invitant à recourir à la métaphore. Dans les deux chapitres intitulés « Tensions et ambiguïtés du domaine mélopoétique » (p. 51-62) et « Entre Combarieu et Souriau » (p. 63-66), il s’amuse justement avec l’usage de la métaphore, qu’il désigne comme clé stylistique mais aussi méthodologique de la compréhension musico-littéraire. L’image métaphorique est plaisante, et permet immédiatement de saisir les enjeux d’un transfert intermédial qui n’a rien d’évident, mais elle produit aussi des effets pervers : derrière la métaphore, on semble lire le « truc » qui permet d’utiliser l’image verbale plutôt que l’argument, et l’on craint le manque de sincérité dans l’association musico-littéraire.

8C’est ce dernier élément qui occupe paradoxalement le début du livre, dans le second chapitre, « De la sélection des objets musico-littéraires » (p. 41-50), qui montre bien l’anxiété de Cupers : la peur de ce qu’il nomme l’« opportunisme » (p. 41). Cette peur de l’opportunisme signale d’ailleurs en creux l’écueil principal qui pourrait menacer ce livre : il est inévitablement associé à une époque. En tant que professionnel du monde universitaire de la seconde moitié du xxe siècle, Cupers est obligé de prendre de multiples précautions rhétoriques, afin d’éviter qu’on lui reproche de choisir un sujet dans le but de créer un effet de mode. Ainsi, paradoxalement, il prétend mettre en valeur une nouvelle discipline, ou du moins une nouvelle méthodologie, qu’il semble pourtant hésiter à assumer. Or, en 2024, on se demande si les hésitations de Cupers ont toujours une raison d’être. On pourrait mentionner plusieurs travaux4 qui tiennent pour acquise la légitimité de l’étude de ces liens entre littérature et musique (sans pour autant stipuler qu’ils soient évidents). Pourtant, le rappel ou la redécouverte de ces scrupules de Cupers n’est pas sans vertu : dans les moments de refondation des champs universitaires, quand la recherche est soumise à la pression de certaines traditions universitaires ou plus largement d’évolutions sociétales, on aimerait parfois que les universitaires se comportent un peu plus comme Cupers. L’humilité de sa démarche — quelques exemples, quelques théories, et un grand appel aux nouvelles générations — nous rappelle que la recherche se construit pas à pas, et ensemble, comme la littérature et la musique d’ailleurs.

Mélopoétique ou melopoetic studies ?

9Cupers fait un double grand écart : entre musique et littérature d’un côté, entre France et États-Unis de l’autre. Il fait en effet partie de ces rares chercheurs qui ont réussi à se faire un nom mais aussi à acquérir une expertise spécifique des deux côtés de l’Atlantique. Il a ainsi travaillé sur des fonds conservés à la fois en Europe et aux États-Unis, sa carrière universitaire s’est partagée entre ces deux mondes, et il entremêle par conséquent les dynamiques des recherches universitaires françaises et américaines.

10On serait alors tenté de faire de son ouvrage un manifeste pour des melopoetic studies, dans le sillage des cultural studies. Cupers propose de fait un livre invitant à l’ouverture méthodologique (entre philologie, théorie, musicologie, épistémologie, etc.), avec une simple restriction thématique (une certaine vision des relations entre littérature et musique). Ce recueil montre d’ailleurs que la mélopoétique dépasse largement le champ des recherches à cheval sur les études littéraires et la musicologie. La dernière partie, « Perspectives », reprend ainsi deux articles consacrés à d’autres domaines scientifiques : « À la croisée des chemins : musique, éthique et psychanalyse » (p. 245-256), qui propose une analyse relevant davantage des théories de la réception ; et « De la musicothérapie à la littothérapie : musique et littérature, littérature et musique » (p. 257-266), qui se rapproche des études cognitives. Le littéraire est alors mis au service d’une approche fondée sur l’objet.

11De la même manière, une certaine influence américaine semble percer (y compris dans les textes écrits en français) dans les noms et figures convoqués par Cupers. Celui-ci élabore en effet sa pensée en dialogue avec des chercheurs ou même des écrivains que l’on pourrait appeler des Pères fondateurs — à commencer par Calvin S. Brown. Universitaire américain à l’origine du département de littérature comparée de l’Université de Géorgie, Brown a participé à la valorisation des études musico-littéraires, et Cupers lui a consacré en 2000 un livre coédité avec Ulrich Weisstein, Musico-Poetics in Perspective. Calvin S. Brown in Memoriam (Brill). Le treizième chapitre des Ouvertures mélopoétiques est ainsi consacré à « Calvin S. Brown in Oxford (1930-1933) » (p. 225-242). Du côté des auteurs étudiés par ailleurs, on peut noter la prégnance de personnalités comme Dickens (« Présence de la musique chez Dickens et Daudet », p. 111-118 ; « Approches musicales de Charles Dickens », p. 119-150) ou Huxley (« Analyses musicales chez Aldous Huxley », p. 189-204 ; « Aldous Huxley’s Variations on a Musical Theme », p. 205-224). Or on ne peut s’empêcher, en tant que lecteur francophone, de ressentir un petit sentiment d’inquiétante étrangeté face à ces corpus certes parfaitement pertinents, mais qui ne sont pas nécessairement ceux que l’on convoque en premier lieu dans les études musico-littéraires françaises (malgré, par exemple, les belles analyses comparées d’Yvonne Heckmann sur Gide et Huxley5).

12En mêlant textes publiés dans des revues anglo-saxonnes et textes relevant d’une tradition plus française, Cupers ignore en tout cas certaines de ces frontières théoriques qui séparent mieux encore que l’Atlantique la France des États-Unis. De la sorte, il lance un défi aux lecteurs français, qui sans doute connaîtront suffisamment l’anglais pour lire les articles dans le texte, mais qui seront peut-être un peu tirés du confort de certaines habitudes de pensée universitaires. Comme on le sait, nos recherches s’inscrivent presque toujours dans un territoire et une tradition linguistique, et c’est d’autant plus vrai dans le cas de la France, où la World Literature ne semble pas encore pleinement devenue un cadre de pensée6. Dans cet ouvrage, Cupers ne va donc pas à la facilité. Il mêle des corpus français, américains et britanniques avec une dextérité qui n’offre pas un moment de repos au lecteur français plus habitué aux études sur la petite musique du style qu’aux recherches sur la musique dans le monde victorien de Dickens par exemple, ou dans les dystopies de Huxley.

*

13Au-delà de l’autoportrait ou des mémoires universitaires que constitue ce livre, les Ouvertures mélopoétiques semblent ainsi affirmer que musique et littérature ne peuvent que se croiser, et qu’il n’est guère possible de penser l’une sans l’autre.

14De la sorte, si Cupers a concocté ce medley de ses meilleures pièces universitaires (certaines relevant de la théorie, d’autres du commentaire), c’est bien sûr pour inviter le chercheur néophyte à découvrir le riche domaine des études mélopoétiques, mais c’est aussi et surtout pour lui proposer de cultiver après lui ce champ de recherche protéiforme. La mélopoétique de Cupers s’est en effet construite au fil des ans et des rencontres intellectuelles et littéraires, des deux côtés de l’Atlantique, et l’auteur semble inviter le lecteur à poursuivre son œuvre.