Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Avril 2025 (volume 26, numéro 04)
titre article
Guillaume Cousin

Le chant de la nature : des espaces musicaux à l’époque romantique

The song of Nature: musical spaces in the Romantic era
Littératures, no 84, Le Paysage musical. Musique et littérature dans la première moitié du xixe siècle, dir. Fabienne Bercegol, Toulouse : PU du Midi, 2021, 225 p., EAN 9782810707522. En ligne : https://journals.openedition.org/litteratures/3243. DOI : https://doi.org/10.4000/litteratures.3243.

1Le numéro 84 de la revue Littératures, publié en 2021, donne à lire les actes d’une journée d’étude qui s’est tenue à l’Université Toulouse-Jean Jaurès le 1er avril 2019. Celle-ci était consacrée à l’« imaginaire spatial associé à l’écoute d’un morceau, qui conjugue rêverie et introspection » (Fabienne Bercegol, « Introduction », p. 18). Intitulé Le Paysage musical. Musique et littérature dans la première moitié du xixe siècle, ce dossier met en jeu les relations entre mimesis et lyrisme : il s’agit pour les contributeurs de s’interroger moins sur la façon dont la musique pourrait transposer l’acte descriptif dans sa propre langue que sur sa capacité à suggérer et à faire naître un paysage mental. En outre, au-delà de ce pouvoir évocatoire de la musique, c’est bien l’intégration de « la musicalisation de la perception de l’espace » (Frédéric Sounac, p. 54) ou de la spatialisation de la perception de la musique1 dans la littérature romantique qui est au cœur de ce dossier.

« Mettre l’œil dans l’oreille » : peinture et musique

2La musique peut-elle représenter un paysage2 ? Cette question se pose à tous les contributeurs du numéro, à commencer par Béatrice Didier, dont l’article est intitulé, justement, « La musique peut-elle décrire un paysage ? » (p. 21-32). Ce texte liminaire sert d’introduction théorique à la réflexion menée dans les pages suivantes. On sait que les questions les plus simples en apparence sont souvent les plus difficiles, et Béatrice Didier rappelle que la conception de la musique comme art mimétique a mis en difficulté bon nombre de théoriciens esthétiques, à commencer par l’abbé Du Bos, qui, tout en établissant une équivalence entre la peinture et la musique, distinguait les objets de ces deux arts : les paysages et les visages pour la première, les sentiments et les passions pour la seconde. Les différentes tentatives de démonstration de la nature imitative de la musique aboutissent par ailleurs à sa négation chez Chabanon, dans De la musique considérée en elle-même et dans ses rapports avec la parole, les langues, la poésie et le théâtre (1785). Le début du xixe siècle marque alors « un moment décisif dans l’introduction du paysage en musique » (p. 23) : il ne s’agit plus d’imiter un paysage naturel, mais de « composer tout un paysage » (p. 25), de faire naître un paysage dans l’esprit de l’auditeur. Et B. Didier de conclure :

La musique peut-elle décrire ? Oui, mais à certaines conditions : le relais de la littérature peut paraître utile, sans être indispensable ; il faut que le musicien ne s’astreigne pas à un décalque puéril, et d’ailleurs impossible, que l’instrumentiste et le public aient à la fois une certaine culture, et, ce qui est plus important, une imagination et une sensibilité « romantiques » qui permettent de voir un paysage rêvé grâce à la musique. (p. 32)

3L’entretien avec le pianiste Frédéric Vaysse-Knitter, qui conclut le dossier, confirme que le lien entre paysage et musique peut s’établir sans relais littéraire. Les questions de F. Bercegol et Fr. Sounac ainsi que les réponses de l’artiste mettent au jour la possibilité pour la musique « d’être spatialisée par la couleur, jusqu’à créer une forme de paysage » (p. 147). S’il cite aussi Bach, Fr. Vaysse-Knitter insiste sur le rôle révolutionnaire de Beethoven, et signale qu’« avec l’expansion considérable de l’orchestre, la palette s’accroît et la notion de couleur s’impose naturellement » (p. 148). Picturalité de la musique, donc, mais aussi suggestivité spatiale, à propos de laquelle le pianiste parle d’une « question de fantasme, c’est-à-dire un mélange d’imagination et de désir » (p. 149), avant d’ajouter : « On configure un monde en fonction de ce que nous sommes et de ce que nous avons vécu, et effectivement de l’espace dans lequel nous évoluons, du temps qui est le nôtre » (ibid.). Le paysage musical est donc créé par la rencontre d’une musique et d’un auditeur, de notes-couleurs et d’une oreille-œil. La spatialisation de la musique ne peut être envisagée sans l’acte de réception de celle-ci.

Écrire la musique, peindre le paysage

4Si la littérature n’est pas un relais indispensable entre musique et peinture, le dossier montre que la littérature de la première moitié du xixe siècle est un lieu de reconfiguration de ce que les romantiques nomment la fraternité des arts, les auteurs élaborant de nouvelles continuités entre musique, peinture et image mentale. L’ensemble des articles peut être divisé en deux parties : les trois premiers traitent un double corpus, à la fois littéraire3 et musical, quand les quatre suivants étudient un corpus uniquement littéraire.

5Nicolas Dufetel s’intéresse tout d’abord à la Vallée d’Oberman de Liszt dans une approche phénoménologique (p. 33-52). L’auteur propose une réflexion sur les liens entre littérature, musique et image à partir de l’édition originale de la première Année de pèlerinage (1855), dans laquelle se trouve la pièce faisant référence à l’œuvre de Senancour. Ce morceau se distingue par le fait que le lieu désigné n’est pas « un lieu réel mais […] une géographie imaginaire, poétique et mentale née de la lecture » (p. 35). L’analyse des épigraphes de la Vallée d’Oberman, prises dans Childe Harold (1812-1818) et Oberman (1804), montre avec pertinence le lien entre littérature et musique, entre nature et âme humaine. Le compositeur s’est imprégné des œuvres littéraires pour produire un morceau où il « contemple et médite ; la nature est à la fois le stimulateur et le reflet de ses états d’âme » (p. 48). C’est pourquoi Liszt regrette l’illustration choisie, trop lumineuse à son goût, pour son « fragment sombre, hyper-élégiaque » (ce sont les mots du compositeur hongrois) : imposer cette image à l’œil du lecteur, c’est trahir le sens profond de l’œuvre, c’est matérialiser un paysage contraire à l’intention de l’auteur. Dans l’article suivant (p. 53-66), Fr. Sounac élargit la focale en explorant les rapports entre espace et temps dans la littérature et la musique romantiques, de Tieck à Wagner, à travers le « motif du lieu initiatique appréhendé de manière sonore » (p. 56). Le musicologue montre comment le paysage musical, dans certaines productions de l’époque, est associé à la trajectoire ascensionnelle de l’initiation et donc se transforme en un espace atemporel, le compositeur « pliant le temps musical à la mesure d’un lieu symbolique » (p. 66). Enfin, Jean-Philippe Grosperrin propose une analyse du paysage musical dans les opéras de Weber (p. 67-82). Il montre d’abord comment le chant d’Euryanthe, personnage éponyme de l’opéra de 1823, produit la superposition de deux décors, l’un scénique, l’autre invisible, « représenté par le verbe lyrique avec orchestre et indissociable de la mélancolie du sujet lyrique » (p. 70) : Weber transforme ainsi le personnage opératique au moyen d’un paysage à la fois mimétique et symbolique. Le Freischütz (première en 1821) et Oberon (première en 1826) sont par ailleurs l’occasion pour le compositeur d’explorer les relations entre paysage et musique, et le critique montre que Weber, par-delà les contraintes inhérentes à son art, introduit dans ses œuvres « une ouverture déterminante sur un monde plus grand que l’espace-temps de la scène, et dont le nom est poésie » (p. 82). L’âge romantique apparaît, dans ces trois premières contributions, comme le moment complexe d’une reconfiguration du paysage musical, où le mimétique est transcendé par le lyrique.

6Le second ensemble d’articles est constitué de réflexions sur la musique dans la littérature du premier xixe siècle. Le texte de Christophe Imbert explore ainsi l’héritage de la pastorale classique sous l’angle du paysage et de l’exil, remontant des écrits de Walter Pater à ceux de Schiller et, par-delà, à l’Arcadia (1502 pour la première édition) de Sannazar ; l’auteur constate alors que « la vie de tels bergers est une écoute intérieure » (p. 95), et surtout que l’Arcadie de la pastorale classique est un espace où le chant s’élève contre la mort. Chr. Imbert démontre la force symbolique du chant de l’oiseau, et particulièrement du rossignol, qui arrache l’homme à « la plénitude du sentiment arcadien » : « La nostalgie inscrite dans la matrice même de la pastorale pour un âge d’or perdu où la consonance de l’homme et du cosmos était parfaite, doit ainsi être déchirée par l’inquiétude du rossignol. L’homme, autrement, s’anéantirait dans la contemplation » (p. 101). C’est aussi un âge d’or primitif du monde que recherche Charles Nodier dans le paysage écossais : Marine Le Bail met au jour le caractère musical du paysage dans la Promenade de Dieppe aux montagnes d’Écosse (1821). L’autrice montre en effet que l’œuvre de Nodier est marquée par le passage d’une « musique de la nature », indépendante de l’homme, à une « musique naturelle, entendue comme la concrétisation d’un certain idéal esthétique et linguistique construit autour des valeurs de naïveté et de simplicité » (p. 105 ; c’est M. Le Bail qui souligne). La musique du paysage cède la place à un paysage musical dont les caractéristiques ressortissent en partie à la conception ossianique de la poésie erse. La puissance évocatrice de l’esthétique ossianique apparaît également dans Corinne (1807) de Germaine de Staël, étudiée par Aleksandra Wojda ; il s’agit cette fois-ci non de paysages réels, mais d’une toile de Wallis, dernière pièce de la collection que Corinne présente à Oswald, et dont la musicalité réside dans « l’heureuse combinaison des couleurs et du clair-obscur » (cité p. 124). Le flou mélancolique produit par le paysage musical semble néanmoins être mis à distance par Madame de Staël, car il exclut la présence humaine et ouvre ainsi un gouffre inquiétant que l’art du poète referme par la puissance de ses mots : « Ainsi le vague indicible des désirs contradictoires, creusé par l’art des sons, finit-il par être subsumé lui-même par un récit » (p. 127 ; c’est A. Wojda qui souligne). Si la littérature dépasse ici le vague du paysage musical en l’inscrivant dans un récit structuré et orienté, la prose est par ailleurs pour Alfred de Vigny un moyen de « dompter son ancien rêve » (p. 141) d’harmonie utopique. Pierre Dupuy propose en effet l’analyse d’un passage de Servitude et grandeur militaires (1835) dans lequel Vigny répète l’idéal de la « triple lyre » (« La Beauté idéale », 1825) où vibreraient les cordes de la musique, de la poésie et de la peinture, avant d’en « acter l’échec presque constitutif » (p. 136) dans une prose ironique.

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7Que retenir de ce dossier sur le paysage musical ? Tout d’abord, que l’âge romantique est bien cette époque de la fraternité des arts, où littérature, musique et peinture s’interpénètrent, où les thèmes, les motifs, les poétiques et les esthétiques se répondent d’un art à l’autre. Et surtout, que la première moitié du xixe siècle est l’époque d’une profonde mutation des conceptions de la littérature et de la musique, qui abandonnent progressivement leur nature d’arts mimétiques (même dans la description littéraire, même dans la musique à programme) pour devenir des arts lyriques, à la fois expression d’une subjectivité de l’artiste et suggestion d’un monde à la conscience du lecteur/auditeur.