Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Avril 2025 (volume 26, numéro 4)
titre article
Elisabeth Doumic

Peut-on parler de la musique ?

Is it possible to speak about music ?
Béatrice Didier, Enserrer la musique dans le filet des mots, Paris : Hermann, coll. « Vertige de la langue », 2019, 362 p., EAN 9782705695309.

1Enserrer la sirène : ce défi grisant est-il voué à l’échec ? Béatrice Didier se propose d’examiner les tentatives de tous ceux qui, sous diverses formes, ont voulu approcher la musique par les mots. Face au chant des sirènes, deux attitudes sont possibles : Ulysse se fait lier à un mât, Boutès saute dans les flots. Ce mythe illustre la dangerosité de la musique, dont la force expressive est porteuse d’une violence révolutionnaire. De ce risque de débordement naît la tentation de circonscrire la musique dans les limites du sens : « Capter la sirène, saisir l’insaisissable, donner les limites du sens à ce qui semble ne pas en avoir ou en avoir un trop vaste pour pouvoir être enserré par les mots, c’est un vieux rêve multiforme » (p. 7). Saisir la part manquante, le vide subsistant dans l’intervalle entre les deux langages : ce livre explore les différentes tentatives faites en ce sens. S’il ne dit pas l’indicible, il en raconte les quêtes.

De la délimitation à la suggestion

2La manière la plus évidente de dire la musique, c’est sans doute de la définir. Cette ambition semble difficilement dissociable du siècle des Lumières. Se caractérisant par son projet de rationalité, le xviiie siècle devient en quelque sorte celui des dictionnaires. Et il n’y a pas de raison que la musique fasse exception à la règle : « Le domaine musical n’échappe pas à l’ordre alphabétique : la sirène est un être fuyant, la musique semble indéfinissable par la rêverie qu’elle suscite, elle est pourtant une science dont les termes doivent être précis » (p. 14). Mais le dictionnaire n’obéit pas qu’à une logique d’encyclopédisme et d’universalité, il est aussi vu comme un symbole de liberté : pour le lecteur, qui s’y promène aisément, comme pour le rédacteur, nouveau démiurge maître du sens. Il se caractérise à la fois par l’accumulation d’informations et par la fragmentation : l’érudition musicale est poussée à son plus haut point, mais les articles se succèdent sans grande logique, les classements sont parfois arbitraires, et l’accumulation de savoir se fait de manière aussi brouillonne et disparate que prolifique. De la sorte, si le Dictionnaire de Rousseau, rédigé entre 1753 et 1765, nourrit des prétentions scientifiques, il peut aussi être lu comme un « dictionnaire amoureux de la musique » (p. 15) polémique et passionné. L’article « Musique » se caractérise à la fois par une accumulation d’érudition et par un ton empreint de nostalgie. La définition — « art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille » — entremêle les notions de science et de plaisir. La partie étymologique permet la multiplication des références à l’Antiquité, mais dans une surabondance un peu vide. L’article s’achève par une pique contre Rameau, qui ne parvient que difficilement à masquer l’insatisfaction de l’écrivain. Plus expressive par ses manques que par ses thèses, la définition de Rousseau laisse transparaître une double nostalgie, de la parole dans la musique et de la musique dans la parole. Le rêve d’une langue originelle, consubstantiellement verbale et musicale, se dessine en creux, fantasme préromantique d’une fusion disparue.

3Ce mythe connaît un grand succès à la génération suivante. Dans son roman Oberman (1804), Senancour évoque longuement le « ranz des vaches », chant populaire montagnard qui cristallisait chez Rousseau l’idylle du langage originaire. Senancour théorise ainsi le passage d’une esthétique de l’imitation à une esthétique de l’expression : « La musique ne peut imiter la nature, elle fait mieux : elle traduit les impressions que ressent l’homme dans la nature » (p. 57). Le chant n’imite pas un paysage, mais provoque chez l’auditeur la création d’un paysage mental imaginaire. Il réveille la nostalgie de l’Idéal, ce qui n’est pas sans rappeler les philosophies idéalistes de la même époque : pour Hegel, l’élément propre de la musique est « l’intériorité comme telle, le sentiment qui se manifeste non dans la réalité extérieure comme la peinture, mais par son extériorisation instantanée1 » ; et pour Schopenhauer, « le compositeur nous révèle l’essence intime du monde, il se fait l’interprète de la sagesse la plus profonde, et dans une langue que sa raison ne connaît pas2 ». De la réinterprétation du ranz rousseauiste par Senancour émerge par suite un nouveau rapport entre musique et littérature : il s’agit, « plutôt que d’essayer de dire l’indicible qu’est la musique, et même les sentiments profonds qu’elle suscite, [de] décrire un paysage plus ou moins imaginaire qui naît de l’audition » (p. 64). Signe que les mots ont bien réussi à rencontrer la sirène, cette description inspire en retour des créations musicales, Liszt notamment faisant de la Vallée d’Oberman (dont la composition s’étale sur une longue période allant de 1836 à 1854) l’un des plus beaux morceaux de ses Années de pèlerinage.

4Ce périple menant de la musique à la musique en passant par le dictionnaire et le roman montre donc bien que les mots n’arrivent en fait à évoquer les sons que quand ils les visent le moins directement : le dictionnaire, quand il bredouille ; le roman, quand il passe par le biais de la description visuelle ou de l’évocation des états d’âme des personnages. La référence la plus juste est indirecte : le langage ne rencontre son objet qu’à proportion qu’il s’en éloigne.

De l’association à la collaboration

5Si le chant de la sirène échappe aux langages univoques, il semble fait pour être saisi dans les genres qui mêlent intrinsèquement musique et paroles, à savoir la chanson, l’oratorio ou l’opéra. « [R]êve d’un langage qui serait chant et parole, où la parole serait enrichie des sortilèges du chant et où la signification du chant serait découverte par la parole » (p. 93), l’idéal rousseauiste de fusion entre chant et texte resurgit alors avec une pertinence nouvelle. Mais deux problèmes se présentent aussitôt : d’une part, les mots apparaissent souvent comme maladroits à côté des sons, ils « semblent restreindre de façon parfois ridicule la signification immense et indéterminée de la musique » (p. 93) ; d’autre part, ce qui est plus subtil, ils sont eux-mêmes une matière sonore, douée d’une sonorité et d’une rythmique propres, qui peuvent ne pas coïncider avec la matière sonore travaillée par le compositeur.

6B. Didier analyse plusieurs de ces rencontres plus ou moins fructueuses. Les hymnes révolutionnaires offrent un exemple intéressant d’effort pour faire coïncider l’accent linguistique et l’accent musical, dans un but d’efficacité populaire et de propagande. Les chœurs, représentant le peuple en marche, y font l’objet d’un traitement particulièrement magistral. Cette évolution n’est pas sans conséquences dramaturgiques : le véritable héros de l’œuvre devient un être collectif, capable de se dresser face aux personnages individuels. Les opéras de Verdi trouvent là une inspiration directe. Un nouveau rapport de force s’instaure entre voix et musique instrumentale : Berlioz, puis même Wagner ou Mahler, en sont tributaires.

7Dans l’opéra du premier xixe siècle également, le rapport au texte entraîne des bouleversements musicaux. Le renouvellement des thèmes transforme et revivifie l’écriture musicale. Puisant pour beaucoup dans l’histoire antique, des librettistes comme Étienne de Jouy, Arnault ou Scribe contribuent à réformer le genre de l’opéra, encore marqué par les conventions de l’Ancien Régime, pour le mener sur le chemin du spectacle romantique. Plus libre que le dramaturge, le librettiste n’a pas à se libérer des règles du théâtre classique, auxquelles il n’est pas soumis. Évolution des thèmes, recherche d’une synthèse entre réalisme et symbolisme, libération de la mise en scène, de la chorégraphie et des décors — tous ces éléments contribuent à l’élaboration et à l’avènement d’un drame total : « Le filet des mots, loin de paralyser la sirène, l’encourage au contraire à l’audace » (p. 151).

De la diction à la recréation

8Mais puisqu’ils s’avèrent si puissants, les mots ne peuvent-ils pas se passer de musique ? Ne peuvent-ils pas capter la sirène par leur propre puissance expressive, sans support musical ?

9C’est précisément ce à quoi s’essayent les critiques, avec un succès variable. L’enjeu consiste à n’en dire ni trop, ni trop peu : trop de technicité perd l’amateur, trop d’impressionnisme irrite le connaisseur. Berlioz lui-même produit une grande quantité d’articles sur la vie musicale parisienne autour de 1850, notamment pour le Journal des débats. Il relève le défi en se faisant pleinement écrivain, c’est-à-dire en récrivant la musique par la prose. Sa peinture de la scène, de la salle, de la ville n’a souvent rien à envier à la Comédie humaine. La force explosive de la création construit des ponts entre les arts.

10Le journal dit « intime » offre un autre espace à cette rencontre. Le ton de la confession favorise métaphores et associations d’idées, moyens indirects de caresser la sirène en recréant les impressions qu’elle suscite. Musicien et grand mélomane, André Gide truffe ses notes personnelles de comptes rendus de concerts et de réflexions sur les compositeurs et les pièces qu’il affectionne : émotion et érudition travaillent ensemble. Moins connaisseur, Julien Green retraduit, dans son Journal, l’expérience musicale qui est la sienne par des moyens encore plus détournés : l’attention au cadre est l’un des plus puissants. Il parvient presque à dire Schubert par une maison dans la pénombre, ou Bach par une église vide.

11Dans le domaine de l’évocation médiate, qui finalement semble mieux placé que le romancier ? De Diderot à Quignard en passant par Balzac, Thomas Mann ou Jean Echenoz, les romans de la musique courent sur plusieurs siècles. Le personnage du compositeur fonctionne pour l’écrivain comme un double à la fois proche et lointain. Tantôt albatros perdu dans un monde ignare, tantôt objet sociologique à décortiquer et à déconstruire, il condense et catalyse les fantasmes. À travers les époques et les styles, certaines caractéristiques reviennent avec insistance. Le musicien est singulier, solitaire, autre ; plus concrètement, il est généralement sans le sou ; et fondamentalement, il est en proie à une insatisfaction irrémédiable : « Les compositeurs partis à la recherche de l’absolu ont le sentiment de ne jamais pouvoir y atteindre, ni même s’en approcher, avec le doute qui les menace — celui du prêtre qui a perdu la foi. Tant de sacrifices d’abord courageusement acceptés seraient-ils inutiles ? » (p. 327) Le drame ne tient pas d’abord à l’incompréhension de la société mais à la nature même de la musique, en laquelle le passage de la sensation à l’idée, de l’intuition à la forme, est plus aride que partout ailleurs. Le romancier qui dit cette amertume du compositeur n’est pas loin de dire la musique même.

*

12Qu’est-il advenu de Boutès ? A-t-il capturé la sirène, a-t-il péri, est-il simplement revenu bredouille ? Le mythe ne le dit pas, et le livre de B. Didier n’invite pas tant à conclure qu’à se réjouir de la richesse de ces tentatives de rencontre entre littérature et musique.