Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Octobre 2022 (volume 23, numéro 8)
titre article
Olivier Belin

Situations de la poésie française d’après-guerre

Michel Murat, La Poésie de l’Après-guerre. 1945-1960, Paris : José Corti, coll. « Les essais », 2022, 288 p., EAN 9782714312723.

1Dans l’histoire de la littérature française du xxe siècle, les lendemains de la Seconde Guerre mondiale laissent volontiers l’image d’une sorte d’été de la Saint-Martin entre les poètes et leur public : un moment faste marqué par le prestige d’une poésie de la Résistance très vite entrée dans la construction d’un récit national, par le succès populaire rencontré par Paroles de Prévert en 1946, ou par la floraison de revues poétiques dont certaines mêmes se voulaient éternelles1. Mais après ?

2C’est à cette question de l’après que s’attache le dernier essai de Michel Murat : quel a été le devenir de cette poésie française d’après la guerre, d’après le moment de succès populaire, d’après le vœu (pieux) de la communion nationale, d’après le reflux de la vague surréaliste ? En ciblant les années 1945-1960, M. Murat éclaire une période paradoxale de la poésie française, un « moment anxieux, instable et perturbé » (p. 8), qui appartient aux « époques de doute » plutôt que de foi en la poésie (p. 33), mais dont la fécondité souterraine représente précisément l’objet que cet essai tente de cerner. L’enjeu consiste donc moins à dresser un tableau analytique de l’intermède 1945-1960 (à l’image de ce qu’avait pu faire en son temps Michel Décaudin avec La Crise des valeurs symbolistes2) qu’à proposer une synthèse des orientations décisives de ces quinze années pour une histoire au long cours de la poésie française.

Débuts & fins de l’après-guerre

3Les bornes temporelles retenues pour l’essai représentent une période assez brève, qui correspond à l’ombre portée de la Seconde Guerre mondiale. Le terminus a quo, 1945, s’impose comme une évidence du fait de la fin des combats et de la prise d’une conscience d’une nouvelle époque, comme en témoigne par exemple Camus dans son éditorial de Combat le 1er septembre 1945 : « L’après-guerre est commencée3 ». Cette date se justifie d’autant plus, sur le plan littéraire, que l’année 1945 – naguère étudiée par un collectif dirigé par É.-A. Hubert et M. Murat4 – marque un seuil important : épanouissement au grand jour de la poésie de la Résistance avec la troisième édition de Au rendez-vous allemand d’Éluard et la parution de La Diane française d’Aragon ou de Seuls demeurent de Char ; réquisitoire simultané et virulent de Péret contre le lyrisme de « publicité pharmaceutique » dans Le Déshonneur des poètes ; éloignement du surréalisme lui-même, qui devient l’objet d’une histoire publiée par Maurice Nadeau… Cette effervescence des années 1945-1946 ne masque que pour un temps l’installation de la poésie dans une période de crise : c’est alors « en 1947 que commence l’après-guerre » (p. 30), marquée par la fin de nombreuses revues nées dans le sillage de la Résistance, par un sentiment « de mauvaise conscience et de mauvaise foi5 » et par ce que M. Murat appelle le « retrait des hautes eaux » poétiques (p. 23) – celles du torrent surréaliste, du flux des images, de la croyance en une poésie capable de changer la vie.

4Le terminus ad quem est symboliquement marqué par l’attribution du prix Nobel de Littérature à Saint-John Perse en 1960. Cette consécration vient saluer le parcours d’un poète dont la fortune critique s’est épanouie avec l’hommage des Cahiers de la Pléiade en 1950, sous la direction de Paulhan. Son œuvre incarne alors « la jonction entre classicisme et modernité » (p. 194), mais surtout « une réponse concrète à la visée universaliste de la littérature française » (ibid.), en adoptant un vers libre long de facture internationale tout en lui insufflant le souvenir de la métrique française, et en faisant de sa poésie une « arche de la langue » (p. 202) tenant le pari de « dire le monde en français » (p. 201). Mais c’est précisément cette ambition qui se trouve remise en cause en 1960, au moment même où quatorze pays d’Afrique sous administration française accèdent à l’indépendance, où l’empire colonial touche à sa fin et où la question des francophonies devient un enjeu politique.

Omissions & préférences

5Délimité par des dates symboliques, le paysage de cette poésie de l’après-guerre se compose d’un corpus qui vise moins l’exhaustivité que la représentativité. La plupart des chapitres sont ainsi consacrés à des auteurs particuliers, censés incarner un moment et un mouvement importants du devenir de la poésie française.

6Passons-les brièvement en revue : Paulhan dont les essais, la position éditoriale et l’activité revuiste essaient de remembrer une communauté de créateurs et de lecteurs autour d’une Clef de la poésie désormais perdue ; Guillevic, Follain et Jaccottet dans leurs efforts respectifs pour rapprocher la poésie de ce que Rimbaud appelait « la réalité rugueuse à étreindre » et dont la guerre avait montré la fragilité ; Bonnefoy considéré comme « l’auteur d’une restauration » de la haute poésie (p. 96) et d’une réinstauration du rapport à la tradition poétique, avec Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953) puis L’Improbable (1959) ; Senghor, Césaire et Rabearivelo pour incarner trois figures singulières d’une poésie noire entretenant un rapport complexe de fidélité et de défi à la langue, à la métrique et à la modernité lyrique françaises ; puis, à l’horizon des années 1960 où les questionnements structuralistes ou textualistes viendront bousculer l’histoire et la théorie littéraires, Saint-John Perse comme apothéose et chant du cygne d’une certaine idée altière de la poésie ; Ponge dont l’œuvre (La Rage de l’expression, avant tout) va bientôt servir d’emblème au renouveau avant-gardiste, de Tel Quel au littéralisme en passant par Denis Roche ; enfin Jabès dont Le Livre des Questions lui vaudra, via les lectures de Blanchot et surtout de Derrida, d’accéder au rang de poète internationalement reconnu, de figure de la judéité comme condition littéraire, et de l’écriture comme exil, errance et désert.

7En mettant l’accent sur ces noms au détriment d’autres, M. Murat fait lucidement la part de ses « préférences » et de ses « omissions » (p. 17). De fait, certaines œuvres importantes sont laissées à l’arrière-plan, même si leur fortune critique et leur influence littéraire se sont précisément jouées au cours de la période étudiée. L’avant-propos évoque ainsi plusieurs noms : Char, dont le sillon à partir des Matinaux serait plus singulier que collectif ; Michaux, dont la reconnaissance date de la guerre et dont l’œuvre des années 1950 se tourne plutôt vers la peinture et l’exploration des gouffres de la mescaline ; Reverdy, qui trouve alors écho auprès d’une nouvelle génération (du Bouchet, par exemple), mais reste en marge ; Prévert, et avec lui un « courant ludico-ironique » (p. 19) qui se prolongerait chez Queneau, Vian et l’Oulipo.

8M. Murat écarte aussi de sa synthèse des courants plus diffus, à la fois parce que leur legs est moins évident aujourd’hui (les poètes liés aux publications communistes avec Aragon ou Éluard en tête, mais aussi Charles Dobzynski, Jean Marcenac, Pierre Morhange, Claude Roy…) ou parce que leur influence sur l’idée de poésie se fera surtout sentir à partir des années 1960 (le lettrisme, la poésie sonore, la diffusion par le disque et la radio6). Soulignons également l’absence significative de toute une constellation d’œuvres marquées par leur rapport souvent complexe à la foi, au sacré et à la religion, et qui ont maintenu bien vivante la dimension spirituelle de la poésie : on songe entre autres à Jean Cayrol, Pierre Emmanuel, Jean Grosjean ou Jean-Claude Renard pour le versant chrétien7, mais aussi à Claude Vigée dont la trajectoire de juif alsacien émigré aux États-Unis dans les années 1950 pourrait offrir un parallèle intéressant avec le judaïsme de Jabès évoqué dans le dernier chapitre.

9On pourra trouver le tri sévère, et objecter çà et là aux omissions ou aux jugements de l’auteur. Le charien que je suis, par exemple, ne pense pas que le Char d’après-guerre soit un poète solitaire8 ; les partisans de Prévert trouveront sans doute un peu raide le parallèle avec Edmond Rostand (p. 102) ou Paul Géraldy pour souligner la « rhétorique facile » de l’auteur de Paroles (p. 28) ; et il n’est pas sûr que les commentateurs de Bonnefoy souscriront à la référence à la Terreur blanche (p. 106) pour caractériser « L’acte et le lieu de la poésie » (1959).

10En revanche, les amateurs de poésie profiteront des préférences exprimées par M. Murat pour découvrir ou retrouver des auteurs qui contribuent à enrichir le paysage de cette poésie d’après-guerre. Si la silhouette de Pierre Oster se dessine à l’occasion d’une anecdote personnelle (p. 63), c’est surtout l’épilogue en forme d’ouverture qui permet de rendre hommage à trois poètes « en marge », et pratiquant une écriture « ample, sombre et respirante » (p. 253) : sont alors évoquées dans ce concert final la voix bourguignonne d’André Frénaud, la voix polyglotte d’Armand Robin et la voix européenne de Jean-Paul de Dadelsen.

L’anamorphose plutôt que le panorama

11Omissions, préférences : s’il est nécessaire de les signaler pour comprendre la configuration du corpus, il faut aussi souligner qu’elles n’affectent en rien la ligne essentielle de l’essai. Car comme le souligne M. Murat, son entreprise consiste pas en un « panorama » (p. 18) de la poésie de l’époque. De fait, de tels panoramas existent : certains collent de près à la période, comme celui de Gaëtan Picon9, d’autres en ont tiré un premier bilan, comme les collectifs dirigés il y a une trentaine d’années par Marie-Claire Bancquart10.

12Si l’on tient à la métaphore optique, on dira que le livre de M. Murat obéit au principe du point de fuite ou de l’anamorphose, où la vue d’ensemble s’ordonne à partir d’un angle précis. En l’espèce, le regard adopté sur cette poésie d’après-guerre se règle plutôt sur le moment théorique-critique qui la suit, et qui aboutit d’un côté à un Denis Roche déclarant que « la poésie est inadmissible », ou de l’autre à un Emmanuel Hocquard se revendiquant d’une « modernité négative ». C’est sans doute ce qui explique que Ponge, dans l’épilogue, soit déclaré « le poète le plus important de cette période » (p. 253), lui qui, de Paulhan à Tel Quel, associe à la fois la condamnation du « ronron poétique11 », le souci du réel et des choses, la dissolution des formes dans une écriture observant son propre processus, mais aussi l’inscription dans une tradition nationale avec Pour un Malherbe.

13Essai d’histoire littéraire, le livre de M. Murat tient donc le pari de la critique au sens étymologique du terme : il discerne, distingue, juge. La poésie française de l’après-guerre se voit considérée selon une double perspective : d’une part celle de l’événement (il s’agit de retenir « ce qui, dans la période considérée, constitue un événement, que ce soit par sa conception, par sa publication ou par sa réception », p. 17), de l’autre celle de l’influence (« ce qui a eu des effets de longue portée, et modifié à terme l’idée de la poésie, ses thèmes ou ses formes », ibid.). L’une ne va pas sans l’autre, du reste : ici comme ailleurs dans l’histoire culturelle, « l’événement est ce qu’il devient », selon la formule de Michel de Certeau12, et c’est sans doute à long terme et a posteriori qu’il se construit, à la mesure de l’influence qui lui a été attribuée. De sorte que cette poésie de l’après-guerre peut aussi, d’une certaine façon, se lire comme une poésie de l’avant-contemporain.

Trios

14Ainsi organisé, l’ouvrage déploie toute la vigueur de ses analyses. En marquant volontiers son écart avec les discours auctoriaux comme avec les commentateurs qui parfois les accompagnent (le phénomène est sensible chez Bonnefoy ou chez Jabès, par exemple), M. Murat offre des lectures critiques revigorantes, et met surtout en scène les acteurs majeurs d’un renouveau poétique à une époque de reflux apparent, de doute généralisé voire de « haine de la poésie », selon le titre de Bataille. Et le plus souvent, ces acteurs apparaissent sous forme de triades qui permettent de cerner les enjeux d’une problématique.

15Sartre, Barthes et Blanchot sont ainsi convoqués pour saisir la poésie « de l’extérieur » (p. 36) en questionnant son existence même, qu’il s’agisse de la considérer comme envers du langage (Qu’est-ce que la littérature ?), comme assomption paradigmatique du mot (Le Degré zéro de l’écriture) ou comme prête-nom d’une littérature érigée en absolu (L’Espace littéraire). Dans le chapitre sur « La réalité rugueuse », l’attention à la présence des choses et à la saveur du quotidien se décline ensuite chez Guillevic, Follain et Jaccottet, choisis pour représenter trois attitudes fondamentales :

[…] pour le premier, c’est la présence des éléments qui est essentielle ; pour le second, les événements pris dans les choses ; pour le troisième, l’attitude du poème et son énonciation. (p. 72)

16Quant à la figure de l’« Orphée noir », elle est tour à tour incarnée par Césaire, Senghor et Rabearivelo, dont les œuvres disent trois manières de vivre le partage entre deux langues, deux cultures et deux formations : celles de la France métropolitaine et celles des lieux où ils sont nés, et dont ils sont à la fois les porte-voix et les exilés. À travers eux se dessinent à la fois une trajectoire poétique (quel vers pour quel chant ?), une négociation linguistique (quelle langue et quelle francophonie ?) et un destin politique (quel statut pour la Martinique, le Sénégal, Madagascar, et au-delà pour tous les territoires d’un empire colonial en voie de dislocation ?).

17Enfin, quand une nouvelle donne du champ poétique se met en place au début des années 1960, c’est encore sous la forme d’une trilogie qu’elle se présente : la consécration de Saint-John Perse signale aussi la fin de l’ambition de « dire le monde en français » (p. 201) ; Ponge mène à bien une entreprise de « reclassement des formes en matrices de genres nouveaux » (p. 211) qui sera saluée par l’avant-garde de Tel Quel, tout en tâchant de maintenir le lien à une tradition nationale dont Malherbe sera la figure poétique et dont son gaullisme sera la traduction politique ; Jabès passe du statut de « poète francophone mineur » (au sens de Deleuze et Guattari) à celui d’« écrivain majeur, de langue française mais inscrit dans une histoire internationale de la littérature » (p. 229) avec son Livre des questions qui ressaisit la condition littéraire à partir du judaïsme, et qui fait du livre tout entier, et non plus du poème, l’unité signifiante du travail poétique.

18Ces comparaisons ternaires ont une vertu représentative et heuristique : elles ne visent pas l’exégèse mais la synthèse, agissant ainsi comme un remarquable révélateur de tendances profondes, qui obligent à repenser la poésie dans son historicité – c’est-à-dire à la fois dans son évolution propre et dans son rapport à l’Histoire, au-delà des discours endogènes qui finissent par l’ériger en absolu.

Repenser la poésie

19Au fond, M. Murat propose moins une histoire de la poésie française entre 1945 et 1960 qu’une histoire de l’idée de poésie telle qu’elle a été travaillée par cette époque. C’est pourquoi son livre accorde une place importante à des auteurs qui, tout en n’étant pas poètes, ont profondément interrogé la poésie et instauré avec elle un dialogue fécond bien que parfois polémique : Sartre, Barthes, Blanchot, Paulhan principalement.

20À bien des égards, La Poésie de l’Après-guerre porte en effet l’empreinte de Sartre, ne serait-ce qu’en recourant régulièrement à la notion de situation. M. Murat se réfère même explicitement au philosophe lorsqu’il caractérise la période par le fait que « la poésie y paraît fortement “en situation” » (p. 9). Située, cette poésie l’est d’abord historiquement, tant le souvenir de la guerre pèse sur elle, lui imposant « le fardeau d’une culpabilité diffuse » et la sommant « de répondre aux attentes d’une communauté troublée » (ibid.). Elle est d’autre part située politiquement, non du fait d’un éventuel engagement, mais parce que la question de « la poésie en tant que dimension de la culture nationale » (p. 10) et de la tradition française se pose alors avec acuité. Le souvenir de la défaite de 1940, la dislocation des idéaux de la Résistance sur les écueils de la Guerre froide, le processus de décolonisation qui remet en cause la centralité française dans l’espace francophone, tout cela affecte la poésie française dans ses liens à la langue, à la métrique et à la mémoire nationales. Voilà pourquoi « ces rapports de la poésie avec la situation historique et avec la tradition nationale » constituent les « fils conducteurs » (p. 13) de l’ouvrage, et son apport décisif à l’histoire d’une certaine idée française de la poésie.

21La tonalité sartrienne tient également à la présence de Sartre dans les débats poétiques de l’époque, à travers deux interventions majeures : la publication de Qu’est-ce que la littérature ? en 1947, avec les thèses bien connues sur le poète comme incarnation d’un refus « d’utiliser le langage » et de considérer les mots comme des signes ; la préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Senghor en 1948, intitulée « Orphée noir », qui associe l’expérience poétique à une prise de conscience de « l’Être noir » et à une destruction imaginaire du langage, tout en voyant dans cette nouvelle poésie un « chant de tous ». Avec leurs fulgurances, mais aussi leurs raccourcis et leurs excès, ces textes constituent des jalons dont M. Murat rappelle la portée décisive, surtout pour le second qui marque une étape essentielle vers la constitution d’une littérature post-coloniale.

22C’est aussi avec Sartre que M. Murat fait dialoguer plusieurs pensées critiques du temps. Le parallèle est net, par exemple, entre la préface de Sartre à l’anthologie de Senghor et celle de Breton au Cahier d’un retour au pays natal de Césaire (1947), qui font aussi de la reconnaissance de la négritude l’occasion d’une réflexion – divergente, on s’en doute – sur le rôle du surréalisme. Le dialogue s’établit aussi avec le Barthes du Degré zéro de l’écriture, dont la réflexion, dans le cas de la poésie, finit par mettre en évidence le mot comme élément pivotal de l’écriture, sous la forme de substantifs détachés de l’enchaînement syntagmatique et souvent dépourvus d’article. Ce faisant, Barthes trouve moins la poésie de son temps qu’il n’annonce celle des années à venir, avec une écriture nominale qui se diffusera chez du Bouchet, Dupin, Noël ou Albiach. Mais dans cet ensemble critique, c’est surtout la pensée de Blanchot qui s’écarte de Sartre. M. Murat analyse ainsi L’Espace littéraire en déconstruisant la manière dont Blanchot finit par dissoudre la poésie dans la Littérature et par la soustraire à l’Histoire (p. 45-50).

23Le débat autour de l’idée de poésie ne saurait bien entendu se réduire aux variations sur l’angle sartrien. Pour illustrer l’ère du soupçon dans laquelle semble alors entrer la poésie, M. Murat cite par exemple les considérations de Gombrowicz dans Contre les poètes, ou les réflexions de Gracq dans « Pourquoi la littérature respire mal » (Préférences). Sur un versant plus positif, l’essai fait également appel aux Chroniques du bel canto d’Aragon pour penser de manière concrète l’historicité des poètes et des poèmes ; mais c’est surtout Paulhan qui occupe une place de choix dans l’effort qui se fait alors jour pour remembrer le champ poétique autour d’un mystère partagé. L’essai consacre ainsi un chapitre à « La main de Paulhan » (p. 57-70) pour observer sa position centrale dans la poésie du temps, que ce soit à travers ses essais (Les Fleurs de Tarbes, Clef de la poésie), ses publications (l’anthologie Poètes d’aujourd’hui en 1947), ses collections (« Métamorphoses » chez Gallimard) et bien sûr ses revues (Les Cahiers de la Pléiade, puis la Nouvelle N.R.F.).

24En embrassant ainsi du regard les principaux acteurs du champ poétique, M. Murat compose une histoire de la poésie plutôt que des histoires de poètes, et prend une pénétrante hauteur de vue sur cette période charnière. Grâce à cette invitation à la salubrité du regard critique, chaque lecteur pourra dès lors trouver matière à reconsidérer ses propres vues sur la poésie autant que sur l’après-guerre. Pour ma part et pour conclure, je soulignerai simplement trois points notables.

Les leçons d’une histoire

25Touchée par les circonstances historiques, la poésie française l’aura sans doute été à cette période plus qu’à d’autres. Et c’est bien ce qui en fait une poésie d’après-guerre. Mais au sortir de la Seconde guerre mondiale, c’est la validité même de la poésie qui se trouve remise en cause. On songe évidemment à la fameuse phrase d’Adorno dans Critique de la culture et société : « écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes13 ». Cette formule n’apparaît pas dans le livre de M. Murat – il est vrai qu’elle plane sur la poésie germanophone plus que sur la poésie francophone d’après-guerre – mais elle le travaille en sous-œuvre. D’abord parce que l’avant-propos s’en écarte implicitement, se plaçant sous l’invocation du titre d’Éluard, Poésie ininterrompue (1946) : « La poésie ne s’arrête pas. […] Sa dynamique est celle d’un devenir irrégulier mais commençant ou reprenant sans cesse » (p. 8). Ensuite parce que l’ultime chapitre, consacré à la réinvention de Jabès en tant que Juif littéraire, montre combien Le Livre des questions constitue une réponse indirecte à la proposition d’Adorno :

En écrivant le livre d’un deuil qu’il ne pouvait pas porter, Jabès a tiré les conséquences littéraires de ce qu’on appellera la Shoah. Il a été en France l’un des premiers à y voir une mise en question radicale des possibilités d’expression humaine, et à donner à cette question une portée universelle, indépendante de l’expérience vécue. (p. 250)

26L’autre rendez-vous de la poésie française de l’époque a lieu avec la décolonisation. Celle-ci traverse en filigrane la deuxième partie du livre, consacrée aux figures de l’« Orphée noir », mais aussi le chapitre sur Saint-John Perse et à certains égards les pages consacrées à Ponge et à Jabès. Et c’est assurément l’une des leçons les plus passionnantes du livre que de replacer le devenir de la poésie dans la perspective du déclin de l’Empire français. Alors que la France est devenue une puissance moyenne, alors que la francophonie – cette « compensation symbolique à la disparition de l’Empire » (p. 115) – ne se constituera politiquement qu’au début des années 1960, l’expression même de poésie française ne peut désigner, entre 1945 et 1960, qu’un compromis instable entre une tradition qui se survit dans le souvenir de la métrique, une réitération des gestes modernistes et avant-gardistes, un effort pour maintenir le mythe de la vocation universaliste de la culture et de la langue françaises, et l’émergence de voix que l’on nomme alors, mais plus pour très longtemps, « indigènes », et qui apparaissent comme un puissant facteur de renouveau littéraire.

27Ce renouveau passe enfin par la question des formes. Certes, M. Murat considère qu’elle constitue « un variant faible » de la période (p. 13), avec une relative stabilisation entre un vers régulier assoupli, un vers libre héritier du modernisme, et un poème en prose qui connaît un « regain de faveur » (p. 14), tout en s’ouvrant à l’aphorisme (Char), à la fragmentation réflexive (Ponge) ou à la prose méditative (Jaccottet). Mais on ne peut s’empêcher de penser que le doute qui pèse alors sur la poésie a affecté en profondeur sinon le jeu, du moins la morale des formes. Comme si la poésie avait répondu à la pression de son temps en cherchant à fuir le cadre même du poème, en tant qu’unité fermée : d’où la tentation de la neutralisation entre prose et poésie (les Proêmes de Ponge), du livre comme ensemble signifiant (Jabès), mais aussi de la fragmentation aphoristique (Char), de la page comme « moteur blanc » de l’écriture (du Bouchet), de l’apoème (Pichette), de la dramaturgie des voix et des mots (Tardieu) ou encore de la poésie sonore (Heidsieck, Chopin). De ce point de vue, il se pourrait bien que la poésie de l’après-guerre soit toujours éminemment actuelle.