Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Septembre 2022 (volume 23, numéro 7)
titre article
Delphine Edy

Si Œdipe n’est pas coupable, alors qui ? & pourquoi ? & quid à présent ?

Pierre Bayard, Œdipe n’est pas coupable, Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2021, 190 p., EAN 9782707347107.

1Qui ne connaît pas Pierre Bayard ? Vous me diriez « En voilà une question éminemment rhétorique ! » que je ne serais pas surprise. Alors essayons plutôt celle-ci : de quoi Pierre Bayard est-il le nom ? Moins évident peut-être, ou pas. Professeur de littérature française à Paris VIII, psychanalyste, il est aussi à l’origine de la théorie de la « critique policière » ou « critique d’investigation » qui cherche à résoudre des énigmes criminelles tout en proposant une véritable réflexion sur la littérature. Et dans ce cadre, il occupe la fonction de président d’honneur d’InterCripol (Internationale de la Critique Policière), un réseau d’enquêteur.rice.s qui œuvre dans le monde entier pour rétablir la justice en enquêtant sur les secrets masqués derrière la vérité apparente des œuvres de fiction avec pour objectif de confronter les assassins restés impunis. Pionnier, iconoclaste, rusé, déterminé, doué, un brin provocateur, les adjectifs pour qualifier l’enquêteur Bayard ne manquent pas !

2Ce volume est le cinquième d’un cycle1, et son fidèle lectorat attend chaque nouvelle résolution d’énigme avec impatience, mais non sans quelque crainte, car, à chaque fois, c’est tout un pan de ce à quoi l’on croyait dur comme fer depuis toujours qui dégringole. Et cette fois encore, avec Œdipe n’est pas coupable, nous sommes servis !

3Le titre de ce nouveau « roman policier » — l’avertissement concernant le genre du livre (p. 9) est on ne peut plus clair — ne nous laisse aucun doute : la nouvelle enquête de Pierre Bayard lui a visiblement permis de prouver la non-culpabilité de ce héros mythique de l’Antiquité. Mais de quoi Œdipe ne serait-il donc pas coupable ? D’avoir tué son père ou d’avoir couché avec sa mère ? Ou peut-être même des deux ? Dès le prologue, ce premier mystère est levé. « Il est plus que douteux qu’Œdipe ait pu commettre le meurtre dont on l’accuse » (p. 18). C’est donc cette enquête permettant de révéler la véritable identité du meurtrier du roi Laïos, le père d’Œdipe, que Pierre Bayard va dérouler sous nos yeux, la peur au ventre comme il le dit lui-même sans ambages, car c’est tout un peuple, toute une civilisation et même tout une armée de « forces surnaturelles » (p. 19) qui se sont levés pour freiner ses recherches au long cours. Comme si un secret en cachait un autre, comme s’il allait falloir ouvrir méthodiquement une série de poupées russes, lentement, l’une après l’autre.

4Cette nouvelle enquête hors-norme, Pierre Bayard entreprend de la raconter en adoptant un plan devenu classique pour ses lecteur.rice.s : après avoir rappelé dans une première partie (« Enquête ») l’histoire d’Œdipe en se basant sur la version de Sophocle, tout en intégrant les légendes thébaines, il livre dans une deuxième partie (« Contre-enquête ») les raisons qui font que la solution retenue jusqu’à aujourd’hui — Œdipe serait l’assassin de son père — ne sont pas convaincantes pour un lectorat soucieux de vraisemblance et fermement attaché à la rationalité. La troisième partie (« Mythologie ») revient sur le complexe d’Œdipe freudien et ses faiblesses, en passant en revue les principales critiques émises par divers spécialistes. La « Vérité » est enfin révélée dans la quatrième et dernière partie, au terme d’une enquête scrupuleuse, soucieuse d’explorer toutes les pistes qui conduisent en réalité vers la même personne. Mais surtout, cette dernière partie révèle le secret qui a présidé à la confiscation de la vérité depuis plusieurs millénaires, dépassant ainsi largement les ambitions de ses précédents essais puisqu’il s’agit ici littéralement de révéler « les secrets des dieux » (p. 182), rien que ça !

5Difficile ici, dans ce compte-rendu, de ne pas respecter son déroulement linéaire (en raison de la nature même de l’ouvrage) : on s’en voudrait de briser le suspense

Enquête : sur les traces de la culpabilité d’Œdipe via Sophocle & ses personnages

6L’enquête (chap. 1) commence à Thèbes (Thiva en grec moderne), la plus ancienne cité grecque en Boétie, située à une heure de route d’Athènes, et propose un va-et-vient entre ici et maintenant et l’espace du mythe. Thèbes est aujourd’hui une ville assez peu touristique au regard de la capitale et de Delphes, alors même qu’elle est riche des vestiges de Cadmée, « aujourd’hui peuplée de fantômes » — dont Pierre Bayard nous signale que c’est le Sésame pour ouvrir « en grand les portes de l’Histoire » (p. 24) et notamment de l’histoire qui nous occupe ici — et que, par ailleurs, elle est entourée de belles montagnes devenues mythiques, le Parnasse et le Cithéron, vous vous en souvenez sûrement, le mont où Œdipe devait être abandonné et livré aux bêtes sauvages. Après nous avoir narré l’histoire de Cadmos, un héros lointain qui donne son nom à la citadelle thébaine et en devient le roi, mais surtout dont le fils, Polydore, n’est autre que l’arrière-grand-père d’Œdipe, Pierre Bayard montre comment « un sort funeste » (p. 27) s’attache à la famille des Labdacides et que sans cet éclairage et cette contextualisation — que tous les contemporains de Sophocle connaissent —, il est bien difficile de comprendre quoi que ce soit à la tragédie d’Œdipe. Je n’en dis pas plus car la reconstitution à laquelle se livre l’auteur mérite vraiment une lecture attentive.

7Le parti-pris de Pierre Bayard est donc de raconter l’histoire de manière chronologique, c’est-à-dire en anticipant des faits qu’on ne découvre qu’au fil de la pièce de Sophocle. Et c’est à ce récit du mythe (bien connu de tou.te.s) qu’il se livre dans le chapitre 2 tout en signalant deux éléments importants : il conteste la version de Sophocle concernant la rencontre entre Œdipe et son père au niveau d’un croisement de routes entre Delphes et Thèbes (en grec schistè hodos, terme sur lequel il s’arrête longuement) et suggère une hypothèse : peut-être faudrait-il établir un lien entre la mort de Laïos et celle de la Sphinge ? Deux clés de lecture sur lesquelles il annonce vouloir revenir ultérieurement.

8Dans le chapitre 3, l’auteur nous propose un résumé de la pièce – sans doute « insatisfaisant » (p. 48) comme il le dit lui-même mais nécessaire à l’enquête. La pièce débute des années après la mort de Laïos au moment où une épidémie de peste sévit à Thèbes. Pour en venir à bout, l’oracle d’Apollon n’est pas « oblique » cette fois : il faut « chasser la souillure que nourrit ce pays2 », c’est-à-dire trouver le meurtrier du défunt roi. En décidant de mener cette enquête, Œdipe écrit le début de la fin de sa propre histoire puisqu’il se révèlera aux yeux de tous (à moins que non justement ?) comme le meurtrier de son père. D’ailleurs, son histoire ne se termine pas ici puisqu’il se voit exilé et qu’on le retrouvera dans une autre tragédie de Sophocle, Œdipe à Colone.

9Dans le dernier chapitre concerné à l’enquête, Pierre Bayard se livre à une mise en perspective de la tragédie d’Œdipe en s’intéressant à sa lignée. Pour ce faire, il prend appui sur les deux autres pièces de la trilogie thébaine, Œdipe à Colone et Antigone, souligne des éléments qui permettent de faire davantage connaissance avec les personnages principaux de l’histoire qui nous occupe, s’intéresse à la partie de la prédiction d’Apollon qui reste cachée dans Œdipe roi et montre surtout comment la suite de l’histoire corrobore pleinement sa thèse de la non-culpabilité de notre héros.

Contre-Enquête : interroger les incohérences pour innocenter Œdipe

10Dans cette deuxième partie, il s’agit pour l’inspecteur Bayard de reprendre tous les éléments de l’enquête depuis le début, afin de découvrir la vérité et, dans le cas qui nous occupe ici, d’« éteindre définitivement la malédiction des Labdacides » (p. 59) qui — à ses yeux — continue de peser sur la Grèce en 2021 lors de la parution du livre. Comme à l’accoutumée, il tisse des liens entre son enquête et son histoire personnelle, ce qui peut conduire pour certain.e.s à une situation paradoxale puisqu’il donne à son récit un caractère pleinement réaliste (en évoquant ses propres expériences en Grèce), tout en faisant des dieux des agents pleinement acteurs de son histoire.

11Lui-même raconte avoir pris petit à petit conscience de la spécificité de cette enquête dans un « pays où la frontière s’efface si facilement entre la réalité et la fiction, au point que l’on finit par se demander si les personnes que l’on croise appartiennent au monde réel ou se sont échappées d’un livre » (p. 65), à tel point que les concepts de vérité, réalité et existence propre des dieux et des héros grecs sont au cœur de ses analyses — comme l’ont été d’autres personnages de fiction dans ses précédents essais — qui font l’objet du premier chapitre de cette contre-enquête.

12Les trois chapitres suivants entendent revenir sur les « trois invraisemblances majeures » (p. 72) au cœur de la pièce de Sophocle. Loin de moi l’idée de vouloir dévoiler ici les indices, j’en resterai donc à la stricte nécessité, ces trois invraisemblances étant désignées clairement dans les titres des dits chapitres. Concernant « la malédiction d’Apollon », Pierre Bayard expose la nécessité de distinguer entre prédiction et malédiction, les deux formes possibles d’un oracle, par ailleurs toutes deux à l’œuvre dans notre histoire, ce que le lectorat et les critiques contemporains semblent parfois avoir oublié, à la différence du jeune Voltaire qui — comme en témoigne ses Lettres écrites en 1779 — avait été très sensible à ces incohérences. Après avoir rappelé que la prédiction est de l’ordre du « constatif », là où la malédiction « relève du performatif » (p. 74-75), Pierre Bayard souligne les contradictions internes et démontre rigoureusement, texte à l’appui, qu’il « manque un élément pour restituer à la pièce sa logique profonde » (p. 77). Puis, il s’attache à montrer que « les conditions mêmes de [l]a réalisation » (p. 81) du meurtre de Laïos ne sont pas vraisemblables, dans un chapitre qui s’intitule « la double altercation » : ni le lieu, ni la date, ni même les acteurs du crime ne semblent pouvoir être clairement identifiés. Il est donc plus que jamais urgent d’organiser une reconstitution et « d’entreprendre des fouilles » (p. 89). Les choses avancent d’ailleurs depuis la parution de l’ouvrage, le 7 octobre 2021, et ce sera enfin le cas, en mars 2023, lors d’un colloque… athénien dédié à la cause3. Enfin, le dernier chapitre est consacré à « la plus criante » des invraisemblances, celle que Bayard nomme « le mystère des pieds percés » (p. 91). Là encore, le commissaire Bayard qui – pour ce chapitre – va même jusqu’à revêtir une blouse blanche médicale, prouve en ne se basant que sur le texte que cet élément mérite absolument d’être réinterrogé. Décidément, à la fin de la contre-enquête, rien ne va plus, toutes nos certitudes sont plus qu’ébranlées, elles sont déconstruites, pied à pied. Et nous voilà face à la « boîte de Pandore » et à son « secret indicible sur lequel [s’est] construite la société grecque depuis des temps immémoriaux » (p. 101).

Mythologie : mythes & psychanalyse peuvent-ils faire bon ménage ?

13Dans cette troisième partie, nous nous rapprochons petit à petit de notre temps présent et des véritables enjeux de cette nouvelle enquête de Bayard. En effet, si la pilule a du mal à passer pour un lectorat — parvenu à la moitié du livre — qui refuserait catégoriquement de remettre en question la culpabilité d’Œdipe, cela est intimement lié à la lecture récente que nous faisons de l’histoire d’Œdipe roi et notamment la lecture freudienne. Pierre Bayard revient donc dans les quatre chapitres à suivre sur « cette lecture fondatrice » mais aussi sur les « critiques qu’elle a provoquées » (p. 105), et notamment celle du grand spécialiste de la Grèce qu’est Jean-Pierre Vernant (chap. 2) ou celle de Claude Lévi-Strauss qui propose une lecture anthropologique de la version freudienne (chap. 3), et enfin celle du philosophe René Girard (chap. 4). En suivant un parcours qui part du « complexe d’Œdipe » pour en arriver à celui de « bouc émissaire », Pierre Bayard nous propose une traversée analytique passionnante qui permet de mettre au jour des éléments éclairants afin de « prolonger le geste inaugural de Freud » dans le but de « clôtur[er] […] l’enquête sur le meurtre de Laïos » (p. 140). Mais comme il le rappelle très justement, tout cela ne s’est pas passé sans heurts et il a dû faire face à « nombre de lettres d’insultes et de menaces » (p. 140), comme si dans le fond, il y avait une urgence à ne pas remettre en question cette culpabilité de notre héros.

Vérité : mais sera-t-elle soutenable ?

14Nous voilà donc arrivés au bord du précipice, il va falloir accepter de sauter ou alors renoncer à poursuivre la lecture. La manière dont Pierre Bayard tisse son récit ne fait qu’ajouter tensions et inquiétudes même s’il n’hésite pas parfois à exagérer4 — mais on le lui pardonne bien volontiers, car cela fait battre notre cœur plus vite et qu’on aime ça. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles on ne résiste pas à acheter le « nouveau Bayard ».

15Mais avant de révéler la véritable identité du coupable, il reste « un obstacle majeur » (p. 143) à lever : pourquoi Œdipe se déclare-t-il coupable du meurtre de Laïos ? C’est le premier point sur lequel se concentre Pierre Bayard sur le chemin de la résolution, en avançant son « besoin d’avouer ». Puis, il passe en revue les autres coupables possibles, leurs mobiles, les moyens matériels… Je n’irai pas plus loin, il faut laisser au lecteur de Pierre Bayard le plaisir du suspense, mais ce qui est certain c’est que cette révélation ne peut pas rester sans conséquence pour la littérature, le théâtre et même le monde entier. Chacun.e en aura une idée plus nette en refermant le livre, le souffle court. Mais que diable allait-on faire dans cette galère ?

& maintenant ?

16La lecture de cet ouvrage ne manquera assurément pas — et cela a déjà commencé — de soulever des questions, des débats, des querelles même, car on ne peut pas remettre en question des millénaires de théorie littéraire sans casser des œufs. Et pourtant, cette dernière enquête de Pierre Bayard, celle qui va chercher aux sources mêmes de la littérature, nous rappelle un certain nombre de points fondamentaux. D’une part qu’il faut être fou pour se lancer dans pareille aventure ! Et on le mesure à la lecture, la folie a guetté notre auteur au détour de nombreuses pages, la fiction se mélangeant à la non-fiction, les distances (critiques ?) se démultipliant au fur et à mesure. Et pourtant, il y a bien quelque chose de « pourri » au royaume de Thèbes. Car, celle/celui qui aura envie de relire attentivement le texte de Sophocle, quelle que soit la traduction — signalons au passage la très récente traduction d’Irène Bonnaud5, magnifique, poétique et éminemment faite pour être jouée — ne pourra plus être aveugle aux nombreuses incohérences du texte de Sophocle.

17Que faut-il alors en penser ? Comment s’expliquer la chose ? Relire Homère permet de prendre pleinement conscience du nombre très important de variantes des mythes, des variantes qu’il serait facile d’assimiler à des incohérences ou même des erreurs : qu’il s’agisse de filiation, de lieux, de dates, de détails concrets des événements narrés, les récits ne sont jamais un, ils sont toujours à multiples facettes et cela n’a visiblement jamais posé de souci. Par ailleurs, l’ouvrage récemment paru de Patrice Brun peut nous apporter un autre éclairage. En effet, dans L’invention de la Grèce6, l’auteur souligne que la dichotomie que nous opérons aujourd’hui entre mythes et histoire, c’est-à-dire entre un « “avant” recomposé par la licence poétique ou par l’imagination des hommes » et des faits réels objectifs, n’avait pas de réalité dans l’Antiquité : « la frontière entre le monde du mythe et celui de l’histoire n’existait pas, du moins dans la forme ci-dessus exposée »7, « mythe et histoire se confondaient dans le passé de la cité avec une réelle harmonie »8. Par conséquent, Sophocle pourrait très bien ne pas avoir eu à cœur de dérouler une histoire parfaitement cohérente. Et j’imagine que d’aucuns ancreront leurs analyses dans ce contexte pour continuer à défendre la culpabilité d’Œdipe.

18Et pourtant, il est facile de résister à cette hypothèse et j’émets donc une autre possibilité : et si Sophocle avait consciemment laissé ces indices dans le texte pour nous permettre de retrouver le vrai coupable ? Et s’il n’avait tout simplement pas pu le dire ? Et s’il avait eu peur ? Pierre Bayard n’aurait donc pas été le premier à trembler face à cette révélation qui bouleverse définitivement l’ordre de notre monde…

19Une chose est sûre : ce que nous rappelle Pierre Bayard avec ce nouveau livre, c’est que plus que jamais, il faut LIRE les textes, les lire avec nos yeux et notre esprit, sans se laisser influencer par les critiques, les plus érudites soient-elles, pré-existantes à notre lecture. Les lecteur.rice.s — et non l’auteur — sont aussi elles et ceux qui créent le sens, l’œuvre n’appartient plus uniquement à son auteur, Roland Barthes a été clair à ce sujet. Et dans le cas des tragédies grecques, peut-être faut-il plus que jamais aller « vers le passé avec des questions du présent pour revenir vers le présent, lesté de ce que l’on a compris du passé9 », pour reprendre les mots de Nicole Loraux, car nous avons encore beaucoup à apprendre des Grecs, ils n’ont pas fini de nous délivrer tous leurs secrets, et les nôtres.