Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Septembre 2022 (volume 23, numéro 7)
titre article
Laetitia Gern

La laïcité, une notion insaisissable ?

Secularism, an Elusive Notion?
Véronica Thiéry‑Riboulot, Laïcité : histoire d’un mot, Paris, Honoré Champion, coll. « Linguistique historique », 2022, 606 p., EAN : 9782745357090.

1« Essayons de ne pas brandir la laïcité comme une arme ». C’est par cette interpellation que la journaliste Alba Ventura au micro de RTL, deux mois après les attentats contre Charlie Hebdo, mettait en lumière les enjeux autour du mot laïcité et leur portée dans les débats publics contemporains1. La trajectoire étymologique et sémantique du terme est au cœur de l’ouvrage Laïcité : histoire d’un mot de Véronica Thiéry‑Riboulot, paru aux éditions Honoré Champion. De fait, l’auteure est attentive à la distinction fondamentale entre mot et concept : « pour un mot abstrait, le plus souvent, les usagers de la langue confondent le mot et la chose » (p. 316). Le flottement sémantique qui en résulte, augmenté par la polysémie étymologique du mot laïcité, peuvent expliquer les débats contemporains autour d’une définition et le sentiment d’avoir affaire à un terme indéfinissable. Et pourtant, Véronica Thiéry‑Riboulot a relevé ce défi de taille et nous livre un socle solide pour aborder les débats sur la laïcité.

2D’où vient la nature équivoque du mot laïcité ? La teneur polémique des discours qui l’entourent est‑elle constante tout au long de son histoire ? Pourquoi ce terme fait‑il partie des « mots piégés de la politique2 » ? En alternant les analyses diachroniques et synchroniques d’un nombre impressionnant d’archives3 décryptées et présentées sous forme de graphiques, l’auteure retrace l’histoire du terme laïcité, de ses formes ancestrales à ses dérivés. Ceux‑ci s’inscrivent dans un système complexe que la chercheuse étudie à l’aide d’outils quantitatifs et qualitatifs. Nous relèverons à la fois la finesse des observations empiriques et la dimension synthétique de l’ouvrage de Véronica Thiéry‑Riboulot.

3L’étude chronologique des formes lexicales a permis une antidatation des formes laïcité et laïcisme. En effet, alors qu’on croyait que la première attestation de laïcisme datait de 1840, l’auteure a découvert une occurrence déjà en 1795. Le mot laïcité, communément daté de l’année 1871, a quant à lui été attesté en 1849.

La genèse du mot laïcité

4Les formes françaises lai et laïque précèdent l’apparition du mot laïcité et trouvent leurs racines étymologiques dans des formes grecques et latines. En effet, le point de départ adopté est le nom masculin grec ancien laos (λαός) (p. 22), apparu avant la période chrétienne. L’étude relève trois formes distinctes de cet étymon : λαός, employé par Homère dans l’Illiade (p. 23) et par les traducteurs de l’Ancien et du Nouveau Testament (p. 27), λαϊκός sous la plume des hellénistes chrétiens (p. 36), puis laicus dans des textes médiévaux et dans des formes actuellement utilisées dans des communications du Vatican (p. 48). Les trois formes revêtent un caractère collectif qui met en lumière l’importance de l’idée de groupe : « population », « foule » ou encore « ensemble des fidèles ». Toutefois, ces sens sont incompatibles avec une vision républicaine ou démocratique du peuple, tel qu’on la conçoit au début du XXIe siècle. Selon l’auteure, il est donc illusoire d’utiliser ce rapprochement comme un « argument politique » (p. 115). De plus, les traces écrites invalident la pertinence d’un argumentaire étymologique, puisque « [d]u début de notre ère à nos jours, ailleurs qu’en Grèce, λαϊκός puis laicus appartiennent essentiellement au lexique religieux et à celui des clercs » (p. 116). Argument d’autorité efficace, la mobilisation de l’étymologie de la laïcité apparaît fréquemment dans les débats actuels sur l’interprétation du principe républicain (V. Thiéry‑Riboulot cite Edwy Plenel et Manuel Valls, p. 21‑22). Si les politiciens n’hésitent pas à faire appel à une laïcité fixée et originelle, l’analyse des variations sémantiques invite toutefois à la prudence.

5L’ouvrage interroge la question classique de l’équivalence sémantique, en analysant les synonymes et les doublets. On observe dans la forme latine laicus une évolution synchronique et diachronique, et l’apparition de doublets, tant en anglais (lay et laic) qu’en français (lai et laïque). L’étude des classes grammaticales de la forme médiévale lai montre que si le terme est d’abord surtout employé comme un nom, on lui préfère ensuite la forme adjectivée (p. 63). Cela explique en partie la disparition de lai au profit de l’adjectif laïque, la seconde étant son rapprochement homonymique avec l’adjectif axiologiquement négatif laid. Les deux phénomènes peuvent expliquer la dévalorisation puis l’obsolescence du mot, remplacé par son doublet savant laïque. L’évolution sémantique d’un terme issu du lexique ecclésiastique employé ensuite notamment pour désigner « tout ce qui s’émancipe de l’Église » (p. 121) éclaire le paradoxe que l’on retrouve dans les débats contemporains sur la laïcité. Cette polysémie, inhérente à l’histoire du mot laïcité, est le fruit de changements sociaux et historiques.

6Formé par suffixation à partir de l’adjectif et du substantif laïque, le mot laïcité se rattache à un référent polysémique qui varie entre le sens ecclésiastique et le sens politique. Si le premier permet de montrer en négatif ce que la laïcité n’est pas (sacrée, ecclésiastique, religieuse), le second révèle un projet social et politique dans lequel s’inscrivent notamment les querelles scolaires, les affaires du voile ou encore la neutralité de l’État dans l’exercice des fonctions présidentielles.

Un enjeu de positionnement

7L’utilisation d’un terme plutôt que d’un autre permet aux locuteurs d’affirmer leur point de vue et leur positionnement dans le débat public. Dès le début de sa trajectoire sémantique chez Homère ou les traducteurs chrétiens jusqu’à ses formes contemporaines dans les discours de Jean‑Luc Mélenchon par exemple, employer un mot de la famille de laïcité signale un marqueur identitaire, voire idéologique. L’auteure rappelle les conclusions du linguiste Pierre Fiala, qui envisage le terme laïcité comme « un cas de néologisme militant4 », et élargit également ce constat à la forme laïcisme (p. 215). L’analyse de la trajectoire diachronique et synchronique du terme fait émerger la question de sa nature. D’un point de vue polysémique, les locuteurs ont tendance à commenter ou spécifier le sens qu’ils donnent au mot laïcisme ou à ceux qui l’emploient. Toutefois, le mot est « maintes fois recréé » et l’auteure propose d’envisager ce phénomène comme un « multi‑néologisme » (p. 272‑273).

8Sémantiquement, le suffixe ‑is (qu’on retrouve dans les formes laïcisme et laïcisation) indique l’idée « d’un procès, d’un passage d’un état de choses à un autre » (p. 371). A contrario de ce néologisme relatif à la temporalité d’un phénomène, la valeur sémantique du suffixe ‑ité produit un nom de qualité5 (p. 216). Toutefois, cette distinction ne suffit pas à retracer les variations sémantiques de ces néologismes. En effet, si laïcisme et laïcité sont tous deux nominalisés sur le nom ou l’adjectif laïque, les auteurs du corpus analysé les considèrent souvent comme sémantiquement équivalents (p. 282). L’hésitation morphologique des locuteurs entre les deux suffixations en est témoin.

9Les débats sur les lois scolaires et la loi de Séparation des Églises et de l’État en 1905 révèlent non plus des emplois sémantiquement concurrents mais spécialisés (p. 282). Dans ce contexte polémique, les analyses des fréquences d’apparition des deux termes font émerger deux emplois distincts. D’un côté, le camp catholique et conservateur mobilise de manière péjorative le terme laïcisme. Le préférer à laïcité est un moyen de faire front aux lois laïques en débat et au camp radical, et dans une vision plus combative de « déclare[r] ouvertement et unanimement la guerre au laïcisme6 » (p. 285). De l’autre côté, les républicains se rassemblent derrière la bannière de la laïcité, assurant ainsi une connotation méliorative à ce terme. S’attacher à ce concept, et de fait utiliser ce terme, leur permet de dessiner un projet politique précis qui réaménage les limites entre le religieux et le séculier.

10L’antidatation de laïcisme, attesté dès 1795, correspond à l’analyse de sources attribuées à une figure emblématique de la Révolution de 1789, l’abbé Henri Grégoire. Au centre d’un réseau de diffusion organisé sous la forme d’une Société libre de philosophie chrétienne, l’abbé Grégoire est sensible aux enjeux linguistiques. Selon V. Thiéry‑Riboulot, il est probable que l’abbé Grégoire ait construit le néologisme laïcisme afin de désigner, de condamner et d’amplifier la prise en charge de fonctions sacerdotales par des laïques (p. 245). Les occurrences du terme oscillent entre un point de vue discursif et historique, centré sur les faits, et un point de vue énonciatif, observable dans les choix lexicaux de l’abbé Grégoire. Dans ce contexte, laïcisme est axiologiquement péjoratif et permet de montrer un positionnement politique.

11La polarisation des positions, illustrée dans le corpus par les contextes d’apparition de laïcisme et laïcité, explique l’utilisation actuelle du premier terme, non plus employé relativement à laïc, laïque, mais bien à laïcité (p. 287). V. Thiéry‑Riboulot montre avec pertinence comment on passe d’un emploi synonymique à une spécialisation sémantique pour des emplois partisans.

Une forte charge polémique

12En filigrane de l’étude de V. Thiéry‑Riboulot, on mesure la forte charge polémique de l’emploi du terme laïcité et de ses dérivés. Non seulement l’usage du terme montre un positionnement idéologique sur l’échiquier politique, mais le contexte d’emploi se révèle essentiellement polémique (p. 289).

13L’analyse de la fréquence d’apparition de la forme laïcité entre 1870 et 19507 met en lumière les trois pics correspondant aux discours autour de la loi de Jules Ferry sur l’école laïque en votée en 1882, de la loi de Séparation des Églises et de l’État de 1905 et des débats sur le statut particulier de l’Alsace‑Moselle menés en 1925. L’auteur offre une étude en creux et fait l’hypothèse que les périodes plus « calmes » en termes d’apparition correspondent à « trois évènements majeurs qui ont mis le thème de la laïcité au second plan : l’affaire Dreyfus, qui enflamme la France entre 1894 et 1906, et les deux conflits mondiaux de 1914‑18 et 1939‑45 » (p. 280). Bien que marquée par les débats sur la laïcité à l’école8, la période de l’après‑guerre échappe à la cristallisation des débats polémiques autour de la place du religieux dans l’espace public. En effet, « les discours évitent le recours systématique au registre polémique » (p. 326) et l’on privilégie les thèmes unitaires. De fait, l’usage du mot laïcité, jugé tabou et démodé, décline (p. 335). Comme le souligne l’auteure, « entre évitements et tentatives d’atténuation de ses connotations polémiques, laïcité est beaucoup moins employé sous la IVe que sous la IIIe République » (p. 337). Le mot n’est plus d’abord employé pour rendre compte de questions morales ou d’éducation, mais témoigne de préoccupations financières et budgétaires.

14Le contexte évolue dans la période 1960‑84, du lendemain de la loi Debré à l’abandon du projet de loi Savary, et laïcité devient « une bannière méliorative tandis que se constitue peu à peu une vision de la laïcité, humaniste et fourre‑tout » (p. 355). Toutefois, bien que le terme acquière à nouveau une connotation positive, sa signification ne fait pas consensus.

15L’auteure retrace l’émergence de deux formules figées dans les années 80, années traversées par les questions liées à l’islam et souvent mobilisées dans les médias contemporains : « laïcité à la française » et « laïcité de combat ». Comme le souligne l’auteure, parler de « laïcité de combat » revient à considérer que « la volonté d’en découdre prime et assimile laïcité et combat anticlérical » (p. 366). Le complément du nom « de combat » souligne la dimension polémique de l’expression fortement péjorative. La valeur axiologique de ces formules varie au gré des emplois énonciatifs. Par l’emploi de ces expressions, la laïcité peut être revendiquée ou présentée comme un « repoussoir » (p. 373). Une approche discursive de ces formules (nous convoquons ici les travaux d’Alice Krieg‑Planque9) permettrait de montrer comment ces positionnements complexes, tantôt assumés, tantôt condamnés, sont construits. Ces innovations lexicales « préfigurent aussi le débat idéologique entre les tenants des deux visions de la laïcité que ces expressions représentent » (p. 368). Mais leurs emplois varient et l’auteure reste prudente quant à une affiliation systématique à l’une des deux tendances politiques. En témoigne la connotation positive et surprenante qu’acquiert la formule laïcité de combat lors de certains évènements de la fin des années 80.

16L’étude s’achève précisément sur l’année 1989 et l’affaire des foulards de Creil, un évènement majeur de l’histoire contemporaine de la laïcité et, selon l’auteure, une marque de rupture (p. 357) en ce qui concerne les modalités de ses emplois (par qui, dans quelle visée et à quel sujet). Comme le montre V. Thiéry‑Riboulot, « dès les premiers jours de l’affaire, la chose laïcité était interprétée différemment et le mot laïcité semblait ne plus avoir la même signification » (p. 378). Trente ans plus tard, ces évolutions se sont encore intensifiées et confirment ainsi la nature instable du terme : oscillant entre mot et concept, que l’auteur nous invite à ne pas confondre.

17L’ouvrage de V. Thiéry‑Riboulot constitue pour les études discursives sur la laïcité une contribution majeure. Dans le champ de l’analyse du discours public, les conclusions dégagées par le linguiste Patrick Charaudeau10 dans sa cartographie de la laïcité acquièrent ainsi une assise étymologique solide. Les travaux complémentaires de ces deux chercheurs nous permettent d’appréhender les discours actuels avec une sensibilité particulière aux enjeux socio‑historiques et aux variations sémantiques.

Laïcité : entre mot & concept

18Saisir le sens originel de la laïcité relève de l’utopie. De l’emprunt au registre lexical religieux, à sa spécialisation dans les discours sur la séparation entre l’Église et l’État, l’histoire du terme est loin d’être linéaire. Au contraire, elle révèle une fluctuation entre connotations péjoratives et positives, entre synonyme d’archaïsme et de progrès. Véritable mot « fourre‑tout », le terme laïcité a changé dans le temps, et au gré des emplois. Cité par l’auteure, l’historien René Rémond souligne la nature insaisissable de cette notion jugée floue : « Il en existe plusieurs acceptations, et son contenu varie d’une famille spirituelle à une autre11 » (p. 345). Véronica Thiéry‑Riboulot en fait la démonstration, tant dans ses analyses micro de la matérialité de la langue que par ses analyses macro du contexte socio‑historique et des évolutions sémantiques.

19Au‑delà de la distinction entre le mot laïcité et sa réalité conceptuelle, nous devons également considérer sa dimension juridique. En effet, la laïcité est aussi un objet de loi qui peut être mobilisé avec une portée performative particulière. C’est là l’une des facettes de l’argument d’autorité convoqué par l’auteure. Derrière le signifiant laïcité se cachent non seulement des variations sémantiques complexes, mais aussi un concept construit au gré des changements socio‑historiques, un arsenal de lois dont les interprétations sont sujettes à débat parce qu’elles supportent des visions du monde diamétralement opposées.