Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Juin-Juillet 2022 (volume 23, numéro 6)
titre article
Arthur Gouet

Pour une nouvelle poétique des « contes et discours bigarrés »

For a new poetics of "contes et discours bigarrés"

1« Contes et discours bigarrés » : si cette étiquette de l’histoire littéraire est aujourd’hui reconnue par la majorité1 de la critique seiziémiste pour qualifier les recueils facétieux de la production fin‑de‑siècle, accréditée et légitimée par la parution des actes de colloque Contes et discours bigarrés organisé en 2010 et publiés en 20112, l’histoire de l’appellatif ne va pas pourtant sans paradoxes, tensions et problématiques. Tout d’abord, le syntagme qui fait aujourd’hui office de genre est emprunté à Antoine du Breuil qui a qualifié ainsi Les Neuf Matinées et Les Apresdisnée de Cholières qu’il avait éditées en 1610. Au départ, l’expression était donc circonscrite aux recueils d’un seul auteur. L’élection générique vient en fait de la critique : la formation d’un paradigme était déjà supposé dans la Bibliothèque française de Charles Sorel qui mettait dans le « même panier » Du Fail et son recueil de maturité Contes et discours d’Eutrapel, Bouchet et ses Serées, et Cholières avec ses Matinées et Apresdisnées ; la critique a alors répondu aux vœux du romancier du xviisiècle et, par association et contamination, a utilisé la caractérisation de du Breuil pour la production des années 1580 de ces trois auteurs : André Tournon parle de « devis bigarrés » et G.‑A. Pérouse opte pour sa part pour « discours bigarrés3 ». Si cette classification est commode pour les bibliographes ou les critiques littéraires, en ce qu’elle permet de catégoriser des ensembles, elle n’en est pas moins oxymorique : parler de paradigme (unicité, similarité, rapprochement) bigarré (multiple, divers), c’est tenter d’unifier le divers, ou de classer l’inclassable.

Lecture & relecture de l’histoire littéraire

2Ce schématisme n’est toutefois pas sans valeur heuristique pour la critique littéraire, et l’ouvrage de Nicolas Kiès s’inscrit dans cette pensée générique des discours bigarrés qui est une hypothèse commode de travail afin d’élucider le fonctionnement de ces textes, d’interroger leurs relations réciproques, ainsi que les liens d’imitation et de différenciation qu’ils partagent entre eux grâce à leur « air de famille » (p. 13). L’« enquête » menée par le critique, d’abord dans le cadre d’une thèse de doctorat dont le présent livre est issu4, est tout à fait remarquable, dans la mesure où le rapprochement de ces recueils ne se fait pas au détriment de leurs singularités internes qu’il rappelle et souligne constamment au sein de son ouvrage : dès l’introduction, par exemple, les auteurs et leurs recueils se singularisent, Bouchet offre au lecteur, dans son œuvre, un « vray cornucopie de joyeuseté et raillerie » sous forme d’un magasin de contes et de bons mots, Cholières donne à lire des gaillardises philosophiques, des disputes d’inspiration satirique, émaillées d’obscénités proverbiales et Du Fail présente un semblant de roman aux anecdotes juridiques et aux débats les plus divers (p. 13). On perçoit alors la méthode de l’analyste : la perspective comparatiste reconnaît la capacité de ces textes à s’informer mutuellement tout en maintenant une distance les uns des autres, en les considérant comme « textes voisins ». L’auteur cherche davantage des mises en relation, des points de rencontre plus que des points de superposition et de fusion.

3En cela, la rigueur de la recherche est salutaire, puisqu’elle renouvelle complètement les anciennes approches qui ont été faites sur ces recueils : le jugement péjoratif et suranné de « raillerie à la vieille gauloise » de Sorel ainsi que la « pente néo‑positiviste » (p. 445) que prend l’analyse téléologique de G.‑A. Pérouse5 font de ces recueils des « impossibles » (p. 85), un rendez‑vous manqué avec l’évolution du genre narratif, des essais, en somme, qui n’ont su atteindre la perfection montaignienne en conservant dans leurs formes dialogue‑cadre et facétie. Plutôt que de lire ces « bigarrures » de l’histoire littéraire en négatif comme un « improbable maillon fin‑de‑siècle », N. Kiès accueille le bizarre, l’inclassable, l’impossible, car, pour lui, « la recherche littéraire vise moins à établir la transparence des œuvres qu’à identifier, au prix d’investigations patientes, ce qui, en elles, résiste authentiquement à l’esprit de système et force notre admiration » (p. 445). La résistance du « facétieux » et du « dialogue‑cadre » qui persistent dans ces recueils alors qu’ils sont délaissés dans les autres recueils de la fin du xvisiècle, et leur tournant érudit, encyclopédique et savant annonçant les Essais « force[nt] l’admiration » et demandent de plus amples explications. C’est donc ces rencontres entre plusieurs formes (dialogue, récit), plusieurs registres (sérieux et comique) et plusieurs matières (encyclopédiques et grivoises) qui fondent l’aspect bigarré des textes et deviennent nécessairement objets d’investigations.

La facétie & le devis : objets de la bigarrure

4Bien que les trois recueils du corpus soient redevables à l’héritage boccacien tant dans la forme que dans les tonalités qu’ils manient, ils s’en diffèrent par leur apparent ordo neglectus alors que le Décaméron de Boccace — et dans une moindre mesure L’Heptaméron de Marguerite de Navarre —, a été qualifié « d’empire de la règle6 » (Lecercle 1996 : 242). De ce fait, la terminologie traditionnellement utilisée pour décrire les recueils du paradigme boccacien n’est plus opérante pour ces quatre recueils ou, tout le moins, nécessite des reconsidérations définitionnelles : les étiquettes de « contes facétieux » et de « dialogue‑cadre » n’ont pas la même efficacité que chez Boccace ou Marguerite de Navarre. Seuls une « approche souple » (p. 15) et un point de vue plus surplombant sont nécessaires pour ne pas forcer le trait de ces recueils en les soumettant à une grille de lecture prédéterminée, quitte à « forger des outils critiques au contact des œuvres » (p. 446). C’est ainsi que N. Kiès choisit consciemment les notions larges que sont la facétie et le devis, ce qui constitue les deux premières parties de son ouvrage.

La facétie dans les recueils bigarrés : ondoyante fécondité

5C’est par le « préjudice [du] facétieux » que G.‑A. Pérouse a voulu montrer les limites du paradigme des discours bigarrés qui n’a pas su faire genre ; or, pour N. Kiès, le facétieux des recueils est moins un « préjudice » qu’une heureuse « rencontre » à l’origine de ce que nous pouvons appeler la « facétie française ». Dans son premier chapitre l’auteur cherche à retracer l’histoire d’une « facétie française » et montre que, contrairement aux Latins et aux Italiens, la France se singularise par le manque de théorisation de la facétie, par le large spectre sémantique que recouvre le terme et par le peu d’exemples littéraires qui en seraient le modèle. Plus encore, le chercheur voit dans ce que la critique a appelé la « rencontre manquée » de la facétie italienne dans les lettres françaises moins une lacune — la trahison qu’aurait commise Guillaume Tardif dans la traduction des Confabulationes du Pogge en développant « la veine misogyne et ‘gauloise’ du recueil » (p. 57) — qu’une actualisation possible de la facétie, plus obscène et « rustique » que le modèle italien.

6Ainsi, si les recueils bigarrés sont facétieux, ils ne sont toutefois pas assimilables aux recueils de facéties comme celui du Pogge mais associent anecdotes, bons mots plaisants avec des éléments discursifs et narratifs les plus divers. Face à la diversité de l’utilisation de la facétie, les auteurs, dans la pratique de leurs recueils, théorisent quelque peu (p. 105) : ils associent tout d’abord plus ou moins au sein de leurs paratextes le projet récréatif qui les anime avec un projet didactique, donnant alors à la facétie une dimension éthique voire érudite. La facétie se fait alors pharmakon, à la fois poison (gaillardise, obscénité et agressivité) et remède (didactisme, érudition, éthique) ; ensuite, à l’intérieur de leurs textes, les auteurs, nourris de toute la tradition facétieuse, présentent la facétie sous tous ses aspects, comme « bon mot », rhétorique judiciaire, comme « bourdes, moqueries », ou encore comme « discours long et continu ». Dans ce dernier type, les auteurs compilent généralement des « bons mots » ou des « bons tours » topiques de la facétie et imitent aussi des auteurs proprement facétieux dont les emprunts sont retravaillés au service d’un imaginaire propre à chacun des recueils : Bouchet emprunte directement à des sources externes mais son collage va de pair avec des condensations, des coupes et des restrictions faisant de l’histoire facétieuse une esthétique de l’urgence (p. 123‑126) ; Du Fail, lui, ne garde de ses modèles que le canevas et ajoute des éléments pour donner à l’histoire une sorte de couleur locale eu égard au cadre dans lequel évolue Eutrapel, à savoir la Bretagne (p. 126-129) ; et Cholières, à l’instar de Du Fail, procède aussi de l’ajout en dotant ses contes de métaphores gaillardes (p. 129‑130). Ainsi, plutôt que de choisir une tradition facétieuse, la civilité italienne ou la grivoiserie française, les recueils bigarrés étudiés sont le lieu de leur rencontre. À côté de la tradition civile où le « bon mot » est forcément bien fait et conscient de ses effets, les recueils bigarrés mettent en miroir un autre type de bon mot qui est moins spirituel et plus naïf, faisant alors basculer parfois la facétie urbaine en facétie rustique ignorant ses effets (p. 135) ; plus encore, lorsque le bon mot se veut conscient, le ton policé peut devenir invective et brocard, coup ad personam dirigé contre l’allocutaire : le bon mot facétieux rencontre l’art de la pointe (p. 139‑156). Mais la bigarrure va plus loin : se servant des différents niveaux énonciatifs entre narration première et narration seconde, la bigarrure informe la facétie par sa rencontre avec les seuils narratologiques, c’est ainsi que si le « bon mot » se fait insulte mordante dans les récits secondaires, la discordance qu’il engendre dans le cadre est transformée par son accueil récréatif des participants de l’échange préférant le rire à la colère, la grossièreté et l’obscénité à l’indignation. Les recueils bigarrés donnent alors à la facétie une dimension plus palpable, moins intellectuelle que son origine antique, plus pratique que théorique.

Le devis comme « archigenre » : dosage, mélange & équilibre

7À la facétie, N. Kiès ajoute un autre outil de la bigarrure : le devis. En effet, dans chaque recueil à l’étude le cadre, dont l’archétype revient au modèle boccacien, met en place une scène fictionnelle dans laquelle des devisants se réunissent, parlent, échangent des propos. De ce fait, ces ouvrages se font aussi les héritiers du genre du dialogue qui, à la Renaissance, désigne un genre philosophico‑littéraire portant principalement le sème de « dialogue d’idées » (p 161‑162). Mais les recueils bigarrés présentent, dans leurs interactions verbales, l’alternance du sérieux et du ludique, offrant parfois des morceaux d’érudition : N. Kiès montre comment les dialogues mis en scène dans les œuvres ont une filiation avec l’héritage lucianesque qui relève à la fois de la conversation et de la dialectique, du genre comique et de la recherche de vérité (p. 165). C’est là toute la souplesse du devis qui a la faculté de se faire toujours autre : l’auteur de l’ouvrage, dans une enquête lexicologique, montre toute l’ampleur des acceptions que peut recouvrir le mot. Paradoxalement, c’est donc par son caractère indéfini et indéfinissable que le devis sert la bigarrure dans son flottement formel (il peut désigner autant des discours que des narrations), tonal (savant, comique) et thématique (entretien policé ou babillage rustique) (p. 160). La gestion du devis encadrant, sa place et son ampleur expliquent aussi une originalité des recueils bigarrés. Dans la tradition décaméronienne, l’évolution du genre se fait généralement par l’hypertrophie du cadre et plus particulièrement de son récit, donnant alors aux recueils des allures de roman ; toutefois, Cholières, Bouchet et Du Fail, eux, « se proposent de mettre l’accent sur les dialogues encadrants » (p. 170) tout en leur attribuant des caractéristiques particulières. Les échanges s’y caractérisent davantage par leur « passion de la compilation », l’accumulation des savoirs et la mise en commun des discours que par leur rigueur dialectique (p. 176‑182). Ces dialogues‑cadres présentent aussi un nombre important d’échanges phatiques, posant directement la question du rapport que ces dialogues entretiennent avec la fiction. Ce trouble fictionnel s’accompagne d’un travail de la mimesis conversationnelle par le réemploi du topos de la « fiction du secrétaire » que revêtent certains narrateurs des recueils à l’étude (p. 189‑193). Ce jeu avec le fictionnel au sein des dialogues se retrouve, à un autre niveau, dans la représentation de l’auctorialité (p. 209‑224) : Cholières recourt à la pseudonymie tout comme Du Fail, et Bouchet est dédoublé sous une double signature, celle de l’imprimeur et du « porte‑voix » de matières et de savoirs qu’il a entendus et qu’il colle. Tout est donc question de dosage entre dialectique et phatique, entre fiction et diction.

8C’est justement sur cette question de « dosage » que reviennent plus amplement les chapitres IV et V de l’ouvrage de recherche. En effet, « la singularité des contes et discours bigarrés tient à l’équilibre instauré entre le sérieux et le plaisant et plus encore entre le docte et le gaillard, la prose d’exposition et les « rencontres » humoristiques, selon des dosages variables » (p. 231). Les recueils bigarrés et, plus encore, leurs devis, s’hybrident donc de manière formelle, tonale et thématique. C’est ainsi que ces ouvrages empruntent des éléments au genre antique des miscellanées surtout pour l’ « absence d’ordre, la variété de ses sujets, le goût pour l’érudition » (p. 235), et y ajoutent la dimension facétieuse : les recueils bigarrés ont su tirer parti d’un savant équilibre sérioludique. Un autre dosage est aussi de taille dans les recueils, celui de la brièveté. Si le corpus de N. Kiès dévalorise de prime abord le long (p. 253), le babil fait souvent l’objet d’une expansion aussi complaisante que coupable. Même lorsque le bon mot facétieux, qui se singularise par son aspect ramassé, peut porter secours à la logorrhée effrénée, « la multiplication des rencontres et des anecdotes ne risque pas moins de produire un effet de saturation sur les lecteurs, voire sur les devisants eux‑mêmes » (p. 261). La poétique de l’accumulation et de la compilation des dialogues des devisants contamine même la brièveté ontologique du bon mot. Le devis est donc un lieu d’équilibre, de dosage mais dont la fragilité rend possible la contamination, le mélange, l’altération.

9Portant encore sur des questions d’équilibre et de dosage, le chapitre V pose la question du mélange entre érudition et délectation, puisque ces recueils bigarrés revendiquent une « récréation encyclopédique », une « gaillardise philosophique » (p. 265). L’incorporation de ces deux matières qui peuvent sembler éloignées forge donc au sein des recueils une sorte d’ « encyclopédisme convivial » : les questions métaphysiques, philosophiques et naturelles n’occupent pas tant les devisants des différentes assemblées que « la vie sociale, dans sa bigarrure irréductible, qui constitue la thématique de prédilection des interlocuteurs » (p. 266) : c’est ce qui explique la division en rubriques socioprofessionnelles qu’ont adoptée dans certains de leurs chapitres Cholières et Bouchet. Mais à l’ordre encyclopédique est toutefois préférée la bigarrure hiérarchique des miscellanées, tant par la modularité que par la polyvalence des connaissances. Ainsi, d’autres modèles peuvent se mélanger au sein du devis, ayant davantage à voir avec la scène d’énonciation des dialogues‑cadres, comme celui de la symposiaka (propos de table) et des problemata (compilation d’interrogations suivies de leurs réponses). Bouchet tire parti de ce double mélange en associant étroitement « questions et propos de table » (p. 285), rendant alors le propos plus empirique que théorique, proche parfois de questions douteuses ou oiseuses. Ce geste de concrétisation des savoirs et de l’encyclopédisme s’accompagne, dans les recueils, par le déploiement d’un imaginaire marchant, mercantile, faisant des savoirs des biens à échanger et à mettre en circulation (p. 292‑294). Ces différents mélanges sérioludiques permettent en fait de donner à la facétie des recueils bigarrés une éthique, un savoir, une fonction cognitive :

L’esprit de gaie philosophie, ambitionnant de rendre aux savoirs leur saveur, irrigue en profondeur les recueils bigarrés. En accordant une place de choix à l’ingéniosité, ces ouvrages concilient le goût pour les singularités et la vivacité d’esprit, la curiosité érudite et la perspicacité facétieuse. (p. 290).

10N. Kiès montre qu’à la différence du dialogue philosophique le devis autorise une grande liberté de composition, manifeste un goût pour le menu, le trivial, le divers et le divisé, voire pour l’informe. Du simple mélange, le devis permet la fusion de ces éléments éparses, le montage textuel estompe alors la frontière entre le savant et le cocasse, l’utile et l’agréable (p. 302).

De l’histoire littéraire à l’histoire de la conversation : les « discourz bigarrés » comme alternative au chaos du monde

11N. Kiès achève sa recherche par une des innovations critiques les plus stimulantes de son ouvrage, celle de la relecture des recueils bigarrés au moyen d’une approche sociopoétique, en s’intéressant à la manière dont les échanges représentés dans les discours bigarrés — dans le cadre comme dans les narrations secondes — sont l’inscription dans l’écriture des représentations et de l’imaginaire des interactions sociales. Cette approche est annoncée et reprise dans l’intégralité du livre : déjà, dans l’introduction, la confrontation de deux facettes de l’année 1585, en tant que date politique et date éditoriale, visait ce dialogue du politico‑social et du littéraire (p. 11) ; la mention fréquente du travail de Michel Jeanneret sur le « cadre et le miroir7 » supposait aussi une réflexion sur la façon dont le cadre des recueils se fait le réceptacle de la réalité sociale et le reflet du monde extralittéraire (p. 193‑197) ; enfin, la question récurrente de l’auteur, qui se transforme au fur et à mesure de son investigation, à savoir « comment peut‑on être facétieux » (p. 12) devenant à la fin « comment peut‑on être facétieux en 1585, alors que les guerres civiles et la censure post‑tridentine font triompher les agélastes ? » (p. 461), ne cesse d’appeler la rencontre de l’échange et de la facétie, tels qu’ils sont représentés dans les recueils, avec la réalité sociale dans laquelle ils s’inscrivent.

12Le choix de la focale conversationnelle permet donc de faire un pont entre l’histoire littéraire et l’histoire de la conversation qui ne peut se faire sans un versant sociologique. Dans sa dernière partie N. Kiès voit dans les devis discursifs des recueils bigarrés une proposition poétique de réponse aux temps troubles de cette fin de siècle, une alternative à la réalité historique. En fait, le chercheur fait l’hypothèse que l’utilisation de la bigarrure dans la forme des recueils serait « la forme la plus apte à exprimer la bigarrure de l’âme humaine, dans ses tensions voire ses contradictions les plus irréductibles » (p. 319). La littérature se saisit de l’univers extralittéraire pour le recomposer selon ses propres codes : à la bigarrure des hommes et des temps de crise, répond la bigarrure littéraire. De ce fait, à plusieurs reprises dans les recueils, N. Kiès souligne la « tentation du conflit » (p. 323) et de l’échange discordant, les auteurs « suggèr[ant] que l’antagonisme est consubstantiel au lien social » (p. 324), et cet antagonisme se retrouve démultiplié dans les récits enchâssés et redoublé dans les relations quelque fois houleuses entre les devisants. Le topos du procès dans la facétie renaissante va alors bon train au sein des recueils à l’étude (p. 327), et le duel de mots peut aussi devenir « conversation soldatesque » (p. 330) puisque les échanges dans les œuvres jouent avec un imaginaire guerrier et militaire proche parfois du coup physique : les devisants revendiquent et défendent une parole virile ! (p. 342‑360). Toutefois, le « clinamen facétieux » adoucit la situation d’énonciation et vient rééquilibrer la discorde en concordia discors (p. 371), harmonie des contraires, articulation des opposites : « la rencontre de l’accord et de la discorde est favorisée par le caractère facétieux des échanges, qui assouplit les oppositions, dessine un espace de jeu et de connivence qui ritualise l’agressivité, au moment même où l’antagonisme paraît exacerbé » (p. 372). Ainsi, à l’antagonisme d’un échange en dialogue risquant l’agressivité est préféré un antagonisme négociable sous forme de trilogue dans lequel une troisième voix se fait le médiateur et devient le moyen de règlement des conflits (p. 381). Mais cette concordia discors n’est pas d’ordre partout puisqu’elle ne se réalise en acte qu’au sein des devis encadrants (p. 390). La stratification narrative rend en fait le cadre plus proche de l’univers extralittéraire et propose par jeu de miroir un modèle de sociabilité qui, s’il ne peut se passer d’antagonisme, se veut bienveillant et convivial. En effet, « la facétie ouvre un espace de liberté où l’agressivité verbale, compensée par la bienveillance prêtée aux locuteurs, est dédramatisée par un rire “gracieux” » (p. 392). L’infléchissement facétieux de la conversation propose une nouvelle éthique sociale au sein de laquelle des « civilités souples », plus accueillantes en termes d’altérité et de registres d’échange, se substituent à l’affrontement agonique.

13La sociabilité facétieuse que proposent les recueils ouvre le champ resserré de la civilité curiale, telle qu’elle est théorisée par Castiglione, puisque ces œuvres sont « le siège d’une perpétuelle négociation entre l’immodération rustique et les douceurs de la civilité, dont ils connaissent les normes et le lexique » (p. 404). Les recueils oscillent donc entre urbanité et rusticité et proposent alors une civilité plus ample, fondée sur la simplicité de la mediocritas et réconciliée avec la nature (p. 431) : vérité, nature et liberté sont donc aussi des valeurs facétieuses. Mais, à l’instar de la forme du devis qui constitue un « impossible poétique », la civilité que mettent en scènes les recueils bigarrés a le goût de l’utopie et de lieu introuvable tant la tenue des contraires, leur fusion et leur équilibre sont difficiles à situer (p. 440) : « les recueils bigarrés instituent une scène d’énonciation mouvante, difficile à localiser, qui constitue par ses indéterminations un précieux refuge en des temps troublés » (p. 442).

14Ainsi, si ces recueils peuvent paraître secondaires eu égard aux événements politico‑militaires du contexte de leur publication, ils n’en sont pas véritablement occultés et gardent en eux une valeur événementielle, celle d’un avènement, d’une proposition d’un nouvel ordre social, d’un nouveau partage du commun et des relations sociales.

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15Dans cette synthèse très riche, Nicolas Kiès propose un nouvel éclairage des recueils bigarrés, aussi innovant que convaincant en proposant de facto de revenir sur la nomenclature littéraire, ses définitions, ses méthodes : la poétique historique attachée à la Renaissance trouvera dans son travail des outils d’analyses aiguisés, des notions affinées que la rencontre de la théorie et de la pratique des textes permet. Cette actualisation constante de la terminologie et de l’histoire littéraire est enrichie par le goût de l’auteur pour des rapprochements critiques : le parallèle fait entre le corpus de travail et des notions et des œuvres postérieures au xvisiècle, révélateur sur bien des points, donne aux recueils bigarrés une dimension moderne par des effets d’échos, signe de l’intérêt que le lecteur du xxisiècle pourra encore trouver dans ces « séduisantes bigarrures » !