Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Juin-Juillet 2022 (volume 23, numéro 6)
titre article
Sébastien Cazalas

Oton de Grandson, chevalier de hault prix et gentil cueur

Oton de Grandson, knight "de hault prix et gentil cueur"
Alain Corbellari, Oton de Grandson, Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, coll. « Histoire littéraire de la France », vol. 47, 2021, 214 p., EAN 9782877546775.

1Saluons pour commencer l’ampleur de la palette pédagogique et savante d’Alain Corbellari, qui se révèle en homme des grands écarts. Il publie en effet au même moment deux ouvrages qui paraissent aux antipodes l’un de l’autre : une Petite histoire de la littérature médiévale à la manière de Pierre Desproges1, que d’aucuns regarderont comme la récréation du médiéviste, et ce nouvel opus qui se propose de « résumer et de synthétiser tout ce que l’on sait aujourd’hui sur Oton III de Grandson ». Un point rassemble pourtant les deux volumes : le lecteur retrouvera dans le second, par touches délicates, notamment dans les notes de bas de page, l’alacrité de ton et la malice discrète d’Alain Corbellari, dont l’enthousiasme pour son poète de prédilection apporte ce qu’il faut de sel à une étude qui demeure fidèle aux canons académiques. Il s’agit du dernier volume en date de la monumentale collection de l’« Histoire littéraire de la France » fondée par les Bénédictins de Saint‑Maur en 1733.

2Oton de Grandson2, que l’on regarde traditionnellement comme le premier poète suisse romand (A. Corbellari démontre largement l’anachronisme de cette captation helvétique3) et le plus illustre représentant des chevaliers‑poètes du xive siècle, né vers 1340 et mort en 1397, souffrit longtemps de mésestime, au profit de contemporains mieux connus tels Eustache Deschamps (avec lequel Grandson était ami), Alain Chartier, Charles d’Orléans, Christine de Pizan ou Geoffrey Chaucer qu’il fréquenta sans doute en Angleterre. Arthur Piaget le tira de l’oubli en 1941 seulement4, rapidement suivi par les travaux enthousiastes de l’écrivain suisse Charles‑Albert Cingria (1883‑1954)5. Depuis, les études abondent, et l’ouvrage d’A. Corbellari vient en offrir une heureuse synthèse. Précisons qu’il est lui‑même un artisan de cette redécouverte et un éminent spécialiste de l’auteur, auquel il a déjà consacré de nombreux travaux6 ainsi qu’une édition bilingue d’un choix d’œuvres7 représentant la moitié environ de la production de Grandson. Comme il se doit, le volume s’achève par une série d’annexes fort utiles : une généalogie simplifiée des Grandson (d’autant plus importante qu’Oton III a longtemps été confondu avec son arrière‑grand‑oncle, Othon Ier, dont on peut admirer le gisant à la cathédrale de Lausanne), un tableau des rimes les plus fréquentes dans les poèmes d’Oton, un plan du Livre Messire Ode, le plus célèbre recueil du poète, une bibliographie exhaustive des travaux portant sur Oton III, sa famille, sa vie et son œuvre poétique. A. Corbellari justifie le plan de son ouvrage en deux sections qui ne sont que les revers d’une même médaille : le chevalier tout d’abord, puis le poète, tant la compréhension des poèmes d’Oton demeure intrinsèquement liée à « sa posture existentielle d’homme de cour et d’honneur ».

Le chevalier, la mort mystérieuse du Comte Rouge, le duel de Bourg‑en‑Bresse et la légende

3Nous sommes bien mieux renseignés sur la carrière chevaleresque d’Oton de Grandson que sur son parcours poétique et son apprentissage des Lettres. Il est issu d’une illustre famille vaudoise, alliée indéfectible et de longue date des comtes de Savoie. C’est tout d’abord Oton Ier (c. 1240‑1328), qui fait parler de lui8, le fils de Pierre de Grandson. Il fut page à la cour du roi d’Angleterre et se lia d’amitié avec Édouard Ier, fit bâtir le célèbre château de Grandson, l’un des plus grands et encore aujourd’hui des plus célèbres de Suisse, à partir de 1276. Oton Ier laisse surtout la réputation d’un grand diplomate, d’un homme d’affaires madré et d’un artisan de la croisade : ambassadeur à Rome et dans diverses cours européennes, ainsi qu’en Terre sainte où il assiste à l’évacuation de Saint‑Jean d’Acre en 1291. Oton Ier meurt célibataire et sans enfant : c’est donc de son frère cadet, Jacques (c. 1250‑1290) que démarre la tige qui mène à Oton III9. Jacques épouse Blanche de Savoie, l’arrière‑grand‑mère d’Oton, unique cas de mariage entre la famille comtale et les Grandson. Jacques engendre Pierre II, qui lui‑même a deux fils : Oton II (c. 1305‑1374, qui mène à la souche de la branche de Pesmes) et Guillaume, surnommé « Le Grand » car il fut un célèbre chevalier croisé mort vers 1386, seigneur de Sainte‑Croix, Cudrefin, Grandcour et Aubonne, qui s’est distingué à la bataille de Saint‑Omer en 1340. Guillaume épouse Jeanne de Vienne (fille du seigneur de Pollans et de Rothelangues), ils sont les parents d’Oton III.

4La date de naissance précise d’Oton III est inconnue. A. Corbellari discute diverses hypothèses : le chevalier‑poète ne peut être né qu’entre 1338 et 1351. L’empan est large mais il semble raisonnable de penser qu’Oton est né plutôt dans les années 1340 que 1350 : il appartient exactement à la même génération que Froissart (né en 1337), Chaucer (né en 1340) et Deschamps (né en 1346) et il est le plus âgé du groupe identifié comme celui des « chevaliers‑poètes » à côté de Wenceslas de Luxembourg (1337‑1462) : Jean de Garancières (1371‑1415), Jean de Werchin (mort en 1415), Gillebert de Lannoy (1386‑1462) ou encore Jean II le Meingre, dit Boucicaut (1366‑1415). On retrouve très vite Oton en Angleterre puisqu’il se bat à La Rochelle (opposant les Anglais aux Espagnols) en 1372 aux côtés du comte de Pembroke, gendre du roi Édouard III : selon Froissart, c’est le roi d’Angleterre qui aurait spécialement choisi Grandson pour participer à cette bataille navale ; il payera sa rançon lors de sa capture. Retenu en otage pendant deux ans en Espagne, il est probable qu’Oton noua dans la péninsule des amitiés littéraires. Il est également en Angleterre en 1379 aux côtés de Jean d’Arundel et il semble beaucoup se plaire à Londres. Il rencontre (ou retrouve ?) Eustache Deschamps en 1384 à Calais, ville anglaise, où une complicité amicale semble les lier. Mais la mort de Guillaume de Grandson en 1386 ramène son fils en Savoie où, après avoir recueilli son héritage, il devient conseiller et homme d’armes d’Amédée VII (1360‑1391), le Comte Rouge. Oton peut à bon droit être considéré comme un acteur des plus importants dans l’administration politique et militaire des États de Savoie ; par exemple Oton accompagne son suzerain lors de la prise de Nice en 1388.

5Mais la mort (suspecte) du Comte Rouge, suite à une blessure à la cuisse mal soignée après une partie de chasse à l’automne 1391, fait basculer le destin d’Oton. Le médecin, Jean de Grandville, est accusé d’incompétence et les gens du Comte tentent de le lyncher : Oton escorte celui‑ci pour l’arracher aux mains de ses agresseurs. Aussitôt, Grandson est accusé d’avoir voulu protéger le meurtrier du Comte Rouge. Ne serait‑il pas même le commanditaire du crime ? Les historiens ont longtemps débattu de la question, A. Corbellari explique qu’aucune preuve définitive tendant à charger Grandson d’un tel forfait ne peut être avancée et dénonce les « romans historiques les plus abracadabrants » qui n’ont manqué de fleurir sur cette affaire, en particulier dans les travaux de l’historien chartiste Max Bruchet (Le Château de Ripaille, 1907). La vérité est sans doute que le Comte Rouge serait tout bêtement mort du tétanos, contracté suite à sa blessure, mais la médecine du temps l’ignorait ; cela n’exclut cependant pas absolument une piste criminelle. Le scandale se leste d’une affaire politique lorsque les liens du médecin avec le duc de Bourbon furent découverts. Les soupçons se portent alors sur la sœur du duc, Bonne de Bourbon, la propre mère du Comte Rouge. Bonne de Bourbon était en conflit avec sa bru, Bonne de Berry, veuve d’Amédée VII : par un testament dicté in articulo mortis, le Comte écartait son épouse du gouvernement de la Savoie et de la tutelle de ses enfants au profit de sa mère. Le duc de Berry, frère de Charles V, dénonce un déni de justice et lance une campagne de diffamation contre Bonne de Bourbon. L’affaire est complexe et alourdit la présomption de culpabilité qui pèse sur Oton, d’autant plus qu’une fois le médecin arrêté et torturé, il charge sous la contrainte Bonne de Bourbon et fait d’Oton son complice (ainsi que l’apothicaire Pierre Fabre – ou Fabri – de Lompnes). Ces aveux provoquèrent une réunion de tous les seigneurs savoyards à Chambéry le 27 avril 1393, lesquels confirmèrent cependant le testament du Comte Rouge et leur soutien à Bonne de Bourbon. Mais cette décision eut notamment pour conséquence un regain d’acharnement sur les prétendus complices. Les terres de Grandson sont saisies par Amédée de Savoie‑Achaïe. Voilà Oton contraint à l’exil : il finit par retourner à Londres où Richard II l’accueille les bras ouverts et le gratifie d’une pension qui n’aura de cesse d’augmenter, trop heureux de s’attacher de nouveau les services d’un capitaine d’une telle valeur. Grandson court alors le monde, de la Prusse à la Palestine, au service de son maître. À telle enseigne que ses voyages vers l’Est attirèrent l’attention de Philippe de Mézières qui fera de lui un des quatre chevaliers principaux de la confrérie qu’il imagine pour reconquérir la Terre sainte10.

6Mais le procès sur la mort du Comte Rouge rebondit en 1394. Le médecin Grandville se rétracte et affirme n’avoir livré le nom de Grandson que sous la contrainte de la torture. Entre temps, le roi de France avait très solennellement affirmé son soutien à Oton (faut‑il y voir un acte de haute politique, pour ménager le roi d’Angleterre, dont Grandson est l’homme lige, en pleine guerre de Cent Ans ?). Oton espère recouvrer les terres savoyardes qui lui avaient été confisquées. C’était sans compter sur la rapacité de quelques petits seigneurs vaudois (ces « gens ennuyeux » dénoncés dans une de ses ballades ?) qui n’entendait pas rendre ce qui leur avait été donné. Parmi ceux‑ci, Gérard d’Estavayer11 réitère les accusations pesant sur Oton et charge en plus son cousin Hugues. Malheureusement pour Grandson, l’affaire est prise au sérieux et le voilà encore une fois convoqué devant un tribunal dès l’automne 1395. La solution d’un duel judiciaire (jusqu’à la mort) entre Gérard et Oton, tenu à Bourg‑en‑Bresse, fut finalement adoptée en 1397. Les garants d’Oton se trouvent parmi les plus grands seigneurs savoyards et bourguignons, alors que Gérard fédère la petite noblesse et la bourgeoisie vaudoise qui bénéficiait à plein des fiefs qu’Oton avait été contraint d’abandonner. A. Corbellari reproduit, à la suite d’autres éditeurs, le mémoire en défense qui aurait probablement été rédigé par Grandson lui‑même, où l’intéressé proteste avec la dernière vigueur contre les accusations proférées à son encontre et se déclare prêt à se battre pour défendre son honneur.

7Le combat eut lieu le 7 août 1397. Il fut sans doute très bref, et nous ne savons rien de l’état d’esprit des deux combattants (Gérard était sans doute un peu plus jeune et en forme qu’Oton, mais leur écart d’âge ne devait pas excéder une dizaine d’années12). Oton est tué au cours de ce duel judiciaire13. Le comte Amédée VIII, qui n’avait que treize ans lorsqu’il assista au « spectacle » semble avoir été tellement traumatisé qu’il en interdit plus tard la pratique, selon l’enquête — qui tient sans doute davantage d’un sentiment personnel — de la princesse historienne Marie José de Belgique (1906‑2001)14. Avec sa mort, Oton entre dans la légende : A. Corbellari offre à son lecteur une enquête fort bien menée sur la postérité d’Oton chez les chroniqueurs suisses tout d’abord (Konrad Justinger en 1420, Diebold Schilling15 en 1483 et 1485, Aegidius Tschudi en 1571) puis chez Olivier de la Marche (c. 1494), plus connu mais assez inexact sur certains faits, n’hésitant pas à réécrire les détails du duel, sans surprise, de manière très topique. L’auteur étudie ensuite la manière dont les historiens de l’époque moderne (xviie-xviiie siècles) ont relaté la vie de Grandson, notamment dans l’Histoire des Suisses (publiée en allemand à partir de 1780) de celui qui est considéré comme le père de l’histoire d’esprit patriotique, Jean de Müller. La littérature sentimentale féminine (notamment Marie‑Louise-Françoise de Pont‑Wullyamoz16, 1751‑1814) s’est également emparée de la figure du chevalier dans des textes à mi‑chemin entre le roman et l’histoire, mêlant des accents mélodramatiques à une documentation abondante mais mal maîtrisée, dont l’ouvrage d’A. Corbellari propose d’amusants et édifiants extraits. C’est elle, essentiellement, qui mit à la mode la métamorphose élégiaque d’Oton de Grandson et qui popularisa l’idée, que l’on trouve antérieurement, que Grandson fut l’amant de Catherine, l’épouse de Gérard d’Estavayer17. Citons aussi l’écrivain romantique savoyard Jacques Replat qui en 1840, dans son roman Le Sanglier de la forêt de Lonnes. Esquisse du comté de Savoie à la fin du xive siècle, reprend l’issue du duel de Bourg‑en‑Bresse imaginé par la baronne de Pont‑Wullyamoz : au moment fatidique, Gérard crie à Oton le nom de sa femme, Catherine. Celui‑ci en perd ses moyens, reçoit le coup fatal (un coup de poignard dans le cœur !) et « expire en prononçant le nom de sa bien‑aimée ». Mais pareilles extravagances ne sont rien à côté du roman de Charles Buet, qui prend pour titre la devise de la famille d’Oton, À petite cloche, grand son (1874), la plus longue et la plus ouvertement romanesque reprise de la légende, non dénuée de mérites littéraires, mais où l’affabulation triomphe en dépit des protestations de l’auteur qui n’hésitait pas à affirmer que son récit était « en tout point historique ». Il reprend notamment à J. Replat le mythe (absolument infondé) de la mort brutale de Gérard au lendemain du duel. En 1978, c’est encore Henri‑Charles Tauxe qui donna un Chevalier de Grandson au Théâtre du Jorat, aux accents shakespeariens assumés : on y vit non sans un certain étonnement Christine de Pizan… toute éprise d’amour pour Oton. Mais surtout cette pièce fournit l’occasion d’entendre quelque chose de bien plus rare que les inventions romanesques autour du personnage d’Oton : une mise en musique inspirée de ses poèmes18, notamment à travers le chant des chœurs imaginés pour la pièce.

8Poursuivant l’étude de la fortune historiographique et romanesque du chevalier‑poète, A. Corbellari consacre un chapitre spécial à un écrivain qui lui est très cher, Charles‑Albert Cingria. Celui-ci œuvra avec zèle à faire revivre les grandes figures du légendaire roman, parmi lesquelles Oton de Grandson. Il rédigea un compte rendu enthousiaste de l’édition Piaget et procura une édition glosée de « La Complainte de Vénus » en 1943. Cingria s’efforça essentiellement de rapprocher Grandson des troubadours qu’il connaissait fort bien — son esprit aboutait d’instinct la culture des pays romans, dont il entretenait une vision unitaire —, et avec le Canzoniere de Pétrarque. Cingria insiste sur la remarquable continuité entre les troubadours, Grandson, Pétrarque et Dante, qu’il regarde comme les derniers des troubadours : leur point commun est le lyrisme chanté. On sait que Cingria était lui‑même un remarquable historien de la musique.

Le poète, le corpus poétique, Saint‑Valentin et valentine(s), l’homme vêtu de noir

9A. Corbellari rappelle tout d’abord que la notoriété d’Oton de Grandson est grande, dès son vivant, en sa qualité de chevalier. Mais il cherche à montrer que les mérites poétiques de Grandson n’avaient guère échappé à ses contemporains car, après tout, ces derniers concourent à fonder sa réputation littéraire. Le témoignage de Christine de Pizan (c. 1364‑1430) en atteste dans son Epistre au dieu d’Amour et dans Le Débat de deux amants, de même que celui de Martin le Franc (c. 1410‑1461) qui a vécu en Savoie. Chaucer (c. 1340-1400), quant à lui, traduisit trois de Cinq balades ensuivans, sous le titre La Complainte de Vénus, et Iñigo López de Mendoza, marquis de Santillane (1398‑1458), contribua également à établir la réputation d’Oton poète, le plaçant aux côtés des auteurs du Roman de la Rose, de Guillaume de Machaut et d’Alain Chartier, rien moins. Chartier d’ailleurs, qui n’a pas pu connaître Oton puisqu’il ne naît que vers 1385‑1390, place dans le même vers le nom de Machaut (le maître incontesté de toute cette génération19) et Messire Ode, le grand recueil poétique d’Oton20 : le secrétaire de Charles VII n’avait‑il pas la volonté de faire de Messire Ode le pendant du Voir Dit ? L’hypothèse est séduisante et bien défendue dans l’ouvrage, elle inscrit Oton dans cette tendance de la poésie lyrique de la fin du Moyen Âge à « la mise en recueil » et à l’« esthétique du continu » bien analysée par ailleurs par Florence Bouchet21.

10A. Corbellari perçoit cependant un effacement de la notoriété de Grandson dès le xve siècle : il n’est significativement pas cité dans la scène du cimetière du Cœur d’Amour épris (1457), où le roi s’adonne à une sorte d’entreprise de légitimation des grands auteurs modernes22. René d’Anjou avait en effet relancé la mode des épitaphes d’écrivains23 dans cette œuvre où le personnage allégorique Cœur, visitant le cimetière d’Amour, lisait les inscriptions funéraires en vers sur les tombes d’Ovide, Machaut, Boccace, Jean de Meung, Pétrarque et Alain Chartier24. Point d’Oton. Par ailleurs les œuvres de Grandson ne semblent plus recopiées, et il est parfois confondu avec Chartier qui tend à le phagocyter car parfois les éditeurs mêlent leurs œuvres (on trouve par exemple un intitulé tel que La Complainte de Saint Valentin Gransson compilée par M. Alain Ch., comme si Grandson était réduit à n’être qu’un personnage au lieu d’un auteur véritable25).

11L’auteur rectifie une erreur de Piaget qui affirmait que les deux premiers érudits modernes à avoir redécouvert Grandson poète furent, en 1834, Louis‑Bénigne Baudot et l’abbé de la Rue26. L’Allemand Gotthilf Heinrich von Schubert les précède, en 1804, dans sa Bibliotheca castellana (où il suit, sans surprise, l’avis élogieux du marquis de Santillane). Mais c’est surtout par Chaucer que Grandson fut véritablement redécouvert par le monde savant, suscitant l’article fameux de Piaget en 1890 dans la Romania : « Oton de Grandson et ses poésies », qu’A. Corbellari n’hésite pas à qualifier de « véritable base de notre connaissance positive de l’écrivain ». À partir de là les études fleurissent dans le monde entier (en particulier dans l’université anglo‑saxonne et ibérique) ; il ne faut pas méconnaître à cet égard le rôle séminal que joua le maître‑ouvrage de Daniel Poirion, Le Poète et le Prince (1965), qui consacre de longues pages à Oton.

12A. Corbellari brosse une étude codicologique rapide des vingt‑quatre manuscrits connus à ce jour contenant des poèmes d’Oton de Grandson (trois seulement sont de la fin du xive siècle), ainsi que sept imprimés (datés de 1484 à 1617). Le témoin le plus riche est le ms. 350 de Lausanne (c. 1430), car il recueille soixante‑dix‑sept poèmes. La majorité des manuscrits contient moins de dix pièces. Comme Alain Chartier, Oton n’était pas un écrivain professionnel (au sens où la diffusion de ses œuvres aurait représenté une source de revenus pour lui), contrairement à Guillaume de Machaut ou Christine de Pizan. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il n’ait jamais songé à faire collecter l’ensemble de ses textes dans un unique volume. Il n’est pas possible de dire si Grandson n’a pas cherché à superviser des copies de ses textes, mais l’hypothèse n’est pas à exclure absolument. Il va sans dire qu’une partie de la production du poète est perdue, là encore cela n’a rien d’étonnant : les œuvres de Jean de Werchin ou Jean de Garencières, en leur temps presque aussi renommés que Grandson, connaissent le même sort. Si Oton n’est pas autant prolixe que Machaut ou Deschamps, il demeure tout de même le plus productif de tous les chevaliers‑poètes de la fin du xive et du début du xve siècle : on peut au total lui attribuer entre 5922 et 7182 vers, soit tout de même le double de toute l’œuvre d’un Villon27.

13Le principal écueil auquel se heurte le philologue est la question de la constitution du corpus et de la chronologie de sa composition, d’autant plus que nombre de poèmes sont d’attribution incertaine. A. Corbellari discute les formules et choix différents adoptés par l’éd. Piaget et par l’éd. Joan Grenier‑Winther28, cette dernière n’est pas exempte de problèmes mais peut être considérée comme l’actuelle édition de référence. Il propose une nouvelle catégorisation possible du corpus en quatre catégories : les œuvres d’attribution non contestée (77 textes29) ; les œuvres d’attribution douteuses mais qui n’ont pas été attribuées à d’autres auteurs (10 textes) ; les œuvres attribuées également à d’autres auteurs (13 textes) ; en annexe les versions alternatives d’œuvres déjà présentes ailleurs (3 textes). Enfin, A. Corbellari discute de la possibilité d’attribuer à Oton La Belle dame qui eut mercy (poème qui serait antérieur à La Belle Dame sans Mercy d’Alain Chartier) : une enquête de stylométrie tendrait à faire pencher la balance du côté d’une attribution à Oton (ou du moins à un de ses imitateurs) mais le critique reste prudent et espère pouvoir pousser son enquête plus loin dans une étude à venir30. Il émet également des doutes sur l’attribution d’autres textes, qui figurent dans l’éd. Grenier‑Winther au titre des poèmes « douteux », alors qu’ils ne sont très probablement pas d’Oton (notamment la Balade de la Court et la Balade de sens, peut‑être attribuables à Deschamps). C’est aussi le cas de la « Pastourelle » (pièce XCIX, p. 500‑507 de l’éd. Grenier‑Winther), fort probablement de la plume de Jean de Garencières, contrairement à ce qui a parfois été avancé.

14A. Corbellari se livre ensuite à une étude littéraire minutieuse des principales formes et thématiques qui se rencontrent chez le poète : ballades (au nombre de 74), rondeaux (19) et virelai (1), lais (3)31, complaintes (au moins 13, la forme avec laquelle Oton est le plus à l’aise ; il est probablement l’inventeur de la strophe « carrée » de huit octosyllabes à rimes ababbcbc, d’une « économie et d’une simplicité parfaite », elle se retrouvera plus tard dans la Belle Dame sans Mercy ainsi que dans le Testament de Villon). Il faut remarquer qu’après le Voir Dit de « Maistre Guillaume de Machaut32 », Oton de Grandson semble bien le seul chevalier‑poète à avoir entretenu l’ambition de composer un très long poème narratif (2500 vers) à insertions lyriques : le Livre Messire Ode. L’autre exemple est le Livre du Duc des vrais amants de Christine de Pizan. La question de savoir si l’œuvre doit être considérée dans son ensemble ou bien comme un simple cadre‑prétexte à des insertions lyriques demeure posée.

15Sans prétendre fournir une étude exhaustive de la langue d’Oton (laquelle n’a jamais vraiment été menée de façon satisfaisante jusqu’à présent), A. Corbellari fournit à son lecteur quelques pistes suggestives. On note d’abord chez lui l’absence de coloration régionale (la langue d’Oton est le moyen français standard), ce qui pourra décevoir les amateurs d’antiquités romano‑helvétiques33. De plus, Grandson s’exprime — comme on peut s’y attendre chez un auteur du xive siècle — dans une langue mixte mêlant des traits morphologiques d’ancien français classique avec des tournures plus neuves. Une telle situation est plutôt avantageuse en ce qu’elle donne certaines marges de manœuvres quant à la métrique et à la versification, Oton ayant la liberté de choisir entre des formes survivantes et des innovations. Les principales figures de style repérables chez Oton sont relevées : l’anaphore est très fréquente (comme chez Machaut, Deschamps ou Christine de Pizan) avec des belles originalités, l’annominatio34, les figures d’accumulation, de nombreux oxymores et antithèses (appartenant souvent au « fonds roulant de la poésie lyrique depuis les premiers troubadours35 »), quelques images plus originales (l’enclume d’Amour et le marteau de Soupir, par exemple). Mais c’est surtout l’allégorie dont Grandson est un fervent adepte, à l’instar de son maître Machaut et à l’exemple d’un des ouvrages préférés de la fin du Moyen Âge, le Roman de la Rose : A. Corbellari, complétant la liste établie dans l’éd. Grenier‑Winther, en donne un relevé complet de soixante‑quatre items ; sans surprise Amour est de loin le personnage allégorique le plus présent chez Grandson, qui a plutôt tendance à faire intervenir les allégories dans ses poèmes brefs (ainsi il ne s’en trouve que dans le prologue du Livre Messire Ode et il n’y en aucune dans Le Songe de Saint Valentin). La culture littéraire d’Oton n’est cependant pas comparable à celle d’un Machaut ; il ne sait probablement pas le latin et ses allusions littéraires demeurent limités « à quelques héros arthuriens et à une poignée de personnages mythologiques ».

16Grandson fait intervenir quelques personnages réels dans ses poèmes : des chevaliers amis, probablement. On croit voir aussi dans ses œuvres des allusions à ses déboires judiciaires (dans la ballade « Froit estomac et pommon eschauffé36 ») : A. Corbellari produit une belle démonstration en ce sens. Se pose aussi le problème de l’identité de la (ou des) dame(s) chantée(s) par Oton. A. Piaget voyait en Grandson l’homme fidèle à une seule dame, en s’appuyant sur le Livre Messire Ode. Mais la Complainte de Saint Valentin tend à laisser penser qu’Oton est veuf d’un premier amour. L’acrostiche ISABEL se lit à trois reprises dans l’œuvre otonienne : dans le Songe Saint Valentin, le Souhait Saint Valentin et dans le Lay en complainte (en initiale du premier vers des six premières strophes). Il ne peut pas s’agir d’Isabelle de Portugal (la troisième épouse de Philippe le Bon), contrairement à une idée trop répandue : A. Corbellari la réfute tout en explorant les diverses hypothèses avancées par les savants. Il ne peut non plus s’agir d’Isabeau de Bavière, comme a pu le proposer A. Piaget, ni d’Isabelle fille d’Édouard III. A. Corbellari conclut — sans doute avec sagesse — qu’« aucune des identification proposées ne s’avère […] concluante » et propose à la suite de Peter Nicholson et Joan Grenier‑Winther un nom un peu plus probable, sans prétendre tarir le débat : Isabelle de Neuchâtel (c. 1335‑1395)37. La place de la femme est quoi qu’il en soit capitale dans la poésie d’Oton et si l’auteur fait alterner une voix féminine avec le je lyrique, dans certains poèmes, c’est peut‑être une stratégie, dans la construction du recueil, pour dénoncer sur un ton assez vivement polémique la perte des valeurs courtoises. En ce sens, la poésie de Grandson préfigure la crise de la courtoisie qui éclatera à plein dans La Belle Dame sans Mercy d’Alain Chartier.

17La poésie médiévale a quelque chose à voir avec le rituel social, bien plus — selon nous — qu’avec le pacte autobiographique : chanter une dame, quand on verse dans la lyrique amoureuse et que l’on se situe en héritier des troubadours est un phénomène ressortissant d’un tel rituel. La référentialité est ténue. Cette ritualisation s’observe de même à l’occasion des fameux poèmes de la Saint‑Valentin. A. Corbellari a le mérite de tenter de cerner les raisons pour lesquelles Grandson, mille ans après la mort du martyr italien du iiie siècle, eut l’idée (sans doute le premier, avant Chaucer) de réactiver le souvenir de cet évêque fêté le 14 février38. Il voit même dans le thème valentinien la « toile de fond sur laquelle se détache la quasi‑totalité de l’œuvre d’Oton », sa « marque distinctive ». Le phénomène ne laisse pas de surprendre chez un poète qui revendique la filiation courtoise : la Saint‑Valentin ne récompense‑t‑elle pas l’inconstance (le chevalier servant choisit sa valentine pour une année), à rebours de la fidélité à la dame courtoise prêchée par la fin’amor ?39 C’était sans compter sur l’inflexion qu’Oton fit subir à la tradition : dans la Ballade de Saint‑Valentin double, le poète avoue aimer sa dame depuis longtemps et jure qu’il l’aimera toujours.

18Il y a au moins deux hommes vêtus de noir, à la fin du Moyen Âge : Charles d’Orléans bien sûr, mais avant lui Oton de Grandson40. A. Corbellari s’agace des approximations de certains critiques qui omettent de lui accorder cette primauté et étudie la place de la couleur noire, des « noircissements du cœur » et des personnifications négatives dans l’œuvre du poète, en un mot de la mélancolie. Cette thématique de l’homme « vestu de noir41 », véritable leitmotiv chez Grandson, sera reprise par Christine de Pizan, Alain Chartier mais aussi par les poètes ibériques (catalans, espagnols, portugais), ce qui fournit l’occasion à A. Corbellari de brosser un tableau de la riche réception de la poésie otonienne dans ces pays du sud de l’Europe. Son influence en Espagne comme en Angleterre a assurément été profonde.

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19L’ouvrage d’Alain Corbellari offre en fin de compte une efficace introduction à l’univers de la lyrique amoureuse de la fin du Moyen Âge, tout en répondant parfaitement à la promesse à laquelle il s’était engagé : dire tout ce que nous savons aujourd’hui sur Oton de Grandson, dresser à la fois le bilan scientifique de plusieurs décennies de recherche, corriger quelques erreurs et proposer une boussole pour des travaux à venir. L’auteur ne ménage pas toujours ses prédécesseurs mais il a soin de charpenter son argumentation à l’appui de ses thèses et de proposer, systématiquement, de nouvelles pistes de recherche. Surtout, il ne se ménage pas lui‑même, n’hésitant jamais à revenir sur quelques‑unes de ses interprétations passées que cette étude lui a fourni l’occasion d’améliorer voire de réfuter. L’enthousiasme d’Alain Corbellari pour son poète favori est communicatif et il faut espérer que son ouvrage inspire de nouveaux travaux sur les chevaliers‑poètes, en particulier Jean de Werchin et Jean de Garencières qui, comme Oton, influencent certainement les très grands maîtres de la lyrique du xve siècle42. Si le critique compare tout au long du parcours, de manière approfondie, les poèmes d’Oton de Grandson avec ceux des troubadours, de Rutebeuf, Gautier de Coinci, Guillaume de Machaut, Eustache Deschamps, Christine de Pizan, Alain Chartier, Charles d’Orléans (mais aussi Baudelaire ou Éluard), s’il revient opiniâtrement sur les avanies et diffamations qui, dans la vie du chevalier, ont pu ternir son honneur, c’est pour rendre à Oton de Grandson sa juste place dans son siècle et devant la postérité. Sans aucun doute l’ouvrage d’A. Corbellari contribue‑t‑il de façon déterminante à accomplir le vœu du poète pour lui‑même :

Dieu qui est juge de toute loiaulté,

Juste, piteux et par tout cler voyant,

En vueille tost monstrer la verité.43