Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mai 2022 (volume 23, numéro 5)
titre article
Jacques Schroll

Faire vrai ou dire juste ?

To make true or to say right?
Incidence n° 15 : « Vérité, fiction : faire vrai ou dire juste ? », dirigé par Bernard Vouilloux, Paris, Éditions Kimé, septembre 2020 ; 50 p. ; EAN : 9782841749621.

La vérité légendaire est d’une autre nature que la vérité historique. La vérité légendaire, c’est l’invention ayant pour résultat la réalité.

Victor Hugo, Quatrevingt-treize

1La formule hugolienne, quoique péremptoire, met en lumière les notions traitées dans ce quinzième numéro d’Incidence : le titre « Vérité, fiction : faire vrai ou dire juste ? » réunit lui aussi l’histoire et la légende — ou la fiction — tout comme il convoque l’invention à travers le prisme des verbes faire et dire. L’ensemble des contributions laisse toutefois place à un dernier sujet, absent chez Hugo, à savoir le témoignage. L’émergence du témoin dans les articles ne saurait se dissocier du contexte qui les rassemble : il n’est ici plus question des chouans et de la Terreur, mais des hommes et des femmes qui ont raconté l’Holocauste. Les idées de vérité légendaire ou historique sont situées dès lors en périphérie des problématiques soulevées et laissent place au seul témoignage.

2On trouve derrière le « faire vrai » et le « dire juste » du titre les interrogations qui jalonnent chacun des textes. Le problème de la possibilité de raconter paraît résolu, bien que le terme indicible ait longtemps prévalu lorsqu’il fut question de l’extermination des Juifs d’Europe : la plupart des articles proposent l’analyse d’une œuvre littéraire relative à la Shoah et interrogent les méthodes utilisées pour en rendre compte. La présente somme ne tente finalement pas de redéfinir les notions de vrai ou de juste, mais soulève la question suivante, formulée en quatrième de couverture : « faire entrer l’histoire dans la littérature, n’est-ce pas, pour l’écrivain, se déplacer au long d’un spectre allant de contraintes scientifiques et éthiques, qui caractérisent le travail de l’historien, d’un dire vrai, à la position “littéraire” d’un dire “juste” ? ». Pour répondre à cette interrogation, la revue suit deux mouvements de fond : le premier s’attarde sur le statut du témoin tandis que le second s’intéresse à la pluralité des supports auxquels recourt ce même témoin.

3À qui octroyer le statut de témoin de l’Holocauste ? La question est au cœur de chacune des contributions et résume les enjeux de la revue. La réponse naturellement attendue nous renverrait vers ceux qui ont survécu aux camps nazis. Seuls deux articles concernent cependant les survivants. Le premier, « Témoignage et littérature », est rédigé par Jean Cayrol1, résistant et déporté au camp de Mauthausen-Gusen : il soutient que « l’expérience concentrationnaire est une expérience intransmissible, solitaire, instable » bien que le romancier « fa[sse] croire à sa communicabilité avec les autres » (p. 65). Le second article, écrit par Jean-Marc Proslier2, s’intéresse quant à lui aux écrits de Charlotte Delbo, rescapée d’Auschwitz-Birkenau. Outre l’évolution des supports d’écriture, l’auteur montre que l’écriture poétique demeure chez Delbo la seule forme pour « donner à voir » (p. 71) son expérience.

4Toutefois ce texte se distingue de celui de Cayrol sur un point : le survivant-témoin laisse place à autrui pour transmettre son témoignage. Il en va de même pour les articles consacrés à Billy Wilder3 et W. G. Sebald4 : le réalisateur et l’écrivain n’ont certes pas connu les camps (Wilder est arrivé aux États-Unis dans les années 1930 et Sebald est né en 1944) mais leur œuvre demeure imprégnée de la mémoire de l’Holocauste. On apprend que Wilder est par exemple le premier à accéder aux images des camps après la Libération, qu’il y perd sa famille ou encore que ses films correspondent fréquemment à une mise en fiction de la situation européenne. L’article consacré à Sebald s’intéresse quant à lui à l’insertion d’images au cœur même du récit pour témoigner a posteriori de cette mémoire : la photographie possède une fonction ambivalente, puisque l’effet de réel qu’elle crée (lequel « sape » le caractère fictif du récit) n’a de sens que par le biais d’éléments extrinsèques, qui dépendent eux-mêmes des représentations du lecteur.

5Charlotte Delbo, Billy Wilder ou W. G. Sebald incarnent à travers leurs parcours respectifs une légitimité lorsqu’il est question des camps de la mort. Or si l’on assimile le témoignage à une restitution des événements comme au cours d’un procès, le « coupable » est lui aussi supposé avoir voix au chapitre : la richesse de ce numéro d’Incidence réside alors dans sa volonté de traiter le sujet de manière globale. Trois contributions s’intéressent ainsi aux coupables du génocide pour montrer que la littérature peut restituer une mémoire par le biais des bourreaux : deux sont relatifs à de véritables criminels, à savoir Josef Mengele5 et Erich Priebke6, tandis que le dernier7 est consacré au protagoniste fictif des Bienveillantes de Johnatan Littell. À travers la fuite d’anciens criminels en Amérique du Sud ou la reconstitution de leur parcours, l’analyse de ces œuvres montre que l’écrivain contemporain peut légitimement recourir à la figure du bourreau pour témoigner à sa manière — par une vaste documentation, un recueil de témoignages — d’un événement qu’il n’a lui-même pas vécu.

6Un tel constat renvoie à l’article inaugural « Quel cadre pour l’identification ?8 » et à celui qui clôt ce numéro d’Incidence, « Repenser le témoignage. […]9 ». Le premier établit les impératifs nécessaires à l’accueil des diverses formes du témoignage, telles que la distinction entre l’identification de et l’identification à : à la fois processus et résultat, l’identification est une clef d’interprétation des récits « mémoriels », à l’instar des notions de catharsis ou de mimesis. L’article final propose quant à lui de (re)définir le témoignage de l’Holocauste, et plus largement la notion dans son ensemble, pour l’inscrire dans des enjeux contemporains : le « mal de vérité » évoqué par Catherine Coquio se fonde d’une part sur une obsession actuelle pour la vérité, d’autre part sur une angoisse de voir celle-ci s’éteindre. À l’heure où les derniers survivants des camps disparaissent, redéfinir le témoignage — non pas en tant que genre littéraire mais comme acte énonciatif — voire le « désenchanter » serait plus à même de préserver la mémoire de la Shoah.

7La revue est organisée selon trois axes directeurs, à savoir les témoignages de survivants, ceux des contemporains de l’Holocauste et enfin la parole des « héritiers » : le mouvement « mémoriel » ne saurait toutefois se départir d’une autre spécificité, à savoir la pluridisciplinarité des supports utilisés. Bien qu’il soit toujours question de littérature, la revue suit une direction qui prend en charge de nombreuses autres formes artistiques. La poésie, le cinéma, la photographie ou encore la peinture sont ainsi placés sur le même plan et confirment que la question mémorielle n’est pas exclusivement l’apanage des historiens ou des écrivains : le témoignage emprunterait finalement un mouvement cinétique, amené à se renouveler.

8Un appendice, « Prismes », est consacré à l’actualité philologique et l’activité de Carlo Ginzburg, dont un article et la correspondance autour de Freud sont publiés. Il est notamment question de la notion de mise en abyme, que Ginzburg se propose de redéfinir, ou de « recadrer10 » pour reprendre ses mots.

9Le présent résumé demeurerait incomplet sans mentionner l’hommage à Enric Porqueres ì Gené, membre de la revue Incidence disparu en 2018.