La voix de Sandra Laugier
1Dans Éloge de l’ordinaire, livre d’entretiens menés par le journaliste Philippe Petit et paru en 2021, Sandra Laugier évoque la voix de Stanley Cavell, la définissant comme « cette façon permanente de mettre en adéquation sa personne et sa philosophie » (p. 12). En reprenant son concept de « claim », elle affirme qu’après sa rencontre avec le philosophe américain, la distinction entre sa vie et sa façon de faire de la philosophie a perdu en netteté, voire a disparu. Par sa forme, c’est la voix singulière de S. Laugier que cet ouvrage tente de retranscrire. Le livre se divise en cinq parties : « Les années de formation », le « parcours », les « problèmes », « politiser Wittgenstein » et « De quoi demain ? », qui se déroulent au gré d’une conversation autour de la question centrale de la voix, celle de S. Laugier et celle de tout un chacun. Telle une autobiographie intellectuelle conversationnelle, la vie et la recherche de la philosophe, aujourd’hui professeure à l’université Paris 1 Panthéon‑Sorbonne, se construisent au fur et à mesure des pages, pour trouver une cohérence a posteriori par la construction d’une identité narrative uniforme. La forme et la nature de l’ouvrage compliquent l’écriture d’une note de lecture. Que recenser des années de formation et du parcours de vie d’un individu ? Comment synthétiser une discussion qui opère par circonvolutions, laissant en suspens des questions pour y revenir plusieurs dizaines de pages après, et invitant surtout à une lecture approfondie des ouvrages de la philosophe ? Nous proposons trois points d’entrée soulignant l’importance et l’originalité de la pensée de S. Laugier.
Une displaced philosophe
2Le parcours existentiel de S. Laugier, tel qu’elle l’exprime dans cet ouvrage, semble en faire une philosophe de l’entre‑deux, toujours en mouvement, loin du conservatisme des grandes institutions universitaires qui convergent, selon elle, avec le conformisme d’une certaine philosophie analytique (p. 63). Malgré tout, elle réussit à se faire une place de choix au sein de l’université française et de la philosophie analytique internationale. Née d’un père pied‑noir et d’une mère sino‑américaine, elle raconte sa vie entre deux langues (le français et l’anglais) et entre deux continents (l’Europe et l’Amérique du Nord), ainsi que le rôle de pont qu’elle incarne et que nous retrouvons dans son important travail de traduction. Divisée, toujours déplacée, elle s’est retrouvée dans sa recherche au milieu des querelles et des scissions qu’a connues la philosophie analytique. En s’intéressant au second Wittgenstein alors qu’on ne jure que par le premier, Cavell et elle sont ainsi accusés d’introduire du trouble dans la « pureté » de la pensée analytique. Comme elle le dit :
J’ai pris l’habitude, depuis, de faire partie de la minorité, ce qui, je pense, m’a toujours plutôt convenu. Mais la difficulté pour une minorité est quand on lui dénie ce statut même et qu’on tente de la faire disparaître ou au moins de la déconsidérer au point qu’elle ne fait pas partie de l’ensemble. (p. 47‑48)
3On comprend alors son intérêt pour la démocratie et la question des minorités politiques. Héritière du pragmatisme américain et du pluralisme de William James, il faut selon elle développer un pluralisme de la pensée au sein de la philosophie analytique, à l’instar de l’entente cordiale des différentes écoles de philosophie qu’elle a connues lors de ses années de formation à Harvard. Comme elle le dit — mais à l’imparfait : « je pensais que la philosophie analytique à la française pouvait se développer de façon pluraliste » (p. 45).
4Ce livre permet également de matérialiser comment une recherche en philosophie n’est jamais déconnectée des conditions matérielles, qu’il s’agisse de celles des postes obtenus, mais aussi des rencontres avec des auteurs (Wittgenstein, Austin, etc.) et des amitiés (Stanley Cavell, Jacques Bouveresse, Pierre Hadot, Veena Das, Cora Diamond, Albert Ogien, Pascale Molinier, etc.) qui orientent et donnent sa texture si particulière à un chemin intellectuel sur lequel on ne marche jamais seule. Ce sont à travers ces amitiés et ces ponts ouverts à d’autres disciplines (sociologie, études de genre, littérature, sciences politiques, psychologies, etc.) que s’expriment également les déplacements et l’originalité de S. Laugier.
Une philosophie du langage ordinaire
5Après un mémoire sur « l’indétermination de la traduction » de W. V. Quine et une thèse de doctorat sur ce philosophe, principal représentant de la philosophie analytique, S. Laugier se tourne vers l’étude de l’ordinaire, en particulier avec les travaux sur le second Wittgenstein. Sa philosophie a alors pour objectif de « trouver sa voix plutôt que quelque richesse intérieure qui reste mythique » (p. 117). Cette voix que l’on cherche, c’est plus largement celle du langage ordinaire. S’y intéresser, c’est s’opposer à une vision de la science qui se construirait comme le dépassement du langage ordinaire qu’elle viendrait rectifier et clarifier (p. 93), comme le soutient une partie de la philosophie analytique. Cependant, pour S. Laugier, le langage ordinaire propose des descriptions et des distinctions fines qu’il faut apprendre à percevoir. Cavell notait « le caractère très rudimentaire, faiblard et inepte des distinctions habituelles pondues par les philosophes, en comparaison de celles que fait l’usage du langage » (p. 97). Cette question de l’attention à porter au langage ordinaire, mais aussi aux situations ordinaires, nourrira et sera nourrie par une réflexion sur le care dont la philosophe contribua grandement à la diffusion en France. Il faut apprendre à voir ce qui est sous nos yeux, et pour cela, il faut prendre en compte le langage ordinaire et les formes de vie qui se construisent avec lui. Il ne faudrait toutefois pas s’y méprendre : « L’ordinaire n’est pas le sens commun — nous ne savons pas ce que c’est » (p. 163). Il représente « l’autre de la philosophie, ce qu’elle veut dépasser, mais aussi ce vers quoi elle aspire, nostalgiquement, à retourner » (p. 164). Faire du langage ordinaire un outil de description de la réalité, c’est donc analyser aussi ce que le second Wittgenstein
entend par forme de vie : il ne s’agit plus de se demander si le langage est une image de la réalité, mais de “revenir sur terre” et de voir quelles sont les pratiques dans lesquelles le langage est pris, qui sont rassemblées autour de nos mots. (p. 66)
6Néanmoins, ce qui demeure inquiétant, c’est que nous n’avons jamais été dans l’ordinaire. Comment alors y retourner, ou y redescendre ? Loin de la familiarité, l’ordinaire donne à voir l’inquiétante étrangeté de ce qui nous semble pourtant si commun. De là découle le sentiment de scepticisme si central dans le travail de Stanley Cavell.
7C’est dans la lignée de ce dernier que S. Laugier s’intéresse également au cinéma, mais une fois encore dans une position d’entre‑deux. A contrario des philosophes qui s’en servent comme d’un réservoir d’exemples illustratifs, ou des théoriciens du cinéma analysant les plans et les choix scénaristiques, elle fait du cinéma un lieu de projection du monde. Elle le pose sur un pied d’égalité avec la philosophie dans leur compétence commune à rendre compte du monde :
J’ai compris très tôt, en entendant Cavell, cette connivence intime entre cinéma et philosophie, non parce que le cinéma serait un objet privilégié de la philosophie, mais parce que la philosophie peut répondre à une appétence pour la vie à laquelle nous forme l’expérience du cinéma qui se traduit dans l’amour du cinéma. (p. 36)
8C’est en ce sens qu’elle s’intéresse aux séries télévisées, qui constituent selon elle, comme le cinéma, un lieu d’éducation morale démocratique nous apprenant à faire attention aux choses, aux mots, aux situations, aux personnages : « Les séries ne sont pas pour moi un hobby snob ni un objet d’étude à part, mais elles sont au cœur de ma façon de faire de la philosophie. » (p. 86) Les séries TV représentent aujourd’hui également un objet naturel des conversations quotidiennes où l’on échange régulièrement avec ses amis, sa famille, ses collègues sur cette « expérience esthétique commune et partageable » (p. 81), qui est l’objet d’étude d’une esthétique de l’ordinaire. Les séries sont également une éducation de soi pour trouver sa voix. Elles agissent pour cela dans un principe de circularité, car « il faut éduquer son expérience de façon à se rendre éducable par elle » (p. 81). Si le cinéma et les séries, de même que la littérature, ne sont pas un réservoir d’exemples de concepts moraux, c’est parce qu’ils proposent des formes de vie et un langage ordinaire constituant la matière même de la morale. Ils permettent donc « de renverser les hiérarchies de ce qui compte » (p.79). Pour étudier davantage ce rapport aux séries, on pourra se reporter à l’ouvrage Nos vies en séries1 dans lequel l’autrice a rassemblé différentes chroniques qu’elle a écrites pour le journal Libération.
Politique des pratiques ordinaires
9Comme le dit en outre la philosophe : « Rien de plus ennuyeux que la philosophie du langage lorsqu’elle ne parle “que” de langage, ou de significations, etc. » (p. 91). De la recherche de la voix personnelle découle alors une préoccupation pour la démocratie, toujours prise en tension entre une institution politique et des pratiques quotidiennes au sein desquelles se tissent des formes de vie. « La démocratie est une méthode », pas uniquement un système politique, elle est à réaliser en pratique. La question centrale de la démocratie est celle de la prétention de nos voix à parler au nom des autres : « Claim est ce mouvement que j’accomplis lorsque je ne me fonde que sur moi-même pour parler au nom de tous » (p. 103). C’est en ce sens que « Dans une société démocratique, chacun construit son identité en instaurant quotidiennement un rapport fragile entre sa subjectivité et le collectif, entre le “je” et le “nous” » (p. 77). La démocratie s’élabore alors en tant que conversation, dans les pratiques et les formes de vie :
L’idéal d’une conversation politique — de la démocratie — serait non pas celui de la discussion rationnelle, ou du consensus, mais celui d’une circulation de la parole ou personne ne serait mineur, sans voix. (p. 153)
10Ces recherches s’effectuent donc dans la continuité des travaux de S. Laugier sur l’ordinaire, en passant par l’étude des voix et des pratiques ordinaires, plutôt que par une théorie surplombante. Avec le sociologue Albert Ogien, elle propose de voir la désobéissance civile non pas comme un manque de démocratie fondée sur une République représentative, mais au contraire comme une manifestation concrète de la démocratie :
J’en suis venue à ressentir une sorte de répugnance ou de désintérêt pour les discours philosophiques moralisants ou politiques généraux, loin des situations ordinaires et des personnes sur le terrain. (p. 75)
11La désobéissance civile est de la démocratie en acte, car elle rassemble des actions non violentes, justifiées par une exigence d’accroissement des droits et des libertés des citoyens. En cela, la désobéissance civile se distingue des mouvements (proto-)fascistes de désobéissance antidémocratique.
12Cet intérêt pour l’ordinaire et non pour les grandes théoriques politiques surplombantes qui ont tendance à occulter la réalité matérielle de nos sociétés démocratiques occidentales, nous pousse à considérer « ce qui compte le plus pour notre vie ordinaire, ce qui la rend possible — soignantes, nettoyeurs, éboueurs, caissières, livreurs, camionneurs — est en fait ce qui compte le moins dans l’échelle de valeurs que nous avons validée » (p. 170). S’intéresser politiquement aux pratiques ordinaires revient alors à s’interroger non pas sur de grands débats abstraits et insolvables, mais plutôt à voir ce qui compte et importe dans nos vies ordinaires, et à étudier qui établit cette échelle de valeurs.
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13On pourrait dire que ce livre possède les défauts de ses qualités. En tant que livre d’entretiens retraçant une carrière de plusieurs décennies, il ne peut entrer dans les détails et les subtilités de la pensée d’une autrice ayant traversé la vie intellectuelle française et en ayant souvent défriché de nouveaux champs de recherche. Néanmoins, l’ouvrage permet de mettre en place cet « art de la conversation » et cette ouverture aux publics dont peut manquer la philosophie en France, souvent prise en étau entre les philosophes des plateaux TV — « ce n’est pas le silence qui guette d’abord l’intellectuel, mais le conformisme » (p. 196) — et les exégètes en vase clos de quelques cénacles universitaires. Sandra Laugier propose une troisième voie salutaire qui, en suivant Cavell, a pour but de « réintroduire la voix humaine en philosophie ». Par‑là, elle soulève un enjeu sceptique central : « le philosophe parle avec des mots ordinaires, dont rien ne dit qu’ils seront acceptés des autres hommes, alors qu’il prétend parler pour tous » (p. 128). C’est exactement la voix particulière de S. Laugier que retranscrit cet échange. On pourra alors lire ce livre en parallèle de deux autres ouvrages parus également en 2021 : Politique de l’ordinaire2 et Concept de l’ordinaire3, ouvrage collectif édité avec Pierre Fasula. Ces trois ouvrages forment une trilogie permettant de circuler dans la riche pensée de la philosophe sur la notion d’ordinaire.