Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mars 2022 (volume 23, numéro 3)
titre article
Marion Coste

Claude Simon peintre, ou les épiphanies de « Raison émue »

Claude Simon painter, or the epiphanies of "Raison émue"
Mireille Calle-Gruber, Claude Simon : être peintre, Paris : Hermann, 2021, 272 p., EAN 9791037007070.

1Claude Simon : être peintre est une véritable découverte. Il dévoile, jusqu’ici inconnue, la pratique de peintre et de plasticien de Claude Simon, qu’il exerça pleinement de 1932 à 1960, date de la parution de La Route des Flandres qui fit connaître l’écrivain. Mireille Calle‑Gruber avance l’hypothèse que dans cette expérience de la peinture se fait l’apprentissage de l’écriture telle que Claude Simon la mettra en œuvre dans la suite de sa vie. La chercheuse souligne les fulgurances mais aussi les difficultés de cette vie de peintre, relatant l’insatisfaction qu’elle procure souvent à Claude Simon : l’inaboutissement, la frustration parfois ressentie par Claude Simon peintre, sont pensés comme un chemin vers l’écriture, ce que M. Calle‑Gruber résume par « Écrire comme il n’a pas peint. » (p. 27).

Variété des approches

2Ce qui frappe d’abord à la lecture, c’est la variété des supports et des approches : pour observer la gestation de l’art d’écrire dans l’art de peindre, M. Calle‑Gruber croise ses commentaires des peintures, s’attachant aux choix de couleurs, de supports, et aux influences picturales, avec les carnets que Simon ne cesse d’écrire dans un geste réflexif sur sa pratique de peintre puis d’écrivain, et avec les échanges épistolaires où s’élabore une pensée de l’art au point que la correspondance avec Jean Dubuffet, tardive dans la vie de l’écrivain et à laquelle M. Calle‑Gruber consacre l’avant‑dernier chapitre de son livre, est présentée comme un « manifeste » (p. 220). Les chapitres de l’ouvrage se construisent autour des rencontres et expériences de Simon : l’engagement auprès du Parti communiste, abandonné après un voyage en URSS en 1937, et la guerre où Simon a survécu à l’anéantissement de son escadron ; la relation avec Raoul Dufy dont Simon retient deux maximes qui l’accompagnent toute sa vie, « Il faut savoir abandonner le tableau que l’on voulait faire au profit de celui qui se fait » (p. 85) et « Le difficile est de savoir quand il faut s’arrêter » (p. 88) ; la beauté de Renée Clog, sa première femme dont le suicide hante l’écriture de l’auteur, et fait vaciller pour toujours toute forme de certitude, vouant Simon à une écriture du tâtonnement et du vide, le passage de la peinture à l’écriture étant considéré comme la prise d’une « distance nécessaire » (p. 94); le talent artistique d’Yvonne Ducuing, sa seconde épouse avec qui il pratique le collage ; enfin la complicité avec Gastone Novelli et Jean Dubuffet.

3Amie de l’écrivain et ayant droit moral de son œuvre, M. Calle‑Gruber produit dans cet ouvrage force documents iconographiques inédits, donnant accès à l’atelier de Simon, et à une pratique et une pensée en train de se former, dans toutes ses hésitations et ses remises en question. Si cet ouvrage complète le portrait de l’écrivain commencé dans la biographie Claude Simon, Une vie à écrire (Seuil, 2011), écrite par M. CalleGruber, il multiplie les interprétations, permettant d’approcher (mais pas de saisir) une pratique toujours en recherche, une pensée toujours en formation. Ce geste critique convient particulièrement à Claude Simon, qui affirme qu’il n’est pas « un cérébral » (p. 27), et dont M. Calle‑Gruber souligne qu’il se tient à distance de toute forme d’académisme et prône le « désavoir » (p. 219), c’est‑à‑dire l’incertitude créative portée sur tout ce que l’on croit savoir, par refus des pensées figées et sûres d’elles‑mêmes.

« Raison émue »

4Apprendre à écrire par la peinture, c’est accorder aux matières et aux sensations un intérêt primordial. M. Calle‑Gruber souligne la « vitalité hédoniste » (p. 70) de Simon, attentif à la beauté des couleurs et des formes de la nature y compris pendant la guerre. Cependant, ces moments d’épiphanies sensibles sont toujours déjà apprentissage du regard par l’art : la peinture est un moyen de stimuler cette perméabilité aux couleurs et aux formes « Car il n’y a de sensation vécue, c’est‑à‑dire consciente, que par le travail de l’art » (p. 57). D’où un rapport à la nature dépsychologisé, loin de tout sentimentalisme romantique. « Au contraire : la nature est existence sauvage, indifférente à l’égard de l’humain » (p. 56).

5Ainsi, cette primauté des sensations suscite un intérêt paradoxal pour les techniques : « Il est fascinant de constater sa fascination contraire et paradoxale ; comment il peint en sauvage (primordiales sont jouissance, pulsion, émotion) avec l’exigence d’un travail de précision raisonnée » (p. 58). Chaque média plastique (Simon en pratique plusieurs : dessinateur, peintre, photographe, collagiste, il s’essaie même à la tapisserie avec Lurçat) permet à l’écrivain d’approfondir cette attention constante à la matière et aux sensations. La peinture, qui se défait de toute tentative réaliste notamment grâce au goût de Simon pour la peinture de Cézanne largement commentée dans ses carnets, est un apprentissage du regard et du contact immédiat avec la matière de la peinture à étaler, dans une jouissance du geste, sur la toile. La tapisserie, qui impose une forme d’abstraction puisqu’il faut créer un langage pour se faire comprendre des lissiers, confronte Simon à cette difficulté qui confirme en creux l’importance d’un rapport direct aux choses, mais construit peut‑être les « processus de composition textuelle » (p. 188) qu’il utilisera ensuite, assignant à chaque thème une couleur et schématisant l’entrecroisement de ces thèmes dans l’écriture, les schémas colorés de cette structuration du texte apparaissant aux pages 208 à 213 (compositions constellaires et plans de montage de La Route des Flandres) et permettant de saisir l’importance d’une arborescence dont l’abstraction ne peut s’entendre qu’associée à un soin de la couleur et de la forme. La photographie se fait mémoire superlative, capable de retenir ce que l’œil laisse échapper, notamment lorsque le tirage de l’argentique fait émerger, par erreur, des images improbables, telle que celle de Simon contemplant les arbres de Dubuffet à Manhattan, et dont la tête est « englobée dans le feuillage […] par suite d’un blocage de la pellicule impressionnée deux fois » (p. 227). L’erreur technique devient révélatrice et Simon la fera publier dans la Correspondance (L’Échoppe, 1994), qui reprend l’ensemble des lettres échangées avec Dubuffet. Enfin, Simon se saisit de la technique du collage, pratiqué avec Yvonne Ducuing, pour penser la mise en commun fluctuante d’éléments disparates, ce qu’il transfèrera dans ses œuvres à partir de La Route des Flandres. Il s’ensuit une conception de l’art comme bricolage, réécriture, approximations successives, dont la résistance et les imprévus sont à appréhender comme des richesses plutôt que des obstacles : « Le bricolage, c’est l’aventure de la main heureuse » (p. 184). Cette approche paradoxale de l’acte créateur est traduite par l’expression « raison émue », tirée des Carnets de Claude Simon et que M. Calle-Gruber reprend régulièrement, notamment comme titre de son texte liminaire. Il s’agit de lier l’épiphanie synesthésique, qui fait par exemple que la perception picturale du paysage appelle la musique, les noms de pièces musicales étant notés dans les marges des carnets (p. 69‑71), et le travail technique de la matière.

De la peinture à l’écriture

6Le dernier chapitre, « Main qui dessine, main qui écrit », montre que l’attention au dessin que Simon a acquise par son expérience de peintre, influe sur son écriture : il prend en compte la graphie — qui se fait souvent calligraphie — ainsi que la matérialité de la main qui écrit, notamment par l’ombre qu’elle porte sur la page, voilant ou dévoilant certaines parties du texte, ce qui est tangible dans les découpages audacieux de la surface écrite et les différents dispositifs typographiques qui régissent l’ensemble des œuvres littéraires de Claude Simon. La reproduction de certaines pages remarquables du Jardin des Plantes (p. 242) ou des Géorgiques (p. 243) rend sensible cette plasticité de la page et de la graphie.

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7L’intérêt principal de Claude Simon, être peintre est de communiquer aux lecteurs une perception presque intérieure de la naissance et de la fermentation de la créativité exceptionnelle et iconoclaste de Claude Simon, selon un cheminement qui conjugue l’émotion de la chercheuse face aux découvertes parfois miraculeuses (tel l’exemple de la photographie qui, par scrutation et blow up, révèle la destinée mouvementée d’une tapisserie dont Claude Simon a composé le carton), la connaissance intime de l’œuvre de l’écrivain qui permet d’en faire apparaître les lignes de force, et l’analyse minutieuse d’une quantité impressionnante de documents de toutes sortes. Loin de l’image réductrice d’un nouveau roman formaliste et intellectualiste, c’est le portrait d’un artiste à la sensibilité exacerbée, rétif à toute forme d’imitation stérile et émerveillé par la beauté qui l’entoure, celle de la nature ou des nombreux artistes dont la fréquentation a nourri son art, que nous offre M. Calle‑Gruber. L’abondance de l’iconographie laisse aussi au lecteur un espace de liberté, et l’occasion de faire par lui‑même l’expérience de cette « raison émue », par exemple face aux photographies de Renée Clog, mi‑sirène mi‑prisonnière (p. 130‑135), dont Mireille Calle‑Gruber prend soin d’éclairer le sens, nourri des techniques et des influences, sans en réduire le mystère douloureux.