Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Février 2022 (volume 23, numéro 2)
titre article
Laurent Angard

« La véritable histoire aura son histoire fictive » (Chateaubriand) ou Le Passé recomposé, vingt-cinq ans après

« La véritable histoire aura son histoire fictive » (Chateaubriand) or The Recomposed Past, twenty-five years later
Claudie Bernard, Le Passé recomposé. Le roman historique français du XIXe siècle [1996], Paris, Classiques Garnier, 2021, 614 p.

1En 1857, Alexandre Dumas écrivait dans le prologue de son roman Les Compagnons de Jéhu : « je m’aperçois que, sans que je m’en doutasse, le burin de l’historien a pris, entre mes doigts, la place de la plume du romancier1. » Les tensions entre les deux domaines favoris du XIXe siècle, mises en scène par l’auteur des Trois Mousquetaires, avaient déjà été discutées en 1996 par Claudie Bernard dans un essai qui était devenu un « incontournable » pour les études dix-neuviémistes — l’essayiste rend quant à elle hommage à la somme lukacsienne qu’elle définit dans le prologue. Vingt-cinq ans après, donc, l’ouvrage est (enfin) réédité aux éditions Classiques Garnier, mais avec des ajouts, des détours vers une critique plus actuelle, car entre-temps les études sur le roman historique ont fait florès (voir les notes 9 et 10 p. 13)

2Le cadre temporel, le XIXe siècle, n’est pas une surprise, puisqu’il fut très tôt considéré comme « le siècle de l’histoire » (Gabriel Monod dans La Revue Historique, 1876) et l’histoire « serait, s’enthousiasme Augustin Thierry dès 1820, le cachet du siècle. » Et, en effet, c’est à ce moment que l’histoire en tant que discipline prend son essor en s’écartant des voies du romanesque. Le passé est donc, sous cet aspect, recomposé doublement : « recomposé une première fois par l’historiographie ; et recomposé encore par le roman, dont le discours reprend de grands pans de discours historiographique ». Le roman historique — genre inédit et en construction — se situerait par conséquent à la croisée de ces deux voies.

3Plongeant dans les littératures européennes, saisissant les grands noms de la critique littéraire, — combinant avec sagesse la critique structuraliste, génétique et la plus traditionnelle histoire littéraire — Claudie Bernard nous invite à suivre les méandres du récit historique et de la narration romanesque, leurs interactions, leurs divergences, mais aussi leur complémentarité dans et par l’écriture à l’instar de cette histoire fictionnelle et de cette Histoire factuelle, dont elle souligne le « cousinage séculaire ».

4L’ouvrage est tripartite : la première intitulée « Histoire et roman historique » retrace la longue évolution du roman historique à l’aune de l’Histoire (Cicéron, Bodin, Fénelon…), plaçant cette partie sous l’égide de la théorie du récit. En effet, alors que le roman vise à la vraisemblance, l’Histoire, elle, cherche la vérité, surtout depuis la Renaissance et surtout au XVIIe siècle, où « la fiabilité des témoins et des autorités est soumise à examen ». Le mélange des deux donne par conséquent le roman historique (d’abord « nouvelle historique » (1672) par Saint-Réal dans son Dom Carlos), car le « roman met à contribution l’Histoire » et « va se chercher des garants du côté de ces récits factuels […] que sont les mémoires, dont l’auteur […] se pose en histor, en témoin, mieux en acteur des res gestae ». Ainsi, de nombreux écrivains pour s’« exonér[er]du romanesque », imaginent-ils des alibis, des stratagèmes en prétextant manuscrits olographes ou héritages de « papiers » pour se lancer dans l’écriture de romans. Claudie Bernard s’intéresse ensuite à la manière dont le roman historique fait glisser l’histoire des règnes à l’histoire des classes : « L’Histoire de France cesse de se confondre avec celles des nations, des maisons princières et se mue en Histoire des Français (Sismondi, 1821-1844) ». Et la nouvelle histoire est, observe Chateaubriand dans Études ou discours historiques. Des Études historiques, « une encyclopédie », car « rien de ce qui fut ne [lui] est étranger ». Progressivement, l’historien du XIXe siècle « n’est plus l’historiographe officiel, le polygraphe ou l’amateur d’antiquités de jadis ; il devient professionnel – et le plus souvent professeur » : « modeste et prudent, l’expert s’abstiendra de leçons de morale, et d’un quelconque jugement » – forme d’objectivisme que la critique traitera un peu plus loin. À leurs côtés, le vulgarisateur historique (nous citerons ici Dumas en figure de proue) a, lui aussi, « contribué à faire du passé le bien commun du XIXe siècle2 ». Résulte de ces premiers constats l’idée double d’une histoire qui se veut descriptive et une histoire philosophique qui, selon Hegel, doit atteindre la raison à travers « la déraison des hommes ». Tout cela permet à ce nouveau public lecteur de chercher le « roman national » dans ces fictions plurielles qui « revendique[nt] un pouvoir d’explication sociologique et culturelle ». Pour cela, les romanciers historiques doivent réinterpréter l’advenu : les décors (pensons à Madame Bovary qui rêvait de « bahuts, salle des gardes et ménestrels »), les mentalités et les crises de jadis, tout en repérant les mutations et en tentant des rapprochements entre un passé, un présent et un futur – qui seraient la « fonction du poëte » selon Quinet. Ainsi l’histoire est-elle partout désormais ; Claudie Bernard analyse alors cet « envahissement de l’historique », car le « roman historique va tenter, continue-t-elle, de combiner ce privé cher aux modernes à une vision plus ample ».

5La représentation romanesque de l’histoire, dont il sera question dans la deuxième partie (« L’histoire dans le roman historique »), s’intéressera à la fois aux personnages de l’Histoire, « en chair et en os » et à ceux qui sont fabriqués par l’écrivain, les « hybrides » comme les nomme Claudie Bernard, mais aussi à la représentation de l’espace et du temps. « [Leur] re-présentation3, affirme la critique, fait plus qu’offrir un présent au passé, « elle rend une présence aux trépassés », dont l’ipséité reste insondable alors même que le lecteur est tenté de se mettre à la place des individus de jadis. Ainsi, l’Histoire « apporte au roman historique une toile de fond, qui enrichit de nuances chamarrées des descriptions que le roman antérieur gardait vagues et retenues. » La restauration du passé passe donc par une « remise au présent de l’autrefois », que l’on nomme aussi « la couleur des temps » ou « locale » - moquée par un Mérimée, par exemple. « Tout un particulier, regroupé sous l’étiquette de mœurs », si apprécié par les écrivains du XIXe siècle et que l’érudition et « les lettres classiques » avaient maintenu « sous le boisseau de l’universel » va se déverser dans le roman historique, faisant de lui le réceptacle des intérieurs et des détails qui fonctionneront comme des instruments de satire ou de provocation. Idée condensée dans la si belle formule de Yourcenar : « Refaire du dedans ce que les archéologues ont fait du dehors. » L’effet de réel, celui du passé, est alors à son acmé à condition d’en bannir tout anachronisme. Le roman historique propose ainsi « des images », « elles-mêmes, écrit Claudie Bernard très justement, sont des “images de catalogue” qui composent, et à quoi souvent se résume, une tranche de passé », théâtralisée, « mise en fiction » pour reprendre une partie du titre du livre phare de Daniel Maira4. Mais cette couleur des temps peut relever de la fable, en affichant le mensonge comme tel, « sans égard pour les convenances, ni même pour le réalisme. » L’écriture et le langage sont aussi « couleurs du temps ». Ils participent du mouvement de recomposition et de représentation même si d’aucuns préviennent qu’il ne faut pas tomber dans l’archaïsme et l’inintelligible (Walter Scott). Le roman historique, ce sont aussi les aventures. Claudie Bernard analyse très judicieusement la part commune entre l’ad-venu et l’a-venture :

Là où l’approche historiographique est expressément rétrospective, le roman historique adhère à la marche prospective de la diachronie ; là où la première interroge le « pourquoi » (à partir de quoi ?) étiologiques, tourné vers des antécédents, lui colle au « pour quoi » (en vue de quoi ?) qui propulse les agents de l’avant. Il transforme ainsi l’advenu en aventure (p. 211).

6L’aventure se fera alors sous forme proleptique, par « prévisions rationnelles ou précognitions surnaturelles ». L’auteur fera « passer pour futur simple ce qui, pour lui comme pour nous, est en réalité un futur “antérieur” ». Ces scènes aident par conséquent le lecteur à comprendre une histoire en devenir et l’invitent aussi à considérer le roman historique comme un récit qui « aurait pu être », dans une visée clairement uchronique ou contrefactuelle marquée par les interventions, voire les intrusions, de l’auteur au cœur du récit. Cette partie se clôt sur l’idée intéressante que le roman historique est une forme de « palimpseste documentaire » qui récrit en quelque sorte le matériau historique qui ne s’écrit pas réellement, mais qui permet à « la littérature [de le] recueilli[r] et [de le] pérennise[r] », car seul à même de donner cette histoire à lire (legenda, en latin) ou comme le dit si bien Théophile Gautier à Ernest Feydeau : « l’histoire est de vous, le roman de moi ».

7Après avoir posé les bases des divergences et convergences entre le roman et l’histoire/Histoire, Claudie Bernard, dans un dernier mouvement qu’elle intitule « Le Roman historique dans son histoire », va montrer comment les idées des romans historiques expliquent, illustrent l’« Histoire contemporaine ». Reprenant les propos d’Agamben, elle rappelle alors ce que le terme contemporain est en mesure de faire : à savoir « mettre [le temps] en relation avec d’autres temps, de lire l’histoire de manière inédite. » Le présent se retrouve dans l’écriture du passé : dans l’historiographie, les partis pris sont sondés ; dans le roman historique, ils s’expriment différemment, et la rhétorique participe de cette expression idéologique du présent. Le roman du passé devient le miroir des idées du nunc qui « se glissent dans l’inter-dit du texte » alors même que l’historiographie en lisse les incohérences. Bien plus, il interroge sur le poids et la légitimité des institutions, sur le bouleversement des classes, sur l’importance des « sans importance » et sur la mutation des mentalités. Le roman historique porte en lui les sacrifiés de l’Histoire et devient le symbole des interrogations plurielles d’un présent tout aussi pluriel. Avant de clore cette troisième partie passionnante, Claudie Bernard nous prévient et nous engage à ne pas oublier ces écrivains du XIXe siècle :

C’est donc des passants, du public, de nous que dépend la survie efficace de ces textes, qui nous relient aux passés pluriels sur lesquels s’édifie notre contemporain, tout en nous rappelant ce que contient aussi notre avenir – c’est-à-dire, notre mortalité (p. 535).

8Il y a des livres qui marquent, et celui de Claudie Bernard fait partie indubitablement de ceux-là. Vingt-cinq ans après (c’est presque un titre à la Dumas…), elle nous permet de rouvrir son essai avec de très nombreuses nouveautés, puisque, de 1996 à 2021, le roman historique a bénéficié d’études riches et variées (à l’instar de ce qu’elle dit de Richelieu (p. 380) qui doit beaucoup à l’excellente étude de Caroline Julliot5). Remarquons autre chose qui met alors en abyme toutes les réflexions de la troisième partie, car ce « Passé recomposé au XIXe siècle » nouvelle version est aussi un livre qui parle du présent, de notre présent, du XXIe siècle, de « cet historique [qui] ne cesse de s’étirer vers le contemporain : vers une Histoire du présent, fondée sur les témoignages directs et sur l’oralité » (dans l’épilogue). Cependant, les thématiques actuelles débitent davantage « des anamnèses privées, […] locales, minoritaires, jusque-là étouffées, et d’autant plus véhémentes qu’elles redoutent leur abolition » parce que ce même historique « s’enfonce dans des zones nébuleuses [et] se dissémine en micro-Histoire ». L’Histoire au XXIe siècle reste pourtant liée à la littérature, plus que l’on ne le pense, puisque les historiens actuels (Claudie Bernard montre ici l’étendue de ses lectures) ne rechignent pas à « faire de la littérature » et à « exploit[er] les virtualités » grâce à leurs savoirs historiques. L’on pourrait alors se poser la question de la survivance des romans historiques à notre époque. Gérard Gengembre (cité par Claudie Bernard, p. 544) tranche : nous sommes au carrefour d’un « moment littéraire de l’histoire » et d’un « moment historien du roman6 ». Ils survivront, incontestablement, répond la critique. Le genre et ses sous-genres ont alors encore un bel avenir, parce que, conclut-elle : les romans historiques d’hier et d’aujourd’hui « négocie[nt] un passé que les discours n’en finissent jamais de définir, et dont la recomposition est toujours une autre H/histoire » (p. 567).