Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Janvier 2022 (volume 23, numéro 1)
titre article
Liouba Bischoff

Pour une nouvelle idée de la littérature de voyage

For a new idea of travel literature
La Revue des lettres modernes 2021‑2, série : Voyages contemporains, n°3 : « La Littérature de voyage aujourd’hui. Héritages et reconfigurations », P. Antoine, C. Chaudet, G. Louÿs et S. Moussa (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2021, 299 p., EAN 9782406111016.

1Dans un article fondateur pour les études viatiques, Roland Le Huenen posait en 1990 une question faussement simple et devant faire l’objet d’une constante actualisation : « Qu’est‑ce qu’un récit de voyage1 ? » C’est cette question que pose à nouveaux frais, en se tournant vers le contemporain, l’ouvrage collectif La Littérature de voyage aujourd’hui. Héritages et reconfigurations, dirigé par Philippe Antoine, Chloé Chaudet, Gilles Louÿs et Sarga Moussa. Qu’est‑ce qu’un récit de voyage aujourd’hui, dans un monde où les déplacements connaissent encore d’importantes mutations ? Aporie et relance du voyage individuel, multiplication des migrations qui viennent déstabiliser la représentation occidentale du voyage individuel d’agrément, voyage‑enquête pour témoigner de l’état du monde au temps de l’Anthropocène… L’état des lieux proposé dans ce volume est ambitieux et se double d’une interrogation sur la critique elle‑même : dispose‑t‑on des outils adéquats pour penser la littérature de voyage aujourd’hui ? quels sont les critères à retenir pour appréhender un genre aussi protéiforme ? Adapter le discours critique à un corpus en évolution permanente, ainsi qu’à ses enjeux esthétiques et idéologiques, telle est la tâche ardue dont certaines contributions s’acquittent ici de manière remarquable.

La littérature de voyage comme genre(s)

2La préface de S. Moussa formule plusieurs hypothèses de travail : la littérature de voyage serait devenue un genre ouvert, « plus libre qu’avant2 » ; elle serait dotée d’une forte réflexivité, au point qu’elle ne pourrait « aujourd’hui se dire qu’en se mettant elle‑même en cause3 ». La porosité, l’inventivité formelle ou la tendance à contester les usages apparaissent en effet comme des éléments caractéristiques du genre viatique aujourd’hui, et il importe de les souligner même s’ils n’ont rien de radicalement nouveau, participant plus des « héritages » que des « reconfigurations » que ce volume se propose d’explorer — Michaux ou Lévi‑Strauss portaient déjà, en leur temps, un regard plus que critique sur le récit de voyage. L’un des enjeux de ce volume est ainsi de confronter la production contemporaine à l’histoire du genre viatique pour évaluer les effets de rupture et de continuité. L’autre enjeu qu’annonce la préface réside dans un décentrement fondamental, qui vise à intégrer dans le corpus les récits de voyageurs extra‑européens, en considérant que la littérature migrante raconte à sa manière des formes de voyages, même s’il s’agit de voyages forcés. En réunissant des chercheurs d’horizons variés, ce collectif tente de réduire le cloisonnement, qui était jusqu’ici assez marqué — du moins en France —, entre travel studies, migration studies et postcolonial studies. Il se présente en trois parties qui permettent une cartographie efficace d’un corpus rendu vertigineux par l’ouverture revendiquée : poétiques ; genres et médias ; crises et contre‑narrations. On regrette cependant la signification trop floue donnée à l’adverbe « aujourd’hui » dans la préface : alors que le titre du volume laisse présager une approche réellement contemporaine du voyage, la préface dessine un empan chronologique extrêmement large qui s’étend « à peu près des années 50 à nos jours4 ». Or, c’est bien d’un panorama contemporain que la critique avait besoin — ce à quoi contribue tout de même la plupart des articles, hormis un ou deux textes plus décalés —, la seconde moitié du xxe siècle étant déjà bien connue5. La conclusion parle cependant du premier tiers du xxie siècle, ce qui semble davantage correspondre au projet. Tout l’intérêt de ce collectif réside en effet dans la prise en compte d’un corpus en devenir, qui déplace continuellement les définitions génériques et les a priori critiques.

3Les articles qui encadrent le volume auraient pu être réunis dans une section à part, tant ils se font écho — mais l’objectif était sans doute de mélanger les études sur la littérature migrante et celles sur le récit de voyage au sens classique du terme, dans la perspective du décloisonnement souhaité : en intitulant son article « De la littérature voyageuse à la littérature migrante », Charles Forsdick prépare les textes, placés à la fin du volume, de Catherine Mazauric et Véronique Porra, lesquelles étudient respectivement les récits produits dans le cadre de la migration irrégulière, et les contre‑récits d’auteurs francophones qui subvertissent le genre tel que l’a défini une « pratique culturelle hégémonique ». Cette disposition des articles dans le volume oriente nettement ce dernier dans la dynamique décrite par C. Forsdick : le modèle du récit de voyage occidental, qui prévalait encore dans le mouvement Pour une littérature voyageuse au début des années quatre‑vingt‑dix, serait en plein déclin, et laisserait place à une littérature moins solipsiste et élitiste, du moins si l’on prend pour repère le festival « Étonnants voyageurs » et les manifestes qu’il a fait essaimer. C. Forsdick distingue trois étapes dans la prise de conscience croissante des autres formes de mobilité : si la vision du monde et du voyage reste assez étroite dans les manifestes Pour une littérature voyageuse (1992) et Pour une littérature‑monde (2007), elle devient bien plus large avec « Nous sommes plus grands que nous » et Frères migrants (2017). Mais ce changement de paradigme ne saurait s’étendre — alors même que l’étude de C. Forsdick placée en tête a des allures de keynote — à l’ensemble de la littérature de voyage contemporaine, dont il ne constitue qu’une facette même si la tendance est indéniablement à la remise en cause d’un modèle culturel. Les textes évoqués dans les autres articles de la section « Poétiques » continuent à prendre pour objets des récits de voyage écrits par des Européens, le plus souvent de sexe masculin, et entérinent par conséquent la durabilité d’un genre par ailleurs contesté.

4Jean‑Didier Urbain n’interroge pas le corpus de la littérature de voyage en tant que tel, mais plutôt le geste critique qui permet d’en rendre compte, dans une inspiration très genettienne qui ne manque pas de surprendre quand on connaît ses travaux d’un tout autre style sur la sociologie du voyage et du tourisme. En croisant narratologie et anthropologie, il se demande ce que l’on peut « reconstruire du voyage à partir de son récit », et propose des outils pour modéliser les rapports complexes entre l’auteur — divisé entre raconteur et relateur —, le narrateur et le voyageur. Mais l’on voit mal ce que les distinctions proposées apportent à la théorie du récit de voyage, puisque cette approche mène à des conclusions déjà bien connues, telles que l’impossible adéquation entre le texte et la réalité, l’idée du récit de voyage comme palimpseste ou la distinction entre narration, description et commentaire. Inversement, les articles de Jean‑Xavier Ridon, Guillaume Thouroude et Gilles Louÿs s’appuient davantage sur les textes pour élaborer des outils critiques fructueux ou dresser des panoramas essentiels. La « stratégie du vide » que J.‑X. Ridon décèle avec beaucoup de nuances, en combinant approche postcoloniale et écopoétique, chez des voyageurs comme David Lefèvre, Blanche de Richemont, Sylvain Tesson ou Cédric Gras, est en effet au cœur de l’imaginaire contemporain du voyage. G. Thouroude observe pour sa part que le récit de voyage souffre d’un manque de reconnaissance et que les écrivains, notamment Jean Rolin, s’approprient d’autres dénominations pour contourner ce malaise ; il se demande alors quelle expression pourrait lui être substituée, mais ne propose qu’une classification assez floue, où prendrait place la littérature à « orientation géographique ». Si le constat est pertinent, la réponse apportée reste pour l’instant insatisfaisante. G. Louÿs, dans une enquête capitale et foisonnante sur les lieux de publication du récit de voyage aujourd’hui, part du même constat de manque de visibilité, mais n’y voit pas un obstacle à la vitalité du genre, les stratégies étant nombreuses pour lui redonner une légitimité culturelle. Il va jusqu’à retourner sa disqualification en atout, puisqu’elle permet la prolifération des auteurs et des supports dans un paysage éditorial fragmenté mais où le voyage demeure omniprésent. L’étude balaye les collections des éditeurs indépendants, les festivals ou les revues, mais aussi les genres limitrophes du récit de voyage comme le guide touristique, pour conclure à l’impossibilité — réjouissante — de circonscrire ce « corpus sans bords » trop souvent relégué au rang d’infralittérature. G. Louÿs engage ainsi le débat sur la valeur littéraire de certains textes de voyage, question cruciale que ce volume a le mérite d’aborder frontalement en assumant les divergences, alors qu’elle tend le plus souvent à être contournée. Si G. Louÿs refuse les hiérarchisations et accepte la diversité du corpus viatique, il n’en va pas de même de Raphaël Piguet, qui distingue, dans un article incisif sur les mythes du voyage, les usages plus ou moins ironiques ou stéréotypés de motifs éculés. P. Antoine incite, dans la conclusion du volume, à faire preuve de bienveillance envers les textes naïfs qui narrent des « rencontres authentiques ». Mais la discussion se referme un peu vite, alors qu’elle est indispensable pour penser le rapport du discours universitaire à la littérature de voyage contemporaine : face à des textes qui n’ont pas encore été patrimonialisés par les interprétations successives, il convient de réfléchir plus avant aux mécanismes de production des valeurs, et de s’autoriser à prendre position, à valoriser certains objets au détriment d’autres — à condition de garder toujours à l’esprit la fragilité des hiérarchies et la relativité des méthodes critiques.

Ruptures & continuités

5La deuxième partie, intitulée « genres et médias », donne à voir un très large panel de productions viatiques contemporaines en soulignant constamment la tension entre les héritages et les reconfigurations. Dans son étude sur le voyage des écrivains français à bord du Transsibérien, P. Antoine rejoint le constat déjà formulé d’un malaise quant à l’étiquette « écrivains voyageurs », tout en dégageant des récurrences dans les récits de certains membres de l’expédition. Muriel Détrie livre une analyse très fine du voyage‑haïku, identifiée comme un sous‑genre à part entière du voyage contemporain ; Claudine Le Blanc s’intéresse à un angle mort de la recherche sur le récit de voyage, qui s’explique en partie par l’absence de corpus ou par le caractère éphémère de certains textes publiés sur le net avant de devenir inaccessibles : elle se met en quête de récits de voyage de gens de théâtre, mais n’en trouve guère d’autres que Phèdre en Inde de Jean‑Christophe Bailly, qui décrit plus le voyage d’un texte que celui de l’auteur. L’approche est stimulante mais l’on se trouve ici face à un cas limite qui confirme l’acception très large, trop large peut‑être, donnée à la littérature de voyage dans le volume : s’il fallait intégrer la littérature en voyage et tout type de rencontre interculturelle mise en récit, le corpus prendrait des proportions difficilement gérables. Suit un article de Guillaume Soulez qui intègre le médium cinématographique à ce volume éclectique — intégration qui n’est pas assez justifiée alors que le volume s’intitule La Littérature de voyage et non, justement, le récit de voyage, dénomination qui permettrait de jeter davantage de ponts entre les textes et les images animées. L’article semble également décalé par rapport aux enjeux de la littérature de voyage aujourd’hui, puisqu’il porte sur Le Mystère Koumiko de Chris Marker, datant de 1965 : outre que la littérature est évacuée de la réflexion, l’objet d’étude n’a rien de contemporain, ne propose pas de mise en perspective avec le genre viatique — ses héritages, ses reconfigurations — et contraste donc nettement, malgré son intérêt intrinsèque, avec les autres contributions. À l’inverse, l’étude de Danièle Méaux sur le voyage photographique trouve plus facilement sa place au sein de ce collectif, puisqu’elle interroge à la fois des textes et des images sous l’angle de la rupture et de la continuité : les « voyages au cœur de la catastrophe », effectués dans des zones sinistrées, seraient à l’origine d’une forme d’exotisme paradoxal, bien différent de celui qui dépaysait les voyageurs du xixe siècle.

Des contre‑récits de voyage ?

6Le titre de la troisième partie, « Crises et contre‑narrations », laisse à penser que le modèle du récit de voyage est sur le déclin, soit parce qu’il s’enferre dans la répétition de clichés ou perpétue à outrance le « bouviérisme » (l’allégeance à Nicolas Bouvier) sans distance réflexive, comme le montre R. Piguet, soit parce qu’il est bousculé dans ses prérogatives par la perspective postcoloniale ou décoloniale. Sans aller jusqu’à parler de déclin, cette partie offre en tout cas des contrepoints majeurs à l’optimisme des première et deuxième partie, qui donnaient à voir l’effervescence éditoriale et la vitalité de la littérature viatique — même s’il était déjà question du malaise quant aux étiquettes génériques, malaise qui pouvait conduire certains auteurs, à l’instar de quelques écrivains français partis en Transsibérien, à refuser d’écrire de tels récits. L’article d’Olivier Penot‑Lacassagne semble nuancer cette idée d’un épuisement ou d’un déclin, en proposant de voir dans l’œuvre de S. Tesson une « superbe relance » parce qu’elle se situerait dans l’héritage de la Beat Generation de la « séquence urbaine » qui s’ouvre à partir des années 70, mais les quelques lignes qui lui sont consacrées en conclusion ne suffisent pas à nous renseigner sur le devenir contemporain de la figure du beatnik. O. Penot‑Lacassagne se penche certes sur l’épuisement de cet héritage à travers Les Années blanches, un roman de Jean‑François Bizot datant de 1979, mais ce texte semble déjà trop daté pour donner une idée de ce que devient l’imaginaire beatnik dans la littérature de voyage aujourd’hui — une enquête qui aurait été passionnante. Il reste que les articles de C. Mazauric et V. Porra, placés de manière sans doute significative à la fin du volume, livrent une vision cohérente de la reconfiguration du genre aujourd’hui : l’avenir serait aux contre‑récits, relatant des expériences traumatiques telles que des traversées maritimes ou parcours dans le désert, ou venant déstabiliser l’énonciation dans le récit de voyage.

***

7Si cette disposition téléologique des articles tend à valoriser la littérature migrante ou les récits subversifs au détriment de la littérature « voyageuse », modèle à l’hégémonie contestée, cette dernière demeure paradoxalement la plus représentée dans les études qui composent ce volume : ce tiraillement idéologique n’est pas explicité, mais l’on sent que la fusion entre migration studies, travel studies et postcolonial studies n’est pas encore tout à fait accomplie, et que l’intérêt pour les contre‑narrations n’a pas encore supplanté l’attachement à la poétique du récit de voyage héritée du Romantisme. C’est donc un dialogue — très fécond — entre des perspectives divergentes, plutôt qu’une perspective unique, que nous propose La Littérature de voyage aujourd’hui. Tout en reconnaissant les limites du point de vue occidental et masculin autour duquel s’organisent encore la plupart des récits de voyage, ce collectif prend acte de l’abondance de textes publiés et n’abandonne pas les questionnements essentiels qui structurent la littérature de voyage : pourquoi raconter, qui raconte, et quelles sont les frontières du genre ? Conformément à l’objectif annoncé dans le sous‑titre, ce sont bien les héritages et les reconfigurations qui sont ici mis en lumière, à la faveur de panoramas bien utiles pour saisir de nouvelles dynamiques et donner du crédit à un genre perpétuellement en quête de reconnaissance. Malgré quelques approches décalées qui ne portent pas sur la littérature de voyage aujourd’hui, et en dépit de nécessaires angles morts que Philippe Antoine mentionne dans sa conclusion — le voyage de proximité, la dimension encyclopédique ou la question de la littérarité, questions si vastes qu’elles pourraient faire l’objet de volumes à part entière —, ce collectif donne à voir toute la complexité d’un genre en devenir, qui réfracte les enjeux politiques et poétiques du contemporain. Il se heurte à la difficulté de forger de nouvelles catégories qui seraient plus satisfaisantes que celle de récit de voyage ou d’écrivain‑voyageur, mais offre une description minutieuse des nouvelles formes et des nouveaux usages qui bousculent les visions trop essentialisantes de la littérature de voyage, et apporte ainsi une contribution majeure à la redéfinition actuelle du territoire de la littérature6.