Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Janvier 2022 (volume 23, numéro 1)
titre article
Philippe Bringel

Flaubert & les gilets jaunes

Flaubert and the yellow vests
Philippe Dufour, Le réalisme pense la démocratie, Genève : La Baconnière, coll. « Nouvelle collection Langages », 2021, 264 p., EAN 9782889600519.

« Soyons tout ouïe »

1En plaçant cette injonction engageante au seuil de son nouvel essai (p. 44), Philippe Dufour ne nous invite pas simplement à accorder aux romans réalistes une attention soutenue : il indique la méthode qui est la sienne et les fins qu'il se propose. Écouter — bien écouter —, c'est en effet d'abord restituer la tonalité originale d'un texte : tel mot aujourd'hui courant peut avoir été, à tel moment du xixe siècle, un néologisme dont il faut alors examiner la valeur comme signe des temps ; et ces notations de lexicologie diachronique, si elles contribuent évidemment à la rigueur des raisonnements, constituent aussi, au fil des pages, l'un des principaux charmes de cet essai. Écouter, c'est aussi faire la part des discours qui accompagnent les romans, de la première réception aux usages scolaires contemporains : or ces discours peuvent enrichir le texte d'harmoniques (en particulier pour la première réception, à laquelle Ph. Dufour est très attentif), comme aussi l'assourdir (et rabattre éventuellement la lecture sur le seul « plaisir du texte » : danger plus moderne et plus pressant). Enfin et surtout, il y a dans le modèle de l'écoute un caractère d'immédiateté qui exprime assez l'ambition de Ph. Dufour : ces textes nous parlent, doivent nous parler, et s'il faut scruter rigoureusement le contexte dans lequel ils sont nés, ce n'est que pour mieux entendre ce qu'ils nous disent de notre présent — ce qu'ils nous disent à leur manière, qui n'est pas celle du discours explicite, mais bien de l'œuvre d'art.

2Écoutons donc : ces textes ont beaucoup à nous dire, puisque « le réalisme pense la démocratie », et que l'époque que nous vivons ne manque pas d'événements qui, en cette matière, donnent eux aussi à penser.

Scepticisme politique du roman réaliste

3Ce qu'ils ont à nous dire, c'est ce qu'on n'entend nulle part ailleurs, ou du moins ce que seule la littérature nous apprend à entendre. En effet, le propre de la littérature réaliste, selon Ph. Dufour, n'est pas — précision nécessaire, du fait des suggestions que comporte la notion de « réalisme » et de la fortune de la théorie du « miroir » — de proposer une représentation du monde contemporain, mais d'interroger les systèmes de pensée qui cherchent à rendre compte de ce monde, et de mettre en évidence leurs limites, leurs paradoxes, à l'occasion leur violence ou leur bêtise. Dans la mesure où ces systèmes s'expriment par des discours, l'homme de mots qu'est l'écrivain s'emploie volontiers à intégrer dans ses fictions des bribes de ces discours (révélant ainsi la nature réelle de ce qu'on n'avait pas encore l'ingénuité d'appeler des « éléments de langage »), que le principe même de la citation, qu'il soit explicite ou non (c'est alors tout l'enjeu de l'ironie), suffit à placer sous la lumière crue de l'analyse critique. Et dans ce siècle de révolutions qui voit s'imposer l'idée de démocratie, ce sont particulièrement les discours libéraux (notion dont la teneur évolue au fil du siècle) que le roman met ainsi en jeu. L'hypothèse que vérifie l'essai de Ph. Dufour se formule donc dans ces termes : « il y a dans les fictions réalistes, en palimpseste, raturées, écornées, les théories libérales ». Ce travail sur les discours n'est cependant pas la seule façon qu'a le roman de donner à penser : certaines images, certains personnages typiques, certaines scènes, analysés au fil de l'essai, contribuent eux aussi, de roman en roman, à l'expression, par les écrivains réalistes, de ce qu'on peut appeler leur scepticisme politique.

4Le corpus, organisé autour d'un « cinq majeur » (Balzac, Stendhal, Flaubert, Hugo, Zola), est constitué de façon à couvrir l'ensemble du siècle et à mettre en évidence quelques grands moments dans l'évolution de la pensée libérale telle qu'elle est interrogée par le roman. Dans la première moitié du siècle, le genre accompagne l'évolution de la société aristocratique vers une société bourgeoise. Après 1848, à un moment où deux conceptions distinctes de la démocratie — sociale et libérale — polarisent le débat politique, le roman accueille volontiers « les laissés‑pour‑compte de la démocratie libérale ». Enfin, alors que s'impose durablement la Troisième République après un siècle de révolutions, les romanciers continuent à porter sur la démocratie censément triomphante un regard perspicace, de nature à mettre au jour l'importance persistante, dans ce nouveau contexte, des intérêts individuels.

5Les lecteurs du temps ne s'y trompaient pas : le roman réaliste est politique ; et alors que ces œuvres ont d'abord été considérées comme un danger dans l'ordre moral, Ph. Dufour observe, au fil du siècle, une politisation des critiques, qui tendent à déceler dans les romans un sourd fondement « démocrate », susceptible de menacer les demi‑mesures bourgeoises auxquelles ont abouti les révolutions successives. Voici, par exemple, que Madame Bovary devient le roman de « l'exaltation maladive des sens et de l'imagination dans la démocratie mécontente » (p. 35) : curieuse perspective retenue par Armand de Pontmartin en 1857, et de nature à justifier l'intérêt de la méthode de Ph. Dufour, qui s'appuie sur cette première réception pour restituer la puissance subversive des romans réalistes.

6Malgré l'effroi de certaine critique bourgeoise, cette remise en cause par le roman de la situation politique contemporaine ne comporte (à de rares exceptions près) nul programme positif : Flaubert, par exemple, veille, avec la hargne scrupuleuse qu'on lui connaît, à charger également les bourgeois et le peuple. Mais enfin c'est agir que d'observer, et pour ne pas se jeter dans une cause, le sceptique n'en pense pas moins : et l'on se réjouit à cet égard de voir Ph. Dufour s'inscrire en faux contre le portrait par Sartre de Flaubert en « chevalier du Néant » (p. 28).

Dialogue avec Tocqueville

7C'est à la lumière des réflexions de Tocqueville que Ph. Dufour examine cette observation critique, par la littérature réaliste, des avatars de la démocratie. À Tocqueville, il emprunte particulièrement trois notions : « mobilité », « médiocrité » et « humanité », qui structurent l'essai en trois parties correspondantes. Sans être des données absolument fermes, ces trois traits de la démocratie font nécessairement, dans l'essai de Tocqueville, partie d'un système de pensée : or, passés dans l'univers de l'expérience romanesque, mis à l'épreuve de la fiction, ils deviennent au contraire, et c'est l'enjeu essentiel de l'étude de Ph. Dufour, des « variables », des « notions problématiques ». Tocqueville, qui fournit l'arrière‑plan théorique de la réflexion, permet donc aussi de mesurer la distance qui sépare l'expression d'une pensée dans un essai systématique, d'une part, des développements de la « morale en action » par le roman, d'autre part. Sur un tout autre plan, on devine aussi que Ph. Dufour prend à ce compagnonnage un plaisir d'ordre stylistique : si l'on apprécie comme lui le « génie de la formulation » de Tocqueville (p. 8, p. 73), il faut dire que Ph. Dufour n'est pas en reste, et que son écriture à la fois vigoureuse et soignée1 fait entendre au fil des pages une voix toute personnelle, et s'inscrit ainsi dans la tradition la plus agréable du genre de l'essai.

« Mobilité »

8La « mobilité » caractéristique de la démocratie prend la forme de l'ambition (objet du chapitre premier), qui n'est plus la passion funeste de personnages tragiques en mal de générosité, mais passe au roman, dont elle devient le principal moteur, subordonnant l'amour même. Il s'agit, pour le héros de roman, de réussir, puisque aussi bien la chose devrait être possible à l'ère démocratique. C'est cependant au prix de la vertu : se pousser, c'est souvent écraser, et la liberté s'accommode mal de l'égalité, pour ne rien dire de la fraternité. Règne alors la loi du plus fort : le libéralisme vire au « darwinisme social », et le roman se fait l'écho de cette inflexion, en développant à l'envi l'image de l'appétit animal de l'homme, dont Ph. Dufour indique le parcours, de Balzac à Hugo et Zola — et jusqu'aux « gilets jaunes » dénonçant des dirigeants qui « se gavent ». Immorale, l'élévation que l'on doit à l'ambition est également fragile : le « déclassé » (le mot désignant alors aussi bien le déclassement vers le haut que vers le bas) a tôt fait d'être rappelé à sa condition initiale par un revers de fortune, car la mobilité ne saurait se stabiliser en un ordre nouveau.

9Or Larousse, à l'article « Déclassé » de son Dictionnaire, recourt curieusement au mythe d'Icare (qui donne son fil directeur au chapitre II de l'essai) pour exalter le désir d'élévation des classes inférieures, de sorte que la chute semble fatale, du moins pour ceux qui font la sourde oreille aux conseils de modération prodigués par Dédale. Un Icare qui se montrerait plus docile à l'égard de son père, et ne s'élèverait pas trop haut : serait‑ce là, plutôt que dans une réelle ouverture des horizons, qu'il faudrait chercher le modèle de mobilité inavoué de l'âge libéral ? Fidèle à sa vocation critique, le roman s'intéresse en tout cas volontiers à cette classe intermédiaire des « ni riches ni pauvres » (p. 79), dont la situation, parfaitement figée en réalité, permet aux romanciers de « déconstruire le mythe libéral » (p. 81) ; tel personnage parvient‑il à s'élever, que les circonstances ont tôt fait de le ramener à ce que Guizot persiste à appeler sa « sphère naturelle ». En somme — et Ph. Dufour continue, en conclusion de la première partie de son essai, à rappeler l'actualité des questions soulevées par ces romanciers et à tendre une oreille attentive aux mots pour les dire —, « du mythe d'Icare, il ne reste pour les condamnés de ce monde qu'un ascenseur social en panne et pour les heureux des parachutes dorés qui leur donnent envie de tomber » (p. 99).

« Médiocrité »

10Fondement et dérive de la démocratie, la « médiocrité », quant à elle, est à la fois pour Tocqueville une nécessité liée à l'idéal égalitaire, et un puissant étouffoir : « J'avoue que je redoute bien moins, pour les sociétés démocratiques, l'audace que la médiocrité des désirs ; ce qui me semble le plus à craindre, c'est que, au milieu des petites occupations incessantes de la vie privée, l'ambition ne perde son élan et sa grandeur ; que les passions humaines ne s'y apaisent et ne s'y abaissent en même temps, de sorte que chaque jour l'allure du corps social devienne plus tranquille et moins haute » (p. 108) ; et de fait (chapitre III), l'homme supérieur, qui fut longtemps le héros privilégié du roman, se voit opposer désormais l'inertie, sinon l'envie, d'une foule anonyme de « médiocrités » — pluriel typique du temps, dont la récurrence chez Balzac est frappante, et qui se fond chez Flaubert en cet « on » sans visage, porteur des refrains de la bêtise ambiante. Il ne reste plus au roman qu'à montrer comment l'ambitieux, dans une société qui se définit désormais comme une véritable « médiocratie », se dissout dans la masse des velléitaires pusillanimes : « Raphaël avait pu tout faire, il n'avait rien fait » (p. 119).

11Le roman réaliste français apparaît bel et bien comme « le roman de la médiocrité » (p. 122). À la question de la satisfaction des besoins matériels, il ménage, partant, toute la place qu'elle a dans cette société en mal d'idéal (la recherche du « comfort », la tendance à s'« embourgeoiser », le goût pour le « positif » : autant de symptômes lexicaux de cet état d'esprit), jusqu'à mettre en évidence l'exaltation de l'argent au rang de véritable religion des temps modernes (chapitre IV). Or, si la satire est manifeste, elle peut aussi se confondre à l'occasion avec une certaine fascination pour le pouvoir merveilleux de l'argent : c'est ainsi que Saccard (L'Argent) est chanté comme « le poète du million », et que Zola lui‑même, sous le regard sceptique de Ph. Dufour, se félicite de l'émancipation, par l'argent, des écrivains de son temps (« l'argent a créé les lettres modernes » [p. 152]).

« Humanité »

12À égaliser les conditions, la société démocratique gagnerait, selon Tocqueville, en « humanité » (envers glorieux de la médiocrité), chacun étant capable d'éprouver ou de juger comme tel autre, devenu son semblable. Dans le chapitre probablement le plus personnel de l'essai (V), Ph. Dufour interprète l'apparition ponctuelle, mais récurrente, de personnages en apparence insignifiants — qui n'ont pas même le statut de personnages secondaires —, comme l'expression romanesque de la sympathie des auteurs, même réputés les plus froids (Flaubert, et, à l'horizon, Céline), à l'égard du genre humain : ces « comparses », qui à peine évoqués disparaissent, s'ils n'ont pas encore la place que leur a donnée naguère l'auteur des Vies minuscules, n'en constituent pas moins une galerie sensible de « portraits singuliers » (p. 165) ; au demeurant ces « passants de la démocratie » (titre du chapitre) sont également, dans leur fugacité, les contemporains de la « Passante » de Baudelaire.

13L'évidence de l'humanité d'autrui s'exprime aussi sous la forme d'extases ponctuelles, tel personnage s'avisant tout à coup qu'il a quelque chose en partage avec tel autre qui, jusqu'alors, n'appartenait pas au même monde. Puisque le temps n'est plus où l'on pouvait constater amèrement que « Mme de Sévigné ne concevait pas clairement ce que c'était que de souffrir quand on n'était pas gentilhomme » (Tocqueville, cité p. 194), voici qu'Hamilcar, s'apprêtant à sacrifier l'enfant d'un esclave, suspend un instant son geste, « ébahi » par la douleur du père : « il n'avait jamais pensé — tant l'abîme qui les séparait l'un de l'autre semblait immense — qu'il pût y avoir entre eux rien de commun » (chapitre VI) ; et si le Carthaginois du roman historique, après ce frémissement, passe outre, il en va tout autrement, à l'aube de la démocratie, de Tellmarch sauvant Lantenac « parce que c'est un homme » (p. 205), dans ce Quatrevingt‑treize qui chante « la victoire de l'humanité sur l'homme ». À l'horizon, on trouve chez Céline la magnifique scène d'Alcide, dont on apprend qu'il prend soin, à distance, d'une nièce orpheline2.

14Mais enfin ce sont là des éclairs d'humanité, d'autant plus aveuglants qu'ils sont brefs, et qui disent aussi, par leur fugacité, que ces rencontres d'homme à homme ne sont pas la loi générale de la démocratie en acte. C'est peut‑être du côté de la « rue » (chapitre VII), espace de plus en plus volontiers dépeint par les romans de la seconde moitié du siècle, et dont Hugo se fait généreusement l'analyste, qu'il faut chercher, alors, la véritable « conscience vigile de la démocratie » (p. 236). Que l'irruption de « la rue » inquiète, que l'émeute littéralement dégoûte (L'Éducation sentimentale), le roman ne s'en cache pas : mais « il y a toujours une certaine quantité de droit même dans cette démence » (Les Misérables, cité p. 236). Telle serait, pour ainsi dire, la réponse de Hugo, par‑delà les siècles, à Emmanuel Macron affirmant que « la démocratie, ce n'est pas la rue » (p. 238).

***

15L'abondante matière rassemblée par Ph. Dufour s'ordonne donc selon une perspective convaincante, qui confère une nouvelle vivacité aux passages ainsi rapprochés, et balaie le voile de poussière dont on peut craindre quelquefois que ces classiques soient offusqués. D'autres que lui, certes, n'avaient pas manqué d'examiner de quelle façon le roman « pense la démocratie ». Jacques Rancière, par exemple, que l'on rencontre à juste titre à propos des « Passants de la démocratie » (chapitre V, p. 162), pourrait aussi ajouter, littéralement, un niveau aux analyses du chapitre VII : car s'il est vrai que dans la seconde moitié du siècle, et exemplairement dans Les Misérables, « la parole est à la rue » (titre de ce chapitre chez Ph. Dufour), il y a encore, sous la rue, et formant comme le négatif du « tapage des orateurs » en surface, l'égout, où, note J. Rancière, « les dépouilles mêlées de la grandeur et de la misère, de la pompe sociale et de l'artifice théâtral témoignent d'une autre égalité en un autre langage3 ». Mais tous les efforts sont bienvenus pour démontrer la pertinence, en toute circonstance, de cette forme de scepticisme (p. 12) à laquelle la littérature nous appelle, de ce « pouvoir d'inquiéter » qui est le sien (p. 41), de sa capacité enfin à « se tenir en dehors du discours social reçu » (ibid.) ; et Ph. Dufour s'y emploie avec une vigueur particulière, qui fait tout le plaisir de la lecture de cet essai.

16De cette vigueur, le titre de ce compte rendu essaie à sa manière de se faire l’écho. Pareil engagement aboutit ponctuellement, comme il est naturel, à des raisonnements que le lecteur peut ne pas partager : je n'entends pas quant à moi, par exemple, « le vice du quibus » dans l'expression latine « quibuscumque viis » (p. 60), ni ne passerais par une « écoute flottante » pour apprécier les connotations du marbre dans telle scène de Salammbô (p. 194). Mais (et cela pourrait aller sans dire) c'est tout l'intérêt d'une réflexion vraiment personnelle que d'appeler ainsi à la conversation — et puis l'on y gagne par ailleurs, au détour d'une page, le compagnonnage réjouissant d'Achille Talon, qu'on n'attendait pas là, mais qui figure efficacement la « morose sagesse de la médiocrité » (p. 122‑123).