Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Décembre 2021 (volume 22, numéro 10)
titre article
Francesca Lorandini

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L’Écrivain comme marque, sous la direction de Marie-Ève Thérenty & Adeline Wrona , Paris : Sorbonne Université Presses, 2020, 246 p., EAN 9791023106480.

1L’hypothèse de travail qui a conduit la rédaction de cet ouvrage est établie d’une manière très ferme dans l’introduction de Marie-Ève Thérenty et Adeline Wrona selon qui, à partir du xixe siècle, il devient possible d’envisager l’écrivain comme une marque. Et cela, au fond, pour deux raisons contiguës, l’une concernant l’évolution du domaine esthétique et l’autre concernant le nouveau rôle joué par l’écrivain dans la société.

2Plusieurs éléments entrent en effet en jeu au xixe siècle : le pouvoir spirituel de l’église est devancé par ce que Paul Bénichou a appelé le sacre de l’écrivain1 ; un nouveau régime de singularité, comme l’a dit Nathalie Heinich2, instaure un nouvel élitisme fondé sur le mélange de vocation et d’excentricité qui rendrait unique tout artiste ; le lien entre nation et littérature s’incarne dans la figure du grand écrivain rayonnant au-delà des frontières3 ; le métier d’écrivain se professionnalise et acquiert une valeur sociale nouvelle coexistant avec d’autres forces de la production, comme l’ont fait remarquer, entre autres, les études de Pierre Bourdieu et d’Alain Viala. L’autonomisation progressive du champ littéraire engendre une transformation de l’identité de l’écrivain, devenant à la fois le garant de l’authenticité de l’œuvre, une figure publique, la conscience d’une nation, un guide dans les adversités de la vie permettant aux lecteurs de décrypter le réel et de construire leur moi4, et un agent commercial dont le statut d’auteur servirait, aussi, de critère d’évaluation esthétique. Une nouvelle attitude à la fois comportementale et discursive s’accompagne d’un appareil scénographique et de la fabrication d’un ethos qui ne peut pas se passer de la dimension marchande et médiatique5. Une fois devenu un pion sur l’échiquier du marché, l’écrivain se placerait donc forcément dans une situation de branding, à savoir dans une condition où son identité se prête à être utilisée, travaillée et retravaillée comme une marque.

L’auteur en question

3Le concept de marque associé à la notion d’auteur se montre particulièrement fertile pour les études littéraires car il combine des éléments qui, par tradition disciplinaire, appartiennent à des domaines d’études différents, comme la sociologie de la littérature, l’histoire de l’édition, l’histoire littéraire, la théorie de la littérature, l’histoire du droit et du marketing, la communication et le management. Cette association permet à la fois de déjouer l’opposition trompeuse entre la valeur esthétique et la valeur commerciale d’une œuvre et de mieux saisir ce qu’est la figure de l’écrivain depuis à peu près deux siècles, en mettant à jour toute une série de paradoxes qui concernent la société de consommation :

Penser l’écrivain comme marque, c’est donc interroger le fonctionnement du marché de la littérature, depuis que le livre est entré dans l’âge de la culture de masse, au tournant du second xixe siècle. Mais c’est aussi faire l’hypothèse que ces conditions matérielles de la vie littéraire ne sont pas sans incidence esthétique, modifiant tant les figures d’auteurs, que la nature des textes publiés. Le développement d’une société de consommation, et celui, parallèle, d’une culture industrialisée, rendent sensible et finalement hautement problématique la valeur de singularité des textes, des objets, voire des individus. Se différencier dans un régime de massification, assurer la reproductibilité d’une signature valant comme sceau d’unicité : autant de paradoxes auxquels se confronte, si l’on accepte ici la comparaison, l’écrivain comme l’objet de marque. (p. 11)

4La question, ici, n’est pas de ratifier la primauté du marché et de la logique capitaliste, ou de soutenir que l’optimisme et la positivité postiches du discours publicitaire dominant la société de consommation auraient atteint la circulation de tout produit littéraire, mais plutôt de mettre en relief des éléments qui d’habitude ne rentrent pas dans le débat littéraire et qui en assurent pourtant l’existence. Il est question, en outre, d’essayer de retracer de phénomènes économiques et médiatiques qui suivent et influencent l’évolution des pratiques de la création, en modifiant notre vision de ce qu’est un auteur. Dans son article, Matthieu Letourneux fournit une liste qui rend bien compte des quelques changements majeurs qui ont atteint le domaine du littéraire au cours des dernières décennies :

La montée en puissance des imaginaires sériels (genres populaires, personnages et univers transfictionnels), le poids grandissant de la circulation transmédiatique des textes à travers des processus d’adaptation, de prolongements et déclinaisons, le rôle croissant des modes d’expression visuels de l’imprimé (bande dessiné, album), jouant sur les échanges avec les esthétiques d’autres médias, le poids dans les pays anglo-saxons des agents et des syndicats dans la sérialisation des textes, l’intégration presque systématique de la littérature dans les politiques de développement de licences transmédiatiques (sous forme de produits dérivés et novelissation) […]. (p. 35)

5Ce n’est pas un hasard si les auteurs commencent à déposer leur nom au registre des marques (p. 33) et on remarque une tendance des industries créatives à passer du trademark au copyright : « le glissement du copyright (protégeant l’œuvre unique) vers le trademark (protégeant une marque déclinée en une série de produits aux créateurs multiples) correspondrait alors à un processus d’ajustement juridique à ces transformations des pratiques culturelles » (p. 47). Autrement dit : le droit vient ratifier une nouvelle conception de l’auctorialité, qui est de plus en plus axée sur l’idée, l’intention, le projet plutôt que sur l’œuvre matérielle.

6Cependant, tout en présentant aussi des contributions sur la littérature contemporaine et ses liens aux nouveaux médias et aux réseaux sociaux, L’écrivain comme marque vise surtout à mener une réflexion sur la longue durée. Dans cette perspective, il s’insère dans le sillage des études sur les rapports entre la littérature et la publicité6, en mettant en relief ces mutations qui ont façonné la physionomie de la littérature des deux derniers siècles : l’institution de la propriété intellectuelle et son lien avec la propriété industrielle, l’influence des modes de fonctionnement de la presse sur la littérature, le rôle ambivalent des nouveaux médias en tant que médiateurs, les rapports entre standardisation et différenciation à l’ère de la reproductibilité technique. Il en résulte une image de l’auteur à la fois inédite et reconnaissable, car nous sommes bien sûr depuis longtemps habitués à penser l’écrivain comme un maillon de la chaîne de cette littérature industrielle blâmée par Sainte-Beuve qui est pourtant la littérature tout court, mais nous sommes moins habitués à concevoir la marque-auteur comme un élément central d’une poétique, ou à envisager le branding au-delà de la donnée marchande afin d’y voir ce qui soude le rapport avec le lecteur, et donc un élément important de la réception.

Pouvoirs de la fiction

7Et pourtant, il suffit de penser à deux écrivains aussi éloignés que Michel Houellebecq et Elena Ferrante qui suscitent, chacun à sa manière, l’engouement de leurs lecteurs : ils se sont servis du retentissement médiatique de leur figure d’auteur, l’un pour en faire une matière romanesque, l’autre pour découvrir de nouveaux espaces de création. Dans les deux cas, l’image de l’auteur qu’ils véhiculent dans la sphère médiatique marque le rapport qu’ils entretiennent avec leurs lecteurs, non pas en tant qu’incarnation d’une pensée, ou d’une vision du monde (celle-ci serait déjà évidente par la lecture de leurs œuvres), mais plutôt comme gages de vérité donnés à la fiction, comme garants d’un univers dans lequel les lecteurs ont appris à se connaître et à se reconnaître. Les attitudes de ces deux auteurs sont, à maints égards, opposées : d’une part, avec Houellebecq, nous avons un auteur hypermédiatisé qui n’arrête pas finalement de se cacher et de disperser ses traces7, d’autre part, avec Elena Ferrante, nous avons un auteur caché qui ne refuse pas de se livrer à son lecteur8. Il n’en demeure pas moins que leurs figures publiques font désormais partie de leurs univers fictionnel, et l’exploitation promotionnelle de leur image — qu’elle soit absente, fuyante ou équivoque — rentre dans la stratégie commerciale qui a été construite autour de leurs livres. Dans ces deux cas, le discours médiatique et le discours poétique se mêlent, et toute analyse voulant saisir la complexité de leurs œuvres ne tenant pas compte de ce mélange manquerait sa cible. Dans les rapports qu’ils entretiennent avec l’édition, la critique et les médias — à partir de leur figuration iconographique (ou non-figuration iconographique9) —, ils sont en somme deux manifestations exemplaires de l’écrivain comme « objet culturel », pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif paru il y a quelques années10.

8Au fil des articles composant L’Écrivain comme marque, il est à plusieurs reprises question de Michel Houellebecq, et notamment de la mise en abyme qu’il effectue dans la Carte et le Territoire. Dans ce roman, il met en scène un personnage qui s’appelle Michel Houellebecq étant à la fois une caricature de l’auteur réel et le représentant d’une catégorie professionnelle qui serait soumise, comme tout produit commercial, aux lois d’un marché réglé par une « exigence de nouveauté à l’état pur11 ». Un roman d’artiste, à la manière du Chef d’œuvre inconnu de Balzac et de la tradition qui en est née12, et notamment un roman de peintre, qui selon Jérôme Meizoz dirait « les enjeux de la transformation des êtres en images » (p. 163), où Houellebecq-personnage serait aussi bien le porte-parole de Houellebecq-auteur prônant un art « transpersonnel, capable de voir au-delà du régime de singularité qui gouverne le champ artistique depuis deux siècles » (p. 164) que l’incarnation d’un devenir-marque auquel aucun écrivain ne peut se soustraire. La métaphore du titre, qui se retrouve à plusieurs niveaux de la narration, définirait ainsi un partage, une séparation, dont désormais plus personne ne peut se passer, à savoir le clivage qui s’est établi dans un monde de simulacres et simulation — pour utiliser le lexique de Baudrillard — entre la carte et le territoire, entre la représentation et son référent. Par le déchiquètement de l’auteur mis en scène dans le roman, Houellebecq semblerait vouloir anéantir le devenir-marque de l’auteur dans l’espace public médiatique : le meurtre de l’écrivain est en effet accompli par le voleur du tableau qui représente justement l’auteur lui-même, et l’image de Houellebecq devient ainsi la cause directe de sa mort.

9Dans cette perspective, Elena Ferrante constitue une sorte de contre-exemple, car elle a puisé des ressources créatives inédites dans son choix de ne pas révéler son identité. Au départ, ce choix aurait été dirigé par la confiance dans l’autonomie du texte écrit ne nécessitant aucune forme de parrainage pour être compris, ainsi que par une forme de timidité et par le désir de préserver un espace personnel, loin de toute spectacularisation. Au fur et à mesure cet espace personnel se serait pourtant transformé en une sorte de réservoir pour le processus de création. Elle a parlé, notamment, d’un élargissement des possibilité données à l’écriture par son absence physique : grâce au fait de se soustraire de la pratique éditoriale ordinaire plaçant l’écrivain en chair et en os sur le devant de la scène médiatique, elle aurait pu devenir elle-même, en tant qu’auteur, un personnage de fiction, et cela aurait créé un nouveau territoire littéraire, prêt à être arpenté par l’imagination du lecteur. L’« absence structurelle13 » agirait sur l’écriture d’une manière très concrète, comme Elena Ferrante l’a dit dans un entretien avec ses éditeurs :

Je vais essayer de le dire du point de vue des lecteurs, que Meghan O’Rourke a bien résumé dans le Guardian. Elle a distingué avec clarté les effets de cette expérience d’écriture. « Our relationship to her, a-t-elle souligné en parlant de la relation entre le lecteur et l’auteur qui choisit de se séparer radicalement de son livre, is like that which we have with a fictional character. We think we know her, but what we know are her sentences, the patterns of her mind, the path of her imagination. » Cela semble peu, mais c’est énorme à mes yeux. Aujourd’hui, on estime naturel que l’auteur soit un individu déterminé, inévitablement hors du texte, et qu’il faille s’adresser à lui, connaître tout de sa vie plus ou moins banale, pour en savoir plus long sur ce que nous lisons, pour mieux comprendre ses œuvres. Pourtant, il suffit de soustraire cette individualité au public pour que le phénomène qu’a souligné Meghan O’Rourke se produise. Nous nous rendons compte que le texte est plus riche qu’on ne l’imagine. Il s’est approprié la personne qui écrit, et cette personne est là, elle se manifeste sous un jour qu’elle ignorait elle-même. Quand on s’offre au public en tant que pur et simple acte d’écrire — la seule chose qui importe vraiment en littérature —, on devient une partie inextricable du roman ou des vers, de la fiction. Voilà ce sur quoi j’ai travaillé au fil des ans, avec une conviction croissante, en particulier dans L’amie prodigieuse. La vérité d’Elena Greco, personnage bien différent de moi, dépend de la vérité avec laquelle mon écriture la crée et donc de la vérité avec laquelle je parviens à mettre au point mon écriture14.

10En outre, le vide créé par son absence de l’espace médiatique l’aurait poussée à inventer de nouvelles stratégies d’écriture permettant aux lecteurs de bien distinguer, à l’intérieur même du texte, la voix de ses narratrices, la voix de ses personnages et sa voix d’auteur. Ce travail de distanciation et de mise au clair de différentes voix habitant son écriture l’aurait poussée à travailler ses propres angoisses pour y retrouver finalement ces images obsédantes qui l’ont hantée jusqu’à devenir les emblèmes marquant à jamais le monde de ses livres (comme le vol d’une poupée ou la forme étrange d’attraction-répulsion engendrée par l’enlèvement d’une fillette15).

La fabrique de l’auteur

11Envisager l’écrivain comme une marque peut placer la poétique d’un auteur sous un jour nouveau, mais cela permet aussi de réfléchir aux enjeux commerciaux et symboliques des maisons d’édition. Si on considère en effet le branding comme une manière de raconter l’unicité d’un produit, tout en le rendant désirable, on comprend le rôle que la communication peut jouer dans l’imaginaire de chaque lecteur, et aussi dans l’imaginaire de celui qui ambitionne à devenir écrivain.

12M.-È. Thérenty envisage le cas Minuit comme un phénomène lié « à la construction d’un rapport spécifique entre l’auteur et l’éditeur, et plus particulièrement entre la marque-auteur et la marque-éditeur » (p. 92). L’air de famille reliant tous les auteurs du catalogue, la célèbre photo du Nouveau Roman de 1959, l’égide de Beckett du côté de la posture et celle de Lindon du côté de la rigueur intellectuelle : tous ces éléments constituent autant de signes s’agglomérant autour de la marque Minuit qui contribuent à la création de son autorité. C’est cette « fiction d’autorité » (p. 97) — racontant une maison d’édition sérieuse, sobre, publiant le meilleur de la littérature de notre époque — qui pousserait les aspirants écrivains à vouloir être publiés chez Minuit afin de devenir de véritables écrivains. Cette fiction d’autorité serait en outre bâtie en empruntant des techniques ou des outils au marketing, comme l’insertion dans le catalogue de ce que Thérenty propose d’envisager comme du product placement : c’est le cas de Jérôme Lindon de Jean Echenoz et de L’Urgence et la Patience de Jean-Philippe Toussaint, deux livres écrits par deux auteurs Minuit promouvant Minuit. La narration qui construit la marque Minuit est tellement contraignante qu’elle se cognerait parfois contre les auteurs mêmes (M.-È. Thérenty mentionne les cas de Marie N’Diaye, François Bon et Patrick Deville), engendrant ce genre de phénomène que Caroline Marti dans son article définit comme une « résistance au marquage » (p. 83). Si pour exister dans l’univers du marché culturel une maison d’édition doit en effet gérer son image et rassembler autour d’elle un ensemble de signes et des gestes l’identifiant (c’est la définition sémiotique du branding), être écrivain peut vouloir dire, aussi, aller à l’encontre de la narration d’une maison d’édition et de la valeur symbolique qu’elle transmet, afin de pouvoir s’exprimer de manière pleine et autonome. De nouvelle pistes de recherche s’ouvrent pour l’histoire des idées, car l’étude, par exemple, des polémiques entre un auteur et sa maison d’édition sous cet angle-là pourrait permettre d’affiner l’analyse du réseau des médiations à l’intérieur du champs littéraire, afin de mieux saisir le rôle d’un intellectuel à une époque donnée. En outre, comme le montre Ruth Amossy dans son article, le rapprochement de notions comme ethos, marque, branding, pourrait permettre de combiner les grilles d’analyse provenant de l’analyse du discours à celles du marketing et de saisir des aspects importants de cette tension entre capital symbolique et capital économique qui touche forcément tout auteur ainsi que son image (p. 165-174).

13Car si, comme le dit Benoît Heilbrunn « les deux fonctions essentielles de la marque sont l’identification de l’origine et la différenciation16 », en tissant un récit « qui consiste à incarner les valeurs, la vision et la mission de la marque à travers une histoire qui fasse sens pour le consommateur17 », on comprend bien que le fait d’envisager un auteur comme une marque nous permet de saisir les stratégies par lesquelles il se donne le droit d’exister dans le monde littéraire, en mettant en avant la singularité de sa pensée et sa conception de la littérature. C’était le cas il y a deux siècles pour Alexandre Dumas —  sur lequel se penche Sarah Mombert (p. 51-62) —, qui se sert des techniques apprises au théâtre pour créer un véritable atelier de production d’ouvrages écrits de manière collective mais portant sa seule signature, et qui fidélise ses lecteurs grâce aux valeurs qu’il exprime dans la presse, ou à travers ses personnages, et par la construction d’un mythe familial. C’est le cas aujourd’hui pour un écrivain comme Orhan Pamuk, qui, selon Adeline Wrona, invite à « explorer le lien entre mise en marque, mise en fiction, et posture auctoriale » (p. 144) à travers son projet du Musée de l’innocence — comprenant à la fois un roman, un véritable musée et un catalogue — au cœur duquel il y a une prétendue mémoire des objets : la marque est aussi bien un indicateur de réalisme qu’un déclencheur d’histoires, ainsi que l’élément permettant à l’auteur de s’autoreprésenter sous plusieurs formes (incarnant, à tour de rôle, les trois instances du discours, à savoir la personne, l’écrivain et l’inscripteur, et se montrant aussi en tant collectionneur) (p. 148-149). C’est aussi le cas pour François Bon : si, d’une part, interroger la marque constitue pour lui un engagement politique et esthétique (Daewoo), d’autre part, par sa présence en tant qu’auteur sur les réseaux (à travers différentes projets tel que la plateforme d’édition numérique publie.net, ou le magazine de fictions en ligne nerval.fr, ou encore le projet Tiers Livre) il semble créer ce que Florence Vinas-Thérond nomme une « marque auteur » occupant « à ses dépens peut-être le rôle du “pionnier” de la littérature numérique en France » (p. 225) : un ethos auctorial mêlant la force de son énorme productivité à la fragilité d’un travail instable et toujours en cours. Bien qu’étranger à un usage sournois de son image et de son travail, François Bon met en place une série d’opérations qui sont tout à fait en ligne avec l’exploitation commerciale de la marque-écrivain aujourd’hui : présence active sur les réseaux sociaux, art du naming (savoir bien choisir les noms des domaines et des identifiants), identité visuelle très reconnaissable, référence à l’artisanat par des choix graphiques vintage, autoreprésentation démocratique en tant qu’amateur (p. 226-232) — autant d’éléments qui lui permettent d’intégrer la communauté de ses lecteurs dans un univers littéraire à la fois ouvert, original et originel.

La littérature tous azimuts

14Dans le domaine littéraire, le storytelling qui est à la base du récit d’une marque ne concerne pas seulement les auteurs ou les maisons d’édition, il concerne aussi des institutions telles que les Académies ou les Prix. Entre les écrivains et ce genre d’institutions il existe une forme de légitimation réciproque, qui passe par un « théâtre d’images », combinant des écrivains et des intellectuels avec des éléments divers comme des restaurants, des lieux géographiques, des boissons et d’autres produits alimentaires, des parfums, etc., où chacun joue son rôle à l’intérieur d’une « mythologie littéraire qui a sa grammaire et sa dramaturgie, ses codes iconographiques, ses brands, et surtout ses récits collectifs partagés » (p. 106). L’existence, l’effervescence et l’empreinte de la littérature sur notre monde passe par là aussi — comme le montre un autre ouvrage paru récemment, concernant l’industrie des best-sellers18 —, et il serait pour le moins anachronique de négliger cet aspect ou de le considérer comme superflu. Se pencher, aussi, sur la machine du marketing éditorial, sur le chantier de romans à succès alimenté par les prix littéraires19 ou sur la consolidation et la mise à jour du canon par des collections pas chères20 permet, entre autres, de repenser des notions utilisées couramment mais qui demeurent au fond très vagues comme grand-public, paralittérature, littérature de genre, et aussi des notions comme production littéraire restreinte et grande production (dépourvue de capital symbolique)21, faisant partie du vocabulaire des spécialistes, qui méritent d’être continuellement reconsidérées et réadaptées pour mieux saisir le système littéraire dans toute sa complexité.

15Même si le « Goncourt » n’est pas un marque déposé, Sylvie Ducas montre qu’il en a toutes les caractéristiques : sceau identitaire bâti sur les quatre temps envisagés par les spécialistes du marketing (fondement, émancipation, enracinement, essaimage22), présence d’un label (le bandeau rouge) qui garantit l’excellence et une lecture accessible, légitimation par le biais de la reconnaissance intellectuelle et médiatique, création de marques dérivées comme le Prix Goncourt des lycéens qui permet le rayonnement dans le milieu scolaire (p. 106-108). Or, si l’aura qui entoure le Goncourt garantit une envolée des ventes du livre lauréat, il n’en assure pas pour autant la longévité dans le marché éditorial. Et c’est là un autre élément intéressant à prendre en considération lorsque l’on essaie de montrer toutes les facettes de l’image d’un auteur, et donc, aussi, le voir lutter pour ne pas être à la merci d’« une turbine à succès éphémère » (p. 110).

*

16Il y a quarante ans, Romain Gary débutait son testament littéraire Vie et mort d’Émile Ajar sur ces mots amers :

J’écris ces lignes à un moment où le monde, tel qu’il tourne en ce dernier quart de siècle, pose à l’écrivain, avec de plus en plus d’évidence, une question mortelle pour toutes les formes d’expression artistique : celle de la futilité. De ce que la littérature se crut et se voulut être pendant si longtemps — une contribution à l’épanouissement de l’homme et à son progrès — il ne reste même plus l’illusion lyrique.23

17Il introduisait ainsi son récit de l’affaire Ajar, des raisons qui l’avaient conduit à mettre en place la supercherie et de ses séquelles, inattendues et ingérables. Il y avait, d’une part, une souffrance intime profonde, liée à l’appétit de vivre et au désir de recommencer, ainsi qu’à l’envie de donner le jour à ce rêve de roman total, à la fois livre, personnage et auteur, dont il avait parlé quinze ans auparavant dans Pour Sganarelle. Et il y avait aussi, d’autre part, une gêne, un agacement à l’égard de ceux qui l’avaient classé comme un auteur grand-public, incapable de se réinventer. Le nom qu’il donnait à l’affectation de ceux qui l’ostracisaient était « parisianisme24 », entendant par là cette forme de snobisme qui est, au fond, universelle, et qui fait la force et la faiblesse de tout milieu restreint. En reprenant une formule de Gombrowicz, il disait, en outre, que dans le milieu des professionnels de la critique littéraire, on lui avait fait une « gueule » qui n’avait aucun rapport avec son œuvre ni avec lui. Il avait pris la décision de publier son premier livre signé Ajar pour aller justement à l’encontre de tout cela car il sentait qu’« il y avait incompatibilité entre sa notoriété, les poids et mesures selon lesquels on jugeait [s]on œuvre, “la gueule qu’on [lui] avait faite”, et la nature même du livre25 ».

18L’histoire de Romain Gary est passionnante et angoissante à maints égards, et elle permet de saisir un autre aspect de la question au cœur de l’ouvrage dirigé par Marie-Ève Thérenty et Adeline Wrona : envisager un écrivain comme une marque aide aussi à comprendre que la figure et l’image d’un auteur ne ressort pas forcément d’une décision personnelle, et même là où la stratégie d’un individu semble l’emporter, il peut arriver que le stratège lui-même se finisse par être la victime d’enjeux qui le dépassent.