
Principes des mondes dickiens
1Si notre monde devient chaque jour un peu plus un monde de SF, et de surcroît un monde dickien, c’est sans doute que Philip K. Dick eut le génie, relevé par Baudelaire, de créer des poncifs, c’est-à-dire des simulacres poussés jusqu’au point où ils cessent d’être des images artificielles pour devenir des signes tels que notre monde en fait ses modèles. Mais c’est peut-être aussi que les conditions d’une crise gnostique, proche à bien des égards de celle que vécut Dick dans les années 1970, sont à nouveau réunies. En guise d’entrée en matière, et dans la littérature dickienne et dans le commentaire qu’en propose le philosophe David Lapoujade, restituons succinctement les séquences de cette histoire, rappelée en introduction de L’Altération des mondes (p. 18-19).
Crises gnostiques
2La première crise gnostique eut lieu au iie et iiie siècle. L’eschatologie chrétienne – comprendre l’Apocalypse et la fin des Temps – se révélait décevante pour certains croyants. Non seulement elle n’en finissait plus de ne pas arriver mais elle soulevait un problème plus cruel encore : comment concilier l’idée d’un Dieu démiurge et d’un Dieu destructeur ? Les gnostiques posaient donc l’interrogation suivante, que Dick et ses fictions ont repris à leur manière : ne sommes-nous pas emprisonnés dans un monde artificiel, créé par un dieu inférieur, mauvais ou au moins imparfait, un monde promis à la destruction d’un Dieu supérieur, lui, parfait mais plus lointain ? La solution des Pères de l’Église, comme Saint Augustin, fut de condamner cette hérésie et de faire porter l’origine du Mal sur l’homme (et surtout la femme) avec la doctrine du péché originel1.
3La seconde crise gnostique et sa résolution moderne nous est mieux connue. On se rappelle, par le commentaire de Foucault, la décision de Descartes d’exclure préventivement la folie de la pensée et, dès lors, de la Raison2. Elle pourrait s’énoncer ainsi : le Malin Génie n’est pas encore intervenu qu’il ne saurait me faire douter que doutant, je pense, et que pensant, je ne suis pas fou3. Cette décision venait clore l’inquiétude baroque de Montaigne, de Calderón ou de Cervantès, d’une vie qui serait un songe, une inquiétude en réalité déjà domestiquée par le régime théâtral de la représentation, comme le rappelle Lapoujade (p. 21-22). Reste que ce n’est donc pas un hasard si l’un des personnages les plus fameux de Dick se nomme Rick Deckard (un René Descartes américanisé), pas un hasard non plus si un philosophe s’intéresse aujourd’hui à dégager les concepts de cet univers, sous la forme d’une table de ses catégories aberrantes qui composent les chapitres de L’Altération des mondes.
Le délire, créateur de mondes
4Déplié, le point d’entrée de D. Lapoujade dans l’œuvre dickienne – celui d’une troisième crise gnostique – est le suivant. À la différence de Descartes, Dick, et tous les malins génies qu’il invente pour perturber le cogito de ses personnages, n’excluent pas la folie de la pensée et de ses doutes. Si cette exclusion n’est plus possible, c’est que l’ego et ses délires ne parviennent plus à s’abstraire du monde, tandis que « Descartes découvrait le moi indépendamment du monde » (p. 40). Mieux, pourrait-on ajouter, la morale par provision cartésienne, à la manière d’un psychanalyste robot dickien, réconciliait déjà « les gens avec le monde tel qu’il était4 », avant de leur proposer de s’en rendre « comme maîtres et possesseurs5 ». Dick, lui, participe d’un autre monde où on ne s’en tire pas à si bon compte avec la folie. Deux ans avant la crise gnostique de Dick, Deleuze et Guattari affirmaient ainsi dans L’Anti-Œdipe que tout « délire a un contenu historico-mondial6 ». On ne délire pas sur son père et sa mère, à la manière de Freud pour sauvegarder un principe de réalité, pas plus qu’on ne délire seulement sur soi, ses mains et son corps, à la manière de Descartes pour garantir au philosophe un ego cogitant et à la marche du savoir des principes métaphysiques. On délire sur le monde entier.
5Ici se noue le rapport de la philosophie et de l’œuvre de Dick posé par D. Lapoujade : la SF ne se définit pas par ses propres, science et technologie, qui risquent toujours de l’enfermer dans un folklore. La SF se définit par le fait qu’elle pense par mondes (p. 9). C’est là la première thèse de l’ouvrage. Outre la consonance de cette pensée par mondes avec la critique des informations-monde, sur laquelle nous reviendrons en conclusion, sa consonance avec la critique des mondes artificiels comme Disneyland et la Californie vécue par Dick (p. 85-96), ce sont bien les blockbusters hollywoodiens, de Star Wars à Jurassic Park en passant par le Marvel Cinematic Universe, qui auraient pu servir d’exemple. Eux-aussi sont devenus des divertissements de masse qui n’engagent plus seulement des narrations mythologiques mais bien des mondes en expansion, à la frontière de la fiction et du réel qu’ils produisent et déclinent dans quantité de reboot, prequel, sequel et spin-off, séries, jeux vidéos, produits dérivés à collectionner (voir les nombreux personnages de collectionneurs chez Dick évoqués p. 90), cosplay et conventions où se réunissent fans et « influenceurs » (presque une catégorie de personnages dickiens). Plus généralement, c’est tout le public, nous compris, qui vit de la persistance de ces mondes de pacotille comme autant de cocons plus ou moins régressifs.
Tout ce qui est désirable devient immédiatement accessible, comme un rêve régressif de toute-puissance infantile. (p. 91)
6Les mondes dickiens, de même, ont pour particularité de se dédoubler, de se pluraliser, de se révéler factices, mais surtout, remarque D. Lapoujade, de s’altérer, d’interférer les uns avec les autres, de confronter le toc à lui-même (p. 86), voire d’entrer en guerre, de se désagréger, pour finir, souvent très vite, par s’effondre