Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Décembre 2021 (volume 22, numéro 10)
titre article
Bernard Bourrit

La vie d’un arbre est une musique inaudible

The life of a tree is an inaudible music
Florence Burgat, Qu'est-ce qu'une plante ? Essai sur la vie végétale, Paris : Seuil, 2020, 208 p., EAN 9782021414615.

1Le principal mérite du livre de Florence Burgat, Qu’est-ce qu’une plante ?, est d’avoir identifié le tournant éthique qui infléchit depuis plusieurs décennies le courant de pensée écologiste. Il est vrai que l’écologisme, au sens large, c’est-à-dire incluant aussi bien l’épistémologie du règne végétal que l’éthique de la nature, travaille avec succès, du moins dans l’opinion, à dégager du fond indistinctement vert de la nature une ou plusieurs classes d’êtres dotés de traits spécifique (par exemple, les « espèces protégées », les « arbres remarquables », les « milieux naturels », etc.) justifiant qu’on leur accorde en raison même de leur spécificité un régime de reconnaissance particulier, ainsi que des droits. La particularisation de la « nature », qui s’appuie conceptuellement sur l’élaboration d’une spécificité ontologique du végétal, est indissociable de l’effort d’individuation des entités qu’elle isole, quelle que soit par ailleurs l’échelle considérée (de la plante à son écosystème). Fl. Burgat ne le dit pas, mais il est net que l’éthique environnementale reprend à son compte la rhétorique de la construction sociale (au sens de Ian Hacking) pour l’étendre à des faits non humains. Cela revient en gros à faire admettre la situation d’injustice épistémique où se trouvent les entités naturelles considérées, incapables par elles-mêmes de revendiquer les droits auxquels elles pourraient prétendre. Cette logique amalgame la reconnaissance de l’existence d’un groupe d’individus fondée sur l’existence d’une communauté de propriétés, avec la défense des intérêts de ce groupe en vertu des propriétés qu’exemplifient ses membres. La confusion tient à l’emploi de l’expression « en vertu de », qui s’affranchit chez les écologistes de toute justification.

2Ce point établi, Fl. Burgat relève que la lutte pour la cause animale fait paradoxalement un mauvais allié de l’éthique végétale. En plaidant pour une extension des droits du vivant, la souffrance animale se dilue en effet dans le grand bain de la sensibilité qui détermine toute forme de vie. L’auteur voit la confirmation de cette idée dans le fait que les carnivores choisissent symptomatiquement l’attaque pour défendre leur choix, ironisant de propos délibéré sur la prétendue « souffrance » des légumes sacrifiés par le végétarien… Il y a indéniablement un enjeu politique considérable dans le choix des critères ontologiques utilisés pour distinguer les catégories considérées. En prenant un peu de champ, on constate que chaque fois que la pensée introduit des distinctions selon des critères d’identité, elle entrebâille la porte à une hiérarchisation selon des critères de valeur. De la même façon qu’il existe une compétition victimaire entre groupes s’identifiant à une injustice commise à leur endroit, il y a une concurrence malsaine entre reconnaissance des droits des animaux et ceux des plantes.

Une problématique altérité

3Le louable effort d’articulation de Fl. Burgat représente aussi le scotome de sa réflexion. Pour écarter cette concurrence jugée déloyale, et rendre sa légitime préséance ontologique à l’animal, l’auteur emprunte la seule voie théorique praticable : creuser, opposer, radicaliser les différences entre les règnes du vivant en partant de l’hypothèse que la vie végétale est une sorte d’« altérité radicale » (p. 87). En tant qu’entités autotrophes, dépourvues de système nerveux et inféodées à leur milieu, les plantes sont, à n’en pas douter, très différentes des autres formes de vie connues (même si la philosophe est bien obligée de concéder à la marge des zones d’indistinction). Mais là où Fl. Burgat prend le risque de caricaturer sa pensée, c’est quand qu’elle affirme que le règne végétal est en permanence appréhendé, phénoménologiquement parlant, à travers une grille de lecture anthropomorphique. Faute de dénominateur commun minimal, locomotion, sensibilité ou conscience, l’effort consistant à penser la plante par le biais d’analogies est voué à rester stérile, selon elle, puisqu’il est fondamentalement impossible de se mettre « à sa place » (p. 75).

4Le problème posé par le postulat de l’altérité radicale est au moins double. D’abord, cette notion apparaît toujours comme une rustine épistémologique. Elle a la vertu bien commode d’offrir à la réflexion un second souffle quand sa prétention d’universalité tombe à plat. Ainsi a-t-on pu soutenir, entre autres, que la culture chinoise était d’une radicale altérité (François Jullien), ou encore le visage d’autrui (Emmanuel Lévinas). Or, la faiblesse de ce concept maximaliste tient à son employabilité. Si ce dernier a sans aucun doute une valeur heuristique (envisager la pensée chinoise, mon prochain ou une plante comme un « tout autre » modifie le regard que je porte sur lui), la polyvalence de son usage et la surenchère rhétorique auquel il engage inévitablement sont suspectes. On transcendantalise inutilement le réel. Ensuite, comme toute théologique négative, la pensée de l’altérité radicale est essentiellement soustractive. Appliqué au domaine végétal, cet apophatisme méthodique prive les plantes de tout déterminant. Ainsi, au terme de la démonstration, la plante ne possède plus ni perception, ni sensibilité, ni individualité, ni liberté de choix, ni conscience, ni vie (au sens d’expérience vécue). Mais ne commet-on pas là un délit d’ethnocentrisme ? Après tout, il s’agit de penser l’autre, l’étranger, l’étrangeté de l’altérité sur le mode de l’absence. Absence de quoi ? D’attributs dont évidemment on admet la présence chez soi.

5La stratégie consistant à dévitaliser le règne végétal pour revitaliser le règne animal, à abaisser les plantes pour relever les animaux n’est pas seulement douteuse, elle touche aussi à ses limites quand l’argument princeps qui guide les analyses s’avère erroné. La thèse de Fl. Burgat, ramenée à sa formulation brute, dépouillée de ses ornementations rhétoriques, s’énonce ainsi : les plantes ne connaissent pas la mort. Dans la perspective phénoménologique qui est celle de l’auteur, cela signifie avant tout que les entités du règne végétal ne sont pas affectées, concernées par la mort au sens heideggérien où « il y irait dans son être de cet être ». Les plantes seraient ainsi exemptes d’angoisse existentielle (contrairement aux animaux). Mais, à la faveur d’une ambiguïté fort répandue, la copule « est » glisse d’un sens comparatif (être, c’est être « comme » ou paraître) à un sens prédicatif (être, c’est avoir la propriété d’être tel). En effet, on peut affirmer que les plantes sont indifférentes à la mort et croire cela vrai. Cette appréciation relève alors de la pensée positive, et ne possède qu’une force de conviction : est vrai ce qu’on veut croire vrai. En revanche, il est objectivement faux de prétendre que les plantes ont la propriété de vivre sans fin. Quiconque a tenté de maintenir une « plante verte » dans son salon sait à quel point celle-ci peut (facilement) mourir.

Dévitalisation du végétal

6Sur quoi donc s’étaie cette thèse à la fois contre-intuitive et factuellement fausse ? Le refus d’une évidence pourtant à la portée de tous en dit long sur l’effet-tunnel dont est victime l’auteur qui, dans son souci de donner la préséance aux êtres doués de sensibilité, occulte au bout du compte la réalité qu’elle cherche à définir. L’argument de la « reviviscence indéfinie » des végétaux, produit pour nier que les plantes aient un rapport à la finitude, ne résiste pas à l’examen. Certes, un fragment de racine, de tige ou de feuille suffit à démultiplier du « matériel » végétal. Certes, il existe des colonies d’arbres autorépliqués vieilles, paraît-il, de plusieurs dizaines de milliers d’années. Mais qu’est-ce que cela indique ? Qu’une plante ne serait pas un individu parce qu’elle se survit indéfiniment ?

7Il convient alors de distinguer les moyens de la « reviviscence » végétale. Botanistes et horticulteurs préfèrent parler avec plus de modestie de modes de propagation. Parmi lesquels on compte :
- Les « rejets » consécutifs à la taille ou à l’élagage par réveil des bourgeons axillaires, assimilables à des processus de régénération, autrement dit à des stratégies de survie individuelle.
- L’enracinement à distance par « marcottes », « stolons » ou « drageons », qui chez les lianes ou les fougères par exemple, est un processus de croissance expansif, de conquête du territoire.
- La propagation par bouture qui est un cas de multiplication clonale (multiplication d’individus génétiquement identiques).
- La reproduction sexuée qui donne naissance à de nouveaux individus (parfois de manière exotique comme chez les cryptogames).

8Voilà quatre processus de multiplication végétale remplissant quatre fonctions spécifiques, dont aucune, seule ou combinée, ne remet en cause la notion d’individu possédant des spécifications uniques. Rappelons au passage que le clonage de cellules pluripotentes animales ou humaines n’est rien d’autre qu’un « bouturage » de tissu cellulaire : tout vivant, sans considération pour son règne peut (ou pourrait) faire ainsi l’expérience de la « démultiplication ». C’est pourquoi on ne peut pas laisser croire qu’il n’existe pas d’individus au sein du monde végétal. Quant à savoir si ces individus sont pourvus d’une « intériorité », s’ils possèdent une « conscience » ou un « centre », c’est une autre question. Mais ce n’est pas en cherchant à localiser l’hypothétique endroit « où résiderait un soi » (p. 105) qu’on y répondra : autant chercher le siège de l’âme.

Des vivants qui font vivre

9La notion de vie « indéfinie » appelle encore deux remarques. La première est pragmatique. Il ne faudrait pas feindre d’oublier, pour les besoins de la démonstration, que la vie des arbres, malgré l’échelle de temps colossale où elle se déroule et malgré un ordre de grandeur excédant parfois de beaucoup la portée de notre imagination, est bornée. Un arbre meurt de vieillesse, une forêt aussi. La seconde est une remarque méthodologique. Il faudrait toujours expliciter, en dépit de toutes les ruses auxquelles on a recours pour enfermer les « espèces végétales » dans un ensemble unique, la difficulté que pose l’extrême diversité des représentants de cet ensemble. Une herbacée annuelle n’a pas le même rapport à la saisonnalité qu’un ligneux ou qu’une vivace, un parasite hétérotrophe comme le gui ou l’orobanche n’a pas le même rapport à la lumière que les plantes chlorophylliennes, les bryophytes sans racine ou les épiphytes n’ont pas le même rapport au substrat qu’une bulbeuse, etc. Comme dans le règne animal, la diversité foisonnante des formes de vie végétale devrait inciter à la plus grande prudence en matière de généralisation.

10S’il y a des individus parmi les végétaux, la question de leur individuation est une question d’attribution de point de vue. Y a-t-il chez eux présence ou non d’une expérience subjective de la réalité ? Et d’abord comment savoir, pour paraphraser Thomas Nagel, si cela fait quelque chose à une plante d’être cette plante ? Cette question, plus aiguë que celle de l’intelligence des plantes qui fait actuellement recette, s’articule à celle de la possible souffrance des plantes, qui est elle-même reliée à l’éthique végétale qui découlerait de cette « reconnaissance ». C’est donc une question importante, bien qu’il soit plausible qu’on ne puisse jamais y répondre. « Sur le plan de la connaissance scientifique [nous sommes] voués à la description depuis un point de vue extérieur sans pouvoir rien saisir de sa signification essentielle » (p. 76). Il y a en effet des faits que l’esprit humain ne peut se représenter ou s’imaginer à l’aide de concepts appropriés. Ces faits ne renvoient cependant pas à une radicale altérité, ils sont seulement impossibles à caractériser subjectivement, du point de vue supposé de l’entité considérée. Ce qui n’empêche nullement par ailleurs de les caractériser objectivement. C’est d’ailleurs sur cette objectivité que pourra se bâtir une éthique environnementale valorisant pour elles-mêmes les interrelations du monde végétal (et non en fonction des besoins humains). Croire que cette éthique doit se fonder sur la reconnaissance de « droits individuels » ou sur un quelconque « pathocentrisme » (c’est-à-dire un système de croyances qui tient la souffrance ou la vulnérabilité pour une précondition de l’altruisme) est une erreur. Dans le cas des plantes, il ne peut y avoir d’éthique que sans sujets. Cette éthique, bien comprise, doit prendre acte de l’impossible compréhension subjective de ces êtres et refuser, y compris dans leur intérêt présumé, de les idéaliser ou de les caractériser comme des « sujets » sensibles. Or, si « le fait pour un organisme d’être vivant ne suffit pas à lui octroyer de droits forts » (p. 175), sur quoi fonder une telle éthique ? Nous suggérons sur une intuition de Marie-José Mondzain qu’elle devient pensable dès lors que nous regardons les plantes – dans leur diversité inouïe – comme des vivants qui font vivre.

Ramifications

11Voici enfin trois observations en guise de coda qui, sans faire intervenir l’existence d’un point de vue phytocentré, plaident en faveur de la nécessité d’une telle réflexion. La première montre que les options adaptatives des plantes à leur milieu, les interactions chimiques caractérisant leurs interactions vont au-delà de simples réponses à des stimuli. Lorsque deux plantes volubiles sont mises en compétition pour l’occupation d’un même support, qu’observe-t-on ? La plus lente des deux, celle qui croît moins vite, se détourne du support déjà occupé à la recherche d’un autre tuteur. L’expérience n’a pas l’ambition de démontrer l’existence d’un « comportement » ni même l’existence d’une « intentionnalité ». Elle met seulement en évidence que la plante opère un mouvement spontané. Or ce choix, cette « timidité » de contact, n’est pas un tropisme issu de la sélection naturelle. Ce n’est pas non plus une réaction commandée par le milieu. C’est une liberté. Et s’il y a de la liberté dans le monde végétal (ce qu’il faudrait démontrer plus rigoureusement), il y a de l’espace pour l’idée d’une communauté.

12La deuxième constate simplement que l’absence de système nerveux chez les plantes n’autorise aucune déduction quant à leur capacité à organiser leur vie en fonction des informations qu’elles reçoivent. Pour le comprendre, il faut faire un crochet par une créature qui résiste aux logiques taxinomiques. En effet, bien que vivant, le Physarum polycephalum n’est ni animal, ni végétal, ni champignon. Or, chez cet organisme, les capacités décisionnelles, rapportées au fait qu’il est composé d’une seule cellule totalement dépourvue de neurones, sont étonnantes : il est capable de mémoriser, d’apprendre, de développer des stratégies individuelles ou collectives pour réaliser des tâches complexes. Une observation de ce type devrait faire douter les réductionnistes qui défendent l’assimilation de l’activité mentale au fonctionnement cérébral. Mais elle devrait surtout inviter à la modération tous ceux qui voudraient inférer de l’absence de signes observables l’absence de propriétés associées. Un déficit fonctionnel ne traduit pas mécaniquement une incapacité.

13La troisième, enfin, voudrait essayer de dire quelque chose du rapport des plantes à l’espace et au temps. Si l’image de Kim Novak dans Vertigo pointant la date de sa propre mort sur un cerne de séquoia hante depuis longtemps les mémoires, c’est que l’arbre nous met devant l’énigme de nos vies. On s’accorde à dire, usant jusqu’à la corde toutes les métaphores, que le propre des plantes c’est la poussée, la pulsion, l’élan, l’extase, la croissance ou l’illimitation, le mouvement ascensionnel accompagné de son double, la descente racinaire. Mais plus que tout, la particularité du végétal c’est le dépliement qui sous de multiples aspects (rosaces, crosses, vrilles, bourgeons) vient, cycle après cycle, ramifier l’architecture des plantes (même les plantes monocaules conservent la capacité de se ramifier). La ramification est une forme d’organisation remarquable qui maximise l’occupation d’un volume sans le remplir, en le laissant libre, aéré, flexible, respirant. Le plus prodigieux, ce faisant, c’est qu’elle connecte différents ordres de grandeur qui coexistent sans hiérarchie dans un même tissu. C’est aussi une embryogenèse recommencée selon la révolution des astres, celle qui a rendu possible aux âges les plus primitifs le dépliement fœtal. C’est l’énigme de l’espace replié sur lui-même et de la germination. Puis, au-delà de la multiplicité des formes, des symétries, des enroulements, des enveloppements, des enfourchures, des réseaux, qui renvoient à une planification commune par réitérations successives (respiration pulmonaire, vascularisation, arborescence neuronale), il y a, croyons-nous, des vitesses, des temporalités jouées sur des fréquences trop lentes ou trop rapides pour être perçues. La vie d’un arbre est une musique inaudible. Une vibration trop longue pour être considérée. L’espèce humaine est en présence des espèces végétales, mais pas sur le même tempo. Ce n’est donc pas l’énigme du temps long ni la prodigieuse longévité de certains spécimens qui apparaît là, mais celle des rythmes repliés dans le temps lui-même. Les arbres nous parlent de l’existence d’un temps ramifié, proprement vertigineux.