Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Julia Roumier

Écrire et construire la curiosité dans l’Europe de la Renaissance

Writing and building curiosity in Renaissance Europe

1Le volume récemment publié par Myriam Marrache‑Gouraud s’inscrit dans la continuité de ses travaux menés sur les cabinets de curiosité et les collections, faisant culminer ses recherches dans un ouvrage exhaustif dédié à l’art d’écrire et cataloguer les merveilles. Là réside le décentrement admirablement réalisé, l’originalité de cette approche étant de se centrer sur le discours de la merveille, en analysant en détail sa rhétorique. Cette focalisation sur les catalogues est particulièrement justifiée par le rôle que jouent ces livres pour légitimer les collections, les mettre en valeur et en déterminer la réception, un impensé qui mérite d’être interrogé dans sa dimension scripturaire. En effet, le catalogue est écrit pour patrimonialiser les curiosités, les rendre présentes au lecteur, en cherchant à transcrire l’expressivité du cabinet et de sa scénographie. En s’attachant à la poétique de la curiosité, M. Marrache‑Gouraud offre ici un regard renouvelé, une étude novatrice de l’éloquence du bizarre pour mieux saisir l’articulation entre la collection, son lieu et mode d’exposition et le livre qui les immortalise.

2Pour ceux qui s’intéressent au domaine des merveilles et objets de curiosité, M. Marrache-Gouraud s’est imposée comme une spécialiste de ces questions avec plusieurs publications majeures, tel le superbe ouvrage tiré de l’exposition consacrée à Poitiers aux cabinets de curiosité, La Licorne et le bézoard. Une histoire des cabinets de curiosités1. Ces travaux s’articulent avec les activités du groupe « Curiositas », qui soutient en particulier la création d’une précieuse base de données de référence sur les cabinets de curiosités européens.

3Les cabinets de curiosités s’affirment au cours du xvie siècle comme les creusets de l’évolution des sciences, les lieux où on assemble et exhibe les merveilles et raretés. Depuis les études pionnières de Jean Céard, la Renaissance est reconnue comme le temps d’un essor d’une culture de la curiosité, des débuts d’une systématisation de l’effort pour inventorier le monde et ses richesses2. Ici, M. Marrache‑Gouraud se penche sur les catalogues qui diffusent la collection en publiant son contenu. La dimension iconographique du sujet n’est pas au centre, même si elle est abordée avec en particulier l’analyse des frontispices des catalogues. La réflexion de l’autrice se centre sur le catalogue et son écriture, sa langue et ses stratégies éditoriales. C’est donc là que réside en premier lieu l’originalité et l’apport de ce volume : l’intérêt pour la poétique de la curiosité. Dans une écriture élégante et précise M. Marrache‑Gouraud nous fait découvrir les catalogues et apprécier la complexité de leur construction inventive et signifiante. Derrière la fantaisie ou fatrasie du cabinet de curiosité se cache en effet la Cura : ce soin que l’on a de quelque chose, ce désir de connaissance, cette pulsion à connaître et donc à ordonner le monde. La libido sciendi s’affole dans l’intérêt pour ce qui est nouveau ou singulier et sacralise le profane par l’acte de collection, y projetant certaines pratiques liées aux reliques et trésors religieux.

4Dans l’introduction, M. Marrache‑Gouraud dresse en détail le panorama des études sur la curiosité et les merveilles, dessinant les lignes de fond qui structurent ce champ de recherche : entre la question de l’exotisme et des voyages, l’esthétique et le sacré, la muséographie, la modernité et l’essor de l’empirisme scientifique … Puis l’autrice resserre le champ de son regard : il s’agit de l’étude des mots eux‑mêmes, de la rhétorique à l’œuvre pour donner à lire l’émerveillement pour ces objets, leur matérialité et leur présence, ou « comment on passe des res aux verba » (p. 22). L’autrice commence donc par définir avec soin la différence entre la chose et l’objet (p. 26), rejoignant ainsi les conceptualisations de l’anthropologie moderne (Jean Bazin et Alban Bensa, 1994). Cette distinction permet d’affiner l’approche de la singularité qui est au cœur même du processus distinguant les curiosités, ainsi que du processus de don et de thésaurisation (p. 30). Cette section s’appuie sur les travaux de Violaine Giacomotto‑Charra,3 ainsi que sur les études faisant la part belle à la mise en récit des objets (Arjun Appadurai, Igor Kopytoff, Thierry Bonnot).

5Pour comprendre ce qui fait merveille dans le texte du catalogue, l’enjeu est stylistique : dépasser l’idée reçue d’une faiblesse ou sécheresse analytique de ces catalogues pour y déceler comment on surmonte l’indicible et l’infinie variété afin de donner sens aux mirabilia. En s’intéressant à cette machine textuelle au service de la collection, M. Marrache‑Gouraud révèle le rôle de parergon joué par le texte, ce qui correspond aux procédés de mise en scène et d’embellissement muséographique (socle, vitrine, niche, monture, globe...). Elle signale également que ces catalogues obéissent à des stratégies éditoriales complexes. L’objet même de cette étude ce sont donc les stratégies encomiastiques et démonstratives, la scénographie littéraire des catalogues. Pour poursuivre cet objectif, M. Marrache‑Gouraud définit un corpus par échantillonnage de catalogues qui rendent compte d’une « communauté des pratiques dans l’Europe des curieux » (p. 39), situés entre 1565 et 1670‑90. L’analyse procède donc par « coupes et vues cavalières » au sein de ce vaste panel de textes mais aussi d’images.

6La première partie, centrée sur le livre, révèle son rôle de porte‑voix, visant à exposer, conserver et diffuser la collection. Le catalogue joue le rôle de complément ou substitut de la visite, mais peut aussi en être la publicité. Cette partie analyse donc l’acte d’écrire qui donne lieu au catalogue, puis, dans un deuxième temps le titre qui vient refléter les choix stratégiques à l’œuvre. Une troisième section se penche sur le choix de la langue pour mieux comprendre quel public est visé par le catalogue. Cette partie permet de dégager les effets scéniques et les effets d’optique mis en œuvre par le catalogue, espace physique de stockage, ultime objet venant couronner la collection et la sanctuariser. La conception du catalogue diffère en fonction du type d’instance énonciative : le récit écrit par un voyageur qui raconte sa visite ; l’inventaire par un tiers ; l’inventaire par le collectionneur lui‑même (p. 57).

7Il est particulièrement intéressant de lire les pages qui approfondissent la manière dont l’écriture du catalogue permet de justifier une collection qui pouvait être perçue comme un plaisir coupable, une libido sciendi déraisonnable, « une passion proche de l’impiété » (p. 68). Le texte en publiant la collection la légitime en la rendant signifiante et assoit le statut d’autorité du collectionneur. La dichotomie entre public et privé s’avère ici insuffisante pour saisir les complexités qui se jouent dans ce sujet et M. Marrache‑Gouraud propose plutôt d’utiliser l’angle du secret gardé/partagé, opposition plus souple et fluctuante.

8La section « Le livre en représentation : exposer, conserver » offre une réflexion pertinente sur la dimension spatiale du catalogue, en tant que mise en abyme de l’œuvre muséographique. Parmi les pièces liminaires se trouve l’inscription placée au‑dessus de la porte du cabinet et répétée à l’identique sur le catalogue. D’autres frontispices donnent à voir une reconstitution du lieu, cherchant à développer une illusion référentielle parfaite entre lieu et livre : « Le programme du catalogue est résolument pensé et représenté comme une mimésis du cabinet » (p. 77), terme dont Patricia Falguières avait déjà souligné l’importance4. Le catalogue s’invente ainsi comme une fiction du « musée », allant parfois jusqu’à en porter le nom comme titre. Mais d’autres titres portent davantage l’attention sur le geste du scripteur : index, dénombrement, synopsis, recueil, descrizione, inventario... « À des degrés divers, ils annoncent une liste plus ou moins éclatée, ordonnée, unifiée, développée ou raisonnée » (p. 79). Un autre chapitre de cette partie (p. 108) s’attache à l’étude des seuils du texte, paratexte qui parfois instaure une polyphonie de voix étrangères à celle de l’auteur. Celles‑ci remplissent une fonction ornementale qui théâtralise le catalogue. Ce paratexte met en place une esthétique de la copia et de la varietas qui correspond au texte qu’il introduit. Mais ces lectures initiales constituent également une forme d’initiation ou de filtre pour sélectionner un lecteur tenace, cultivé, propre à apprécier la collection. Les injonctions adressées au lecteur constituent ainsi parfois autant de rituels visant à chasser les moins persévérants et d’une certaine manière, à modeler le lecteur idéal (p. 114). L’inscription initiale du catalogue de Pierre Borel est ainsi l’objet d’une lecture détaillée et magistrale : « le curieux, apostrophé ici au vocatif » est sommé de faire preuve du recueillement nécessaire pour apprécier l’expérience offerte par la collection comme par son catalogue, celle d’un idéal d’ubiquité, un « voyage immobile » (p. 117). Les gravures disposées au seuil du catalogue confirment le profil du lecteur idéal (p. 119) : actif, curieux, impliqué. C’est également le cas pour le lecteur qui, comme s’il ouvrait une porte, doit déplier la gravure pionnière de Ferrante Imperato, parue en 1599 en tête du Dell’Historia naturale : « geste volontaire manifestant l’envie de voir » (p. 125).

9Le catalogue est‑il alors un « musée imprimé » (P. Findlen) ? Le livre est‑il le prolongement du cabinet de curiosités ? Bien plus qu’un contenant, il est un mode de représentation. M. Marrache‑Gouraud affirme qu’il est « l’espace expérimental où se joue la transposition des choses en mots » (p. 130). On peut donc y observer le développement d’un métalangage servant à mettre en œuvre une fiction de mimésis. C’est ce qu’aborde le chapitre II, « Forger le dictionnaire de la curiosité », qui étudie d’abord les catalogues des collections princières, rédigés dans la langue vernaculaire des princes, et propose en particulier une analyse du Wunderkammer (p. 137) ; puis le vocabulaire non réservé au prince, comme musée et studio (p. 179) ; les mots de la rhétorique et du commerce (p. 214) qui nomment des contenants, prenant la collection sous l’angle de ses conditions concrètes et matérielles : « promptuaire », « magasin », « conclave » et, surtout, « trésor » qui paraît créer une continuité de la collection avec les reliques médiévales (p. 216) ; enfin les emprunts bibliques (« arche », « gazophilacium », « cimeliarchio », « pandecte »).  

10L’ouvrage de Krzysztof Pomian de 2003, Des Saintes reliques à l’art moderne5, appuie la thèse d’une continuité que récuse Patricia Falguières, différenciant avec force la nature des objets accumulés. M. Marrache‑Gouraud s’intéresse à sortir de cette dichotomie en interrogeant la désaffection du mot de trésor à la lumière de ses connotations. Le couple conceptuel clef est ici l’opposition entre ostentation et don, thésaurisation et claustration, ce qui permet de revenir à la notion de secret caché/ révélé déjà évoquée précédemment. M. Marrache‑Gouraud propose donc deux hypothèses : le musée, placé sous le patronage des Muses, est tout entier tourné vers la connaissance (p. 220). D’autre part, la collection se personnalise en affirmant l’excellence d’un individu : le mot « trésor », dévalué, devient alors caduc (p. 222). La diversité des mots utilisés montre la volonté de guider le regard posé sur la collection, que ce soit par l’usage d’une langue de pouvoir, la langue vernaculaire manifestant une puissance politique, ou par l’emploi de mots qui viennent diviniser le musée.

11Le chapitre III, dédié à « La langue des curiosités » (p. 235) en explore les différentes possibilités : les langues anciennes ; la langue vernaculaire ; la musique barbare des langues du Nouveau Monde. Le télescopage de ces différentes solutions linguistiques juxtaposées crée un kaléidoscope dont le miroitement restitue la variété même des curiosités. Les langues vernaculaires paraissent plus aptes à rendre compte des réalités nouvelles et les auteurs de catalogues s’efforcent d’en mettre à profit les ressources pour magnifier les évocations des objets. Ainsi la périphrase en trompe‑l’œil (p. 254), très prisée par Constant, fait voir l’oiseau à travers la plante dans une apostrophe énigmatique de l’aloès perroquet. Le texte reflète en vérité la richesse du lusus naturae par un « lusus linguae pour mettre en lumière la singularité de l’objet » (p. 257). La présence lexicale étrangère est en soi une rareté permettant de rendre compte des exotica de façon exotique.

12La langue du catalogue est ainsi elle‑même une merveille contribuant à des effets de rareté et de singularisation des choses comme le signale la conclusion de cette partie: « la rivalité latin vernaculaire devient vitalité et l’élitisme cesse d’être nécessairement lié à l’usage du latin ou du grec » (p. 263). La langue du catalogue est bigarrée, « caméléonesque » et s’adresse à un lectorat hétérogène en le stimulant par une esthétique de la surprise et de l’érudition. Or, cette varietas linguistique trouve sa contrepartie dans la rhétorique du catalogue qui est l’objet de la seconde partie (p. 267).

13Intitulée « Écrire curieusement », elle se centre plus précisément encore sur la rhétorique des catalogues. Pour cela, M. Marrache‑Gouraud s’attache habilement à révéler qu’il s’agit d’une « aventure écrite » en analysant plusieurs images. Le frontispice gravé pour l’édition de 1616 du cabinet de Basilius Besler représente deux personnages, postés sur le seuil, figure du lecteur sur le point de débuter sa lecture. Devant eux, le sol est couvert de créatures qui semblent bien vivantes, tout comme celles qui recouvrent les murs jusqu’au plafond. Placés en haut des marchent qui descendent vers la collection, les visiteurs sont‑ils menacés par ce fourmillement de bêtes ? Le lecteur, lui, pourra profiter du spectacle à l’abri derrière son livre.

14Pour comprendre la forme qu’y adopte la représentation de la collection, le chapitre IV s’intéresse au récit (« Entrer dans la légende, ou la tentation du récit », p. 279) ; le chapitre V, aux descriptions (« La description, ou l’ostensoir du discours ») ; puis, pour finir, le chapitre VI est consacré à la forme fragmentaire la plus intimement liée à l’idée du catalogue : « La liste, ou le monde mis en pièces ». M. Marrache‑Gouraud étend ici son analyse aux textes qui offrent une place de choix au récit de curiosités, en particulier le récit de voyage qui était l’écrin privilégié des mentions de realia exotiques. Cet élargissement lui permet de penser, entre récit de voyage pur et catalogue pur, les multiples gradients mêlant les deux formes6. L’exemple d’André Thevet (p. 279) montre en effet l’importance du récit de voyage, ici au Nouveau Monde et au Levant, dans la construction de la valeur de la collection accumulée. Aux détracteurs qui l’accusent d’être un cosmographe de cabinet et doutent de la véracité de ses paroles, il oppose les objets et leur récit. Ce régime de vérité adossé à la culture matérielle dans un récit de mœurs lointaines était déjà présent chez Montaigne (p. 283). L’objet authentifie le discours, il fonctionne comme « preuve des lointains7 ». Sortant du sens restreint de catalogue, le texte devient guide de musée et détaille l’acquisition des objets, leur disposition, leurs conditions de conservations : « Le récit s’approprie l’objet en lui offrant une mise en scène factice mais efficace » (p. 285).

15Cette « logique de sertissage » fait apparaître par petites touches le contenu du cabinet et restitue « l’histoire non linéaire et nécessairement hasardeuse de la collecte ». M. Marrache‑Gouraud souligne avec justesse la réciprocité dans cet adossement récit/catalogue : les objets authentifient le récit qui lui‑même construit leur légende. Au final, il s’agit bien d’un « cabinet d’histoire » (p. 287) dans lequel la cocasserie des péripéties vient régaler le lecteur, de la perte d’une momie à cheveux crêpées à la disparition d’une peau de licorne en passant par une attaque de Patagons dont Thevet conserve ensuite les points de flèches. Il faut souligner ici l’importance de l’implication physique du collectionneur, le récit étant incarné par un corps qui ancre la collection. Ainsi, pour donner à comprendre l’ampleur du manteau de géant patagon, Thevet l’enfile : « il faut se vêtir de la curiosité pour mieux la donner à voir » (p. 289). Il est particulièrement intéressant de lire les passages où la pensée de l’autrice se prolonge jusqu’aux musées contemporains pour y lire la continuité de ces pratiques. Au Musée du quai Branly, par exemple, on peut voir la « cape de plumes d’ara », même si ce sont en réalité des plumes d’ibis rouge, citée comme provenant de la collection Thevet, sans que cela soit prouvé. L’étape dans la collection et la figuration dans le catalogue s’ajoutent sur le chemin biographique de l’objet afin d’en enrichir l’image.

16Mais le livre permet donc également de préserver le souvenir d’objets qui n’ont pas pu prendre place dans la collection ou qui en auraient disparu. Dans le cas de Thevet, le texte scelle le lien avec un cabinet menacé, saisi suite à des déboires financiers dont témoignent certains actes notariés (p. 298). Le texte est une compensation qui collecte pour remémorer ; une « fiction de collection » pour l’inconsolé collectionneur qui existe avant tout dans l’écriture.

17Le catalogue est aussi une herméneutique, retraçant le mouvement de l’enquête, dénonçant les illusions du faux pour mieux assurer de la véracité du reste de la collection (p. 310). Le livre offre alors des instructions à ses lecteurs, leur montrant la méthode de l’autopsie, du regard critique. On trouve en effet, en particulier à partir des années 1550 un essor d’un regard discriminant basé sur l’observation. Cela a été mis en valeur dans des publications sur la médecine, comme le travail de Gianna Pomata8 ou, plus récemment, celui dirigé par Violaine Giacomotto‑Charra et M. Marrache‑Gouraud9. En approfondissant la réflexion épistémique au cœur du catalogue, ce chapitre permet de refonder le mot de curiosité : « écrire curieusement, c’est peut‑être cela, écrire avec cura, avec un soin extrême […] afin d’atteindre une juste compréhension des phénomènes de la nature » (p. 316).

18Avec la section « Quand le monstre est la muse », l’ouvrage revient aux récits dans les catalogues stricto sensu, et ce afin de mettre en valeur comment l’émerveillement aiguise l’appétit de savoir. À ce sujet, il faut citer l’importance de l’ouvrage de Teresa Chevrolet, L’Idée de fable. Théories de la fiction poétique à la Renaissance (2007) qui étudie cette esthétique de la merveille et souligne sa vertu appétitive menant à la science. M. Marrache‑Gouraud fait son miel à partir de cette pensée initiale pour développer les singulières fonctions des narrations insérées dans les catalogues. On y lit comment l’objet fonctionne comme ouvroir d’histoires, retraçant le parcours de l’objet en tant que sujet. Ainsi en particulier l’attachement de Paul Contant à son hippocampe est-il un souvenir personnel empreint d’émotion heureuse (p. 328). La première personne met en scène l’objet avec soi. Les multiples rencontres et expériences fortuites à l’origine du cabinet composent une scénographie complexe où il ne faut pas noyer l’objet sous le voyage mais plutôt « respecter, pour le texte la logique du fragment et de l’échantillonnage » (p. 337). Le catalogue tend donc à préserver une esthétique pointilliste, formant le « portrait arcimboldien, hétéroclite, fortuit, tout en fulgurances itinérantes, d’un collectionneur qui s’apparente à la somme de ses objets » (p. 338). L’autrice ne pouvait mieux souligner le lien étroit entre les choses de la collection, l’être du collectionneur et les mots du catalogue.

19Le collectionneur est donc le ciment de la collection et du catalogue et c’est lui qui orchestre le récit et son pouvoir illusionniste pour fonder la cohérence et la valeur de la collection dans son catalogue. L’emphase, le dramatisme, le pathétisme, l’hypotypose concordent pour servir ce que Yves Bergeron nomme le « théâtre du patrimoine10 ». L’autrice souligne que cela tend à prouver que « la rareté n’est pas inscrite dans la matérialité » (p. 363) et distingue donc un épuisement moderne du « sémiophore » (K. Pomian) qui, au Moyen Âge, était porteur d’un système interprétatif stable. Au xviie siècle, il devient nécessaire de redynamiser la sémiotique des objets par des éléments biographiques : « parce qu’il est plus spontané, l’émerveillement nécessite d’être construit par le texte ». Cette page éclaire donc avec succès la logique du catalogue et son rapport à la collection.

20Pour compléter cette étude du récit, le chapitre V se penche sur la description (« La description ou l’ostensoir du discours », p. 377) et les effets qu’elle recherche dans une utopique transparence du langage, une conjonction des objets et des lettres. Ici la question de la mimesis est donc essentielle pour comprendre le souhait du catalogue de « prendre les objets dans l’ambre des mots », selon l’élégante formule de l’autrice. L’étude distingue alors trois fonctions de la description qui segmentent le chapitre : l’ekphrasis, avec la description optique déployée pour montrer la collection ; la fonction didactique qui peut compléter la visite, et enfin la description à valeur démonstrative qui intègre un jugement prescriptif visant à influer sur le spectateur (division que reprennent les trois intertitres : « La vitrine de l’ekphrasis : placere », « Restaurations érudites : docere », « L’herméneute singulier : movere »).

21Loin de n’être qu’une plate accumulation de mentions descriptives, le catalogue vise à sidérer son lecteur comme la collection méduse le visiteur. Il s’agit d’offrir une véritable expérience sensuelle des objets, de méduser grâce à une rhétorique immergeant le lecteur. L’étude du texte de André de Rivaudeau à la gloire du cabinet de Michel Tiraqueau révèle l’importance des indices de spatialisation, des déictiques et des éléments visuels, tactiles, gustatifs, olfactifs, contribuant tous à une représentation totalisante (p. 383). Plus original encore est le cas du blason qui s’appuie sur une amplificatio énumérative comme c’est le cas pour Gilles Corrozet en 1539. Le catalogue doit faire preuve d’une inventivité et d’un style aussi curieux que la collection qu’il dépeint ; le brio d’une écriture repose alors sur les effets de surprise et de suspension, les comparaisons à visée emphatique (p. 397), les métaphores filées, les jeux sur l’étymologie ou encore l’hyperbate (p. 403). Allant plus loin encore, M. Marrache-Gouraud se penche sur l’art d’écrire l’invisible (p. 404), en particulier face à l’objet préservé des regards dans un coffre fermé. Le catalogue de 1677 de la collection Cospi, décrit et figure ainsi un manteau esquimau sacerdotal, relevant donc du domaine du sacré (p. 406). La description revêt alors un caractère performatif dispensant d’ouvrir la boite, gardienne de l’intégrité, du sacré, du mystère. La question des objets sacrés soulève des problèmes contemporains dans les musées qui exposent (ou pas) des objets rituels. L’autrice donne ici le très intéressant exemple du Musée d’anthropologie de Vancouver (p. 408) qui possède des artefacts amérindiens mais choisit d’en dissimuler certains pour respecter l’interdiction d’exhibition formulée par les représentants des communautés dont ces objets sont issus. La glose figurée dans la vitrine constitue un compromis qui prend « acte d’une tension culturelle ». Ce passage de l’étude montre l’importance de cette réflexion sur l’écriture du catalogue et le statut de la collection y compris dans une perspective plus contemporaine pour questionner la poétique de l’écriture muséale. La lecture de cet ouvrage devra donc fournir un outil précieux pour une pensée de l’appropriation et de la représentation des objets.

22La section « Restaurations érudites : docere » (p. 411) s’intéresse à la façon dont le catalogue dispense des connaissances appuyées sur la mention des objets de la collection, ce qui relève d’une démarche intellectuelle humaniste. Le régime énonciatif de la description est en particulier singularisé par le choix des déterminants. L’article défini est un emploi générique qui suppose que le spécimen conservé est représentatif de sa catégorie (« le caméléon », p. 413). Il suppose une connaissance partagée, une connivence autour de la notoriété de l’animal en question. Cet emploi archétypal repose sur un consensus : le lecteur attend les must du cabinet, ceux qu’on ne présente plus. De la même façon, certains noms ne sont précédés d’aucun article, supposant qu’ils sont pris dans un sens générique connu. Au contraire, des objets avec une particularité forte sont introduits par un indéfini, comme généralement les artificialia. L’article indéfini désigne l’unicité dans un contexte affamé d’inédit. Souvent l’entrée du catalogue est marquée par l’expansion et la taxinomie (p. 417), par exemple une subordonnée relative déterminative qui établit le particularisme ou la distinction savante de l’objet. La mention de la provenance est un des critères de classification qui souvent remplace la description ; cette mention entraine alors le lecteur dans un périple où joue pleinement la poétique des toponymes exotiques. Mais tout n’est pas précis dans les descriptions des catalogues et la mention régulière de l’adjectif « inconnu » nous renvoie à une poétique de la suggestion ainsi qu’à l’intérêt pour le locuteur d’avouer son ignorance afin de davantage conforter sa parole lorsqu’il est affirmatif. Il y a là un effet d’humilité proche de la captatio mais qui permet aussi d’inviter le lecteur à éclaircir le mystère.

23Le dernier point de ce chapitre (p. 429) se penche sur la fonction du movere dans laquelle les fréquentes irruptions de l’auteur au fil du texte jouent un rôle important. Il y exprime son esprit critique, ses doutes, nuance une expression (éparnorthose) ou emploie des hyperboles d’admiration. Mais une emphase trop constante lasserait par son uniformité et le texte suit donc plutôt une « intensité ondulatoire » (p. 432). La variété des formes de théâtralisation de la description inclut des injonctions, la personnification des objets, appelés à prendre la parole, des ruptures de ton ou la louange du Créateur. Ces pages d’analyse stylistique sont précieuses et enlevées, le lecteur s’y trouvant plongé dans la révélation des mécanismes du catalogue comme machine à émouvoir et piquer la curiosité. L’autrice souligne ainsi l’importance de l’adjectif qu’elle nomme élégamment « paillettes d’or du discours, parfois un peu clinquante, disposée pour faire briller un angle de l’objet », mais relève que « le rédacteur introduit dans le gant de velours de la description la poigne ferme de l’adverbe » (p. 441).

24Le Chapitre VI aborde la notion clef de liste (p. 443) et est réparti selon les intertitres : « Concordia discors », « L’art merveilleux de la variété », « Une poétique de l’œil » ; « Combinatoires agonistiques ». Ici les pièces de l’engrenage démontées au fil des chapitres précédents sont finalement réassemblées. Chacun des procédés mentionnés s’assemblent en un tout que l’autrice veut interroger dans son effet global. Le livre, en dépit de son désir mimétique, se distingue du cabinet car il réorganise la collection dans une nouvelle unité spatiale : « le livre disjoint les ensembles page après page ». M. Marrache-Gouraud se penche ici sur la force évocatoire de la macrostructure, les arrangements discursifs contribuant tous à une mise en scène générale. Elle parle à ce sujet des « noces de Philologie et Mercure, entre savoirs rigoureux et éloquence fastueuse », la liste étant la basse continue qui assemble le tout, qui organise l’hétérogène.

25Pour cela, M. Marrache‑Gouraud divise l’analyse entre, d’abord, les procédés visuels de composition, puis les juxtapositions sémantiques et associations sonores qui construisent une combinatoire agonistique (p. 446). La concordia discors c’est la recherche d’harmonie au sein de l’abondance, la copia. Les catalogues reposent en effet sur une esthétique de la variété qui, pour enchanter sans lasser, alterne brevitas et copia. L’autrice distingue donc ici finement entre inventaire et catalogue, ce dernier ayant pour caractéristique d’établir une relation entre les éléments pour une intelligibilité d’ensemble (p. 448).

26L’essor des cabinets de curiosité est concomitant de l’essor de l’imprimerie. Le xvie siècle se caractérise par l’obsession de conserver, de sauver de l’oubli. Par ailleurs les travaux de Anne Réach‑Ngô11 ont souligné le lien entre la patrimonialisation par l’anthologie et le dépôt légal. Le catalogue doit être compris comme une forme d’archive qui recense les curiosités pour les faire connaître. La publication des catalogues répond à un besoin de promotion, de diffusion, à vocation d’utilité publique.

27Parmi les stratégies mises en place, outre la fragilité syntaxique de la parataxe ou juxtaposition, M. Marrache‑Gouraud relève d’autres formules plus inventives, comme les paperoles collées dans le premier catalogue de Cospi (p. 467). En effet la liste requiert un agencement mouvant de par sa nature marquée par l’inachèvement intrinsèque.

28Les catalogues répondent donc à des assemblages variés dans leur catalogage dans lequel intervient l’intertitre pour dompter l’hétérogénéité. L’ordre des choses peut simplement être l’ordonnancement spatial de la collection réelle, le catalogue tenant alors du guide touristique permettant de s’orienter dans le musée. Le catalogue peut aussi correspondre à l’ordre élémentaire, à l’ordre des règnes (minéral, végétal, animal, humain) ou encore à un ordre taxinomique fondé sur l’observation. Les points de passage ou articulation entre deux catégories sont alors des zones fluctuantes particulièrement intéressantes comme le cas de zoophyte ou « plantanimal » (p. 490) ou des amphibies. Le choix de créer une catégorie ambiguë objet de débats (« Autres ») suggère au lecteur par une litote la variété irréductible du monde. Il s’agit aussi d’ouvrir un débat ou de produire des hypothèses qui sont bien le moyen de produire du savoir. La clarté et l’objectivité a priori de la liste n’est qu’une illusion dont les rédacteurs savent jouer : « la liste relève en réalité un défi épistémologique et s’avère être un exercice de connivences acrobatiques » (p. 500).

29Bien loin donc de l’évidence benoite d’une liste sans recherche, M. Marrache‑Gouraud souligne la beauté de la poétique de l’œil mise en œuvre par le catalogue. La page est ainsi un spectacle offert au lecteur par la verticalité de la disposition typographique et l’usage des blancs, par la forme agrammaticale du texte sériel, comme par des effets de grossissements et de rythmes. La créativité s’exprime dans l’innovation typographique avec l’usage d’accolades diverses, placées à gauche ou à droite du texte, parfois même avec une double courbe et des accolades gigognes (p. 507). L’éloquence de la mise en page est aussi une transe, un vertige au service de l’émerveillement : « Les procédés emphatiques, savants ou cryptés, tantôt servent la compréhension logique tantôt la desservent au simple profit de la saturation du regard, en vue d’étourdir le lecteur ». La section « Séries et effets d’optique » (p. 512) offre ainsi une analyse fine et éloquente de la beauté poétique de la liste. Sa lecture est un plaisir entre le chatoiement des limaçons de Tricet, l’épiphore chiasmatique des pierres et les phénomènes d’échos ou effets de kyrielle des coquilles du catalogue de Bernon (p. 514). L’autrice a fréquemment recours au champ de l’optique qui vient à propos éclairer les procédés d’écriture : logique englobante du regard, effet de perspective, diffraction, on découvre la magie du catalogue et ses effets de surprise sont redoublés par ceux que nous réserve l’analyse elle‑même. Ainsi M. Marrache‑Gouraud cite‑t‑elle à juste titre l’esthétique surréaliste pour éclairer les contiguïtés incongrues de la liste et leur charme qui opère, même, ou surtout, à travers le filtre de son analyse.

30La section « Les combinatoires agonistiques » étudie ce que Madeleine Jeay nomme « la belligérance du texte12 ». En effet, la liste déploie bien une rhétorique démonstrative visant à louer la collection décrite. Reprises anaphoriques, listes homériques, jeux de séquençage, tous servent une amplification poursuivie avec virtuosité pour éviter l’écueil de l’informe. M. Marrache‑Gouraud s’interroge donc pour finir sur les points suivants : comment commencer la liste (p. 519) ? Comment la clore (p. 525) ? Comment la hiérarchiser ?

31La conclusion clôt magistralement ce volume en rassemblant les apports d’une analyse qui nous a fait lire les catalogues et virtuellement visiter les collections pour en comprendre les principes structurants. Surtout, l’autrice y souligne que la profusion des moyens rhétoriques étudiés ne rentre pas dans un classement chronologique selon une évolution : « ces modes d’écriture coexistent sans s’exclure ». Ainsi donc l’écrire curieusement s’adapte à son objet et le reflète en se révélant tout aussi divers et multiples que les contenus des collections : « la bigarrure stylistique de l’écriture curieuse vient démontrer et faire en sorte que le lecteur ressente le caractère irreprésentable de l’espace du cabinet ».

32Le livre se conclut par de précieuses annexes, en particulier la liste des catalogues imprimés classés par date de publication. Le projet de Myriam Marrache‑Gouraud est de poursuivre cette étude par un deuxième tome dédié à l’herméneutique des catalogues en se centrant sur la curiosité de type humain et la collecte de matériel humain. Cela devrait permettre de développer l’analyse de l’écriture des formes monstrueuses et de questionner les catégories de l’anormal et des frontières de l’humain, ce qui complètera idéalement ce passionnant premier volume.