Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Octobre 2021 (volume 22, numéro 8)
titre article
Élodie Galinat

De Gilles de Rais à la Barbe Bleue : fascination ininterrompue pour un personnage du secret

From Gilles de Rais to Barbe bleue: uninterrupted fascination for a secret character

1Si nous connaissons tous le conte populaire de Perrault publié pour la première fois dans Histoires ou contes du temps passé, avec des moralités (1697), la mythologie de même que l’iconographie de Barbe Bleue sont surprenantes, aussi variées que curieuses, et continuent de fasciner au cours des époques depuis cinq siècles. Le personnage emblématique, amalgame courant entre le maréchal Gilles de Rais, noble richissime, compagnon loyal de Jeanne d’Arc et un pédocriminel sataniste, sanguinaire et terrible, semble aussi sulfureux qu’insaisissable, et revêt une épaisseur inédite dans la présente étude. En outre, le procès spectaculaire de Gilles de Rais — l’officiel datant de 1440, puis, celui relevant davantage du spectacle, revu et corrigé, de 1992 — reste l’une des pierres angulaires de son édifice gigantesque. Ce dossier entend ici explorer quelques identités de la Barbe Bleue — car elles sont nombreuses ! — qui ont pu lui être attribuées. Dans un premier temps, il sera question du seigneur de Tiffauges (1405‑1440) pendu en place publique pour ses forfaits odieux, puis du personnage de conte largement popularisé par Charles Perrault, et enfin, sera abordé celui issu du folklore, très présent dans l’ouest de la France et les pays de la Loire.1

2Cet ouvrage foisonnant contient onze articles de chercheurs en histoire, histoire des arts, littérature, cinéma, psychanalyse, etc., ce qui met bien en avant le rayonnement pluridisciplinaire et la transversalité du personnage. En effet, la fascination pour Barbe Bleue passe également par cette capacité à investir et à interroger tous les domaines, tout en mettant en lumière le besoin de percer le secret — forcément inavouable — qui se trame autour de lui, tel un fantôme habitant les couloirs du temps sans cesse en proie à une réactualisation semblant inévitable. L’enjeu soulevé dans ce dossier passionnant est de mettre en exergue les différentes facettes d’un protagoniste multiple, ambivalent, et par‑dessus tout, diabolique, que la postérité a in fine pris soin de construire. Il est le héros monstrueux d’un conte de fées qui trouve écho en chacun de nous selon Clotilde Leguil, psychanalyste, car nous ramènerait à cette obligation — par identification à la jeune épouse victime de sa tyrannie — de sortir de notre Surmoi pour aller vers le destin choisi. Barbe Bleue ne demeurerait alors que la représentation du fantasme de désobéissance pour se détacher de l’emprise de l’Autre (notons qu’au xviie siècle, chez Perrault, la désobéissance est axée sur la transgression de l’interdit féminin2…). Ainsi, nous le constatons, ce simple conte est devenu une légende, puis encore davantage un mythe grâce à la puissance évocatrice de son protagoniste, fruit de multiples extravagances et interprétations, et plus que jamais interroge le chercheur en quête de réponses tangibles.

3Enfin, concernant l’architecture de l’ouvrage, nous retiendrons trois étapes majeures qui apparaissent et se détachent clairement tout au long du dossier : l’amalgame entre Gilles de Rais et Barbe Bleue (le parti pris du titre de la revue nous l’indique volontiers), l’incontournable procès, et enfin, l’étonnante postérité du personnage, omniprésent encore aujourd’hui dans la culture populaire. Ainsi, sous cette couverture manifeste faite de rouge et de noir, mêlant les ténèbres et le sang, le mystère et le sacré, mais aussi la passion qui enjoint chacun à partir en quête de l’identité de ce personnage opaque, il sera à des égards question de la naissance d’un protagoniste singulier, mais surtout de sa surprenante longévité dans le temps et de ce désir de démêler l’imbroglio autour de lui.

Barbe Bleue : personnage singulier de l’Histoire ou ogre de conte ?

4Selon l’historien Matei Cazacu, ce conte de Perrault est le seul qui soit réaliste par rapport aux autres qu’il a composés. Il ne contient pas d’éléments surnaturels hormis la clé magique à la trace de sang ineffaçable. Ainsi, Perrault semble considérer davantage Barbe Bleue comme une histoire authentique et non comme un conte (il ne l’affuble d’ailleurs pas du sous‑titre “ conte” dans son recueil), comme si l’auteur ne pouvait nier la part de réel rattachée à son personnage. Il existe d’ailleurs en réalité trois versions de l’histoire de la Barbe Bleue :

5La première : trois sœurs sont enlevées par Barbe Bleue, violent le secret de la chambre interdite. Mais la troisième échappe par la ruse à son bourreau, rend la vie aux autres, les délivre, et fait périr le ravisseur.

6La seconde : c’est aussi la plus répandue en France, c’est à celle‑ci qu’appartient la version de Perrault. La femme qui a visité la chambre interdite, condamnée à périr, est délivrée par ses frères ou ses parents.

7La troisième : variante christianisée à l’originale (on la trouve surtout dans le centre de la France) de laquelle a disparu le motif de la chambre interdite : deux sœurs enlevées par un être diabolique et condamnées à la mort sont sauvées par l’intervention d’êtres divins.

8Il faut mentionner que celui que l’on rapproche le plus souvent de Barbe Bleue, Gilles de Rais, a eu, en premier lieu, une vie glorieuse (puisqu’il est une figure héroïque de l’épopée de Jeanne d’Arc), puis est devenu monstrueux, notamment par le biais des diverses réécritures aux xixe et xxe siècles mettant avec virulence en exergue les crimes atroces (infanticides) dont il est soupçonné. Cette persistance, cette survivance du personnage — aussi effrayantes soient‑elles — au travers des siècles restent fascinantes, car selon Mircea Eliade :

Le souvenir d’un événement historique ou d’un personnage authentique ne subsiste pas plus de deux ou trois siècles dans la mémoire populaire. Cela est dû au fait que la mémoire populaire retient difficilement des événements “ individuels  et des figures “ authentiques  […] Le personnage historique est assimilé à son modèle mythique (héros, etc…), tandis que l’événement est intégré dans la catégorie des actions mythiques (lutte contre le monstre, frères ennemis, etc). 3 (p. 10)

9Il serait donc impensable qu’un personnage comme lui, considéré comme secondaire dans l’Histoire, ait pu passer autant d’époques et continuer d’intéresser avec autant d’enthousiasme, profanes et spécialistes, et pourtant c’est bien le cas. La doxa de Cazacu fait écho à l’article de C. Leguil, dans lequel elle cite l’ouvrage de référence Psychanalyse des contes de fées (1976) de Bruno Bettelheim, en ce que la Barbe Bleue comporte finalement peu d’éléments merveilleux, à part la tache de sang indélébile sur la petite clé qui ouvre le cabinet qui contient les dépouilles des épouses passées. D’emblée, une forme de véracité ne semble pouvoir être évincée lorsqu’on aborde ce personnage. Ainsi, loin d’être le simple protagoniste maléfique et fictionnel bien connu dans la culture populaire, Barbe Bleue est le plus souvent associé au véritable Gilles de Rais. La frontière est donc ténue entre les deux protagonistes. D’ailleurs, ils sont nombreux à croire en cette assimilation, et notamment au xixsiècle. À partir de 1845, Charles Mourain de Sourdeval, auteur d’un dictionnaire intitulé Recherches philologiques sur le patois de la Vendée (1847), soutient avec passion l’amalgame souvent fait entre Gilles de Rais et Barbe Bleue. Mais celui qui a le plus œuvré en ce sens reste l’abbé Eugène Bossard, ecclésiastique, polémiste et érudit, dont le livre publié en 1886 contiendrait les actes des deux procès de Gilles de Rais, ce qui constitue une source de la première importance pour la recherche, bien que ledit document ne soit pas pour autant tout à fait authentifié.

10Il est donc bien question d’une figure perçue et cultivée comme monstrueuse, car si Gilles de Rais connait des vies parallèles au cours des époques, “ les variations de son image ont toujours eu un lien avec l’interdit et le pouvoir. ” (p. 27). Pour le chroniqueur médiéval Enguerrand de Monstrelet (1400‑1453), quelques années après son exécution, Gilles de Rais est avant tout un hérétique, un sorcier, qui a fait mourir un grand nombre d’enfants, non pas par sadisme, mais pour écrire avec leur sang des conjurations diaboliques. Gilles de Rais acculé par ses créanciers (bien que très riche, il en veut toujours plus) va se tourner vers l’occultisme et le satanisme. Il fait d’ailleurs à ce moment‑là de sa vie venir auprès de lui un personnage à la mauvaise influence qui se nomme Francesco Prelati. Avec ce dernier, les choses deviennent sanglantes, il s’agit désormais d’honorer le diable avec des sacrifices humains. C’est en tout cas la version des historiens jusqu’au milieu du xviiie siècle. Par la suite, les poètes, historiens et criminologues, se sont concentrés sur les homicides à répétitions du maréchal, et surtout sur sa perversion, délaissant le côté hérétique.

De la séduction au concours sépulcral de têtes coupées en passant par les pendaisons, les égorgements, les éventrations ou les pollutions de toutes sortes, Gilles de Rais, en pervers accompli, jouissait de chaque étape. Sa carrière de criminel abonde en détails sordides et il ne fait guère de doute que cette abondance‑là a pu nourrir bien des imaginaires. (p41)

11À la fin du xixe siècle, puisque ces crimes sont considérés comme avérés, Gilles de Rais ne peut plus être simplement le terrible mais fictionnel Barbe Bleue, il existe en tant que criminel, tueur en série, pédophile notoire, une incarnation du mal en d’autres termes. Ainsi, il devient ce personnage double, séduisant le jour, monstrueux la nuit, ce qui le rend inquiétant. “ Ce qu’il menace par ce dédoublement, c’est précisément notre intégrité même, notre moi, si difficile à faire tenir debout. ” déclare Jacques Chiffouleau (p. 29).

Un procès peu ordinaire

12Alors, comment expliquer la longévité de ce monstre ?

13La transmission de son histoire se fonde presque toujours sur l’existence des traces écrites de son procès. Leur présence est essentielle car témoigne de la véracité de son existence. On n’a ni lu ni vu ces traces de manière sûre, mais on sait qu’elles existent. Les actes de ce procès interrogent jusqu’à l’historien Jules Michelet car ils viennent en latin, et après traduction, on se rend compte que ces actes ne constituent pas un document cohérent. Ces procès représentent un ensemble d’écrits variés, disparates, émanant déjà de deux juridictions différentes (celle de l’évêque et celle du duc, et par conséquent divergent), nous n’avons donc pas toutes les pièces du puzzle. Toutefois, on trouve des témoignages précis et par conséquent troublants dans le compte rendu d’accusation du 13 octobre 1440. Néanmoins, il demeure encore très difficile de définir la nature exacte du procès de l’époque : conspirationniste (on chercherait à abattre politiquement Gilles de Rais), ou bien, on ne vise ici qu’à juger des forfaits atroces bien réels ? Les historiens s’interrogent donc à la fois sur la véracité du procès, son exactitude, et jusqu’à son existence même qui est constamment remise en question.

Un point commun à l’ensemble de ces textes, à peu près contemporains de Gilles de Rais, est l’utilité concrète qui motive leur écriture : ils sont dotés d’une fonction juridique précise ou procédant d’une mise en scène de leur pouvoir par des auteurs ayant directement connu Gilles de Rais. (p. 63)

14Il faut aussi mentionner qu’une sorte de révision médiatique du procès de Gilles de Rais, initialement tenu en 1440, a eu lieu, récemment, en 1992. Ce procès avant tout symbolique est composé de magistrats, d’avocats illustres, mais aussi d’hommes de pouvoir. Certains parlent alors d’un complot ourdi contre Gilles de Rais à l’époque. Cela interroge, encore davantage aujourd’hui, où les questions de pédocriminalité dans certains milieux élitistes sont inhérentes au débat et dont les révélations fracassantes font tristement les gros titres des journaux. L’acquittement de Gilles de Rais devient par conséquent douteux moralement. Ces sujets font en tout cas écho avec nos sociétés actuelles. Selon le chercheur Vincent Petitjean, le procès originel permet de singulariser encore plus le personnage. Il avoue ses crimes horribles et est pendu en place publique avec deux de ses serviteurs. Tous ces éléments tendent à hisser le personnage historique ayant existé en (anti)héros esthétique et littéraire. C’est une mort‑spectacle à laquelle la foule assiste avec délectation. D’ailleurs, le conte de Perrault se termine par les mots suivants, invitant à une morale, pour ne pas dire une volonté cathartique évidente : “ Ils lui passèrent leur épée au travers du corps et le laissèrent pour mort ”. Le monstre est abattu, justice est faite.

Postérité de Barbe Bleue

15Avant tout, la postérité littéraire a emprunté la voie théâtrale avec les œuvres d’Enzo Cormann La Plaie et le couteau, suivi de L’Apothéose secrète (tombeau de Gilles de Rais) (1993), et celle de Vincente Huidobro intitulée Gilles de Raiz (1988), tandis que la poésie a fait très peu de cas de l’histoire de la Barbe Bleue. En outre, le genre romanesque se démarque avec deux œuvres en particulier traitant du sulfureux personnage, Là‑bas4 (1891) de Joris‑Karl Huysmans, et Le Roi des Aulnes5 (1970) de Michel Tournier. Pour Huysmans, le personnage de Barbe Bleue est le parfait antidote à un xixe siècle qui baigne dans le matérialisme et le culte du progrès. Mais le personnage incarne également, au‑delà des lettres, une esthétique architecturale très vive. Selon l’historien Jacques Chiffoleau, pour les auteurs‑voyageurs des xixe et xxe siècles, la figure de Gilles de Rais resurgit dans ses forteresses nombreuses (Tiffauges, Machecoul, Pornic, Champtocé, etc…), et encore aujourd’hui pour les touristes curieux à la recherche de frissons. Pourtant, selon les archéologues, ces châteaux n’ont pas grand‑chose à voir avec Gilles de Rais, ils ont été construits bien avant la naissance du maréchal, repensés et reconstruits après sa disparition, parfois abandonnées pendant des siècles. “ Ils sont devenus le décor gothique d’une pièce écrite bien après sa mort. ” (p. 15) Le décor abritant en ses ruines le passage probable de Gilles de Rais contribue lui aussi à sa puissante survivance car incarne le concret, une part de réalité quasi indéniable.

16Soulignons que si le personnage Barbe Bleue s’est exporté au cinéma, selon Thierry Froger, c’est dans l’ensemble à travers de mauvaises adaptations. L’adaptation de Georges Méliès réalisée en 1901 n’est cependant pas dénuée de charme selon lui, car elle épouse parfaitement l’univers de Perrault, quand celles plus récentes, voire contemporaines (nous pensons par exemple au film qu’il cite de Catherine Breillat réalisé en 2008), demeurent très insipides. Des échecs successifs donc qui possèdent un dénominateur commun : trop montrer et ne pas assez suggérer. Puisque là où le livre pouvait nous laisser imaginer la vision d’horreur de la jeune épouse pénétrant la petite chambre, ce n’est plus possible au cinéma où tout nous est montré. Or, c’est ce mystère qui crée l’effroi bien présent dans le conte, c’est l’inconnu de la découverte que l’on devine pourtant qui rend la chose terrible à appréhender. Une forme de magie disparait dans le même temps que l’œuvre est portée à l’écran. Le cinéma dévoile tout, là où la lecture ne fait que suggérer. “ Peut‑être parce qu’à trop dévoiler à l’image, on voile l’imaginaire. ” (p. 38)

17“ Elle pensa mourir de peur, et la clé du cabinet qu’elle venait de retirer de la serrure lui tomba des mains. ” Qui n’a pas frissonné en lisant ou en entendant ces mots tirés du conte de Perrault ? Effrayant, car la scène laisse entrevoir ce qui attend l’héroïne et peut‑être par effet miroir le lecteur, à savoir la menace de la mort à venir. La clé est celle qui ouvre vers le destin commun à toute créature vivante, selon C. Leguil, soit la mort inévitable (Atropos), le destin au sens de ce qui peut arriver par hasard (Lachésis), et à quoi on peut essayer d’échapper en vertu de certaines dispositions (Clotho).

***

18Bien que foisonnant d’iconographies splendides — la plus connue et sans doute la plus représentative demeure l’illustration de Gustave Doré (1832‑1883) qui invite à découvrir un Barbe Bleue dominateur, effrayant et animal, à la pilosité démesurée rappelant la bête — et d’un panel d’articles très divers, traitant par exemple de Barbe Bleue et de sa paralittérature théorisée par Alain‑Michel Boyer (notamment la présence du diabolique personnage dans le manga, avec l’article d’Emeric Cloche, p. 69), ou encore une étude passionnante sur la pogonologie par Eva Prouteau (p. 55), soit la science de la pousse des poils et de la barbe, certains articles par leur proximité installent en fin de dossier une certaine redondance que l’on regrettera sans doute un peu. Toutefois, il faudra reconnaître le mérite de la revue à nous faire entrer dans un univers qui nous est finalement étranger, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Car si Barbe Bleue semble dans l’imaginaire collectif ne demeurer qu’un personnage de conte de fées de plus, il n’en est rien. Enfin, nous faisons le constat que la figure de Gilles de Rais se réécrit au fil des époques en fonction des politiques qui se jouent, de l’évolution de la société du moment. En effet, on ne traite pas de Barbe Bleue de la même façon durant les Lumières, ni à l’époque romantique, et encore moins au xxe ou encore aujourd’hui. Notons à ce propos que les romanciers contemporains populaires continuent d’écrire sur Barbe Bleue, comme c’est le cas de la version d’Amélie Nothomb6. À chaque époque sa manière de repenser le personnage, de s’inspirer de ce dernier pour en créer un nouveau, en puisant toujours dans l’une ou l’autre ramification sa complexité effervescente, ce qui signe définitivement l’intensité d’un antihéros qui perdure dans le temps, et mieux, se réécrit pour mieux se réactualiser, époque après époque.