Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Octobre 2021 (volume 22, numéro 8)
titre article
Holt Meyer

Kundera ou l’impossible biographie : à propos de la parution du livre de Jan Novák sur les années tchèques de Milan Kundera

Kundera or the impossible biography: about the publication of Jan Novák's book on the Czech years of Milan Kundera
Jan Novák, Kundera – Český život a doba, Prague, Argo, 2020, 896 p., ISBN 978‑80‑257‑3215‑1.

1L’auteur tchéco‑américain Jan Novák a publié à l’été 2020 à Prague une biographie intitulée Kundera – Český život a doba [Kundera – Une vie tchèque et les Temps]. Ce livre de près de neuf‑cent pages couvre pour l’essentiel les « années tchèques » de Kundera entre 1929 et 1975, entre Brno et Prague. Cela correspond à des séquences très différenciées du parcours de l’écrivain : il est citoyen de la démocratie tchécoslovaque (1929‑1939 puis 1945‑1948), entre‑temps sujet du « Protectorat de Bohême‑Moravie », cette entité vassale du IIIReich (1939‑1945), et enfin pendant vingt‑huit ans « citoyen » du régime de la Tchécoslovaquie communiste jusqu’à son départ. Malgré l’âge avancé qu’a aujourd’hui Kundera, ces quarante‑six années tchèques (1929‑1975) représentent encore à peu près la moitié de sa vie. Et pourtant, beaucoup d’aspects de ce parcours sont restés inconnus de ses lecteurs. Jan Novák se concentre tout particulièrement sur ses presque trois décennies de vie sous le régime communiste (1948‑1975). Milan Kundera est alors étudiant, puis auteur à la notoriété croissante, et membre du Parti Communiste tchécoslovaque pour une longue partie de la période concernée (1948‑1950 puis 1956‑19721).

L’impossibilité biographique

2Malgré la célébrité mondiale de Kundera, cette biographie n’a été publiée pour l’instant qu’en tchèque. Ce n’est sans doute pas un simple hasard éditorial, mais plutôt un effet de la réception fragmentée et éclatée d’une œuvre et d’un auteur qui a certes voulu accéder au statut d’« auteur global » mais qui est connu de manière très différenciée ici ou là, et en particulier dans les deux points d’ancrage de sa vie, le pays tchèque de ses origines ou sa patrie française d’adoption. À notre sens, cette fragmentation fait qu’il est pratiquement impossible d’écrire une biographie de Kundera lisible et recevable dans tous les lieux de sa notoriété. Nous soutenons en outre que la fragmentation qui provoque cette « impasse biographique » est en grande partie du fait de l’écrivain.

3La présente recension a pour but d’amorcer la communication entre divers champs culturels où se joue la réception de l’œuvre de Milan Kundera. Il s’agit de mettre le lecteur francophone au contact de l’ouvrage de Novák, mais aussi des débats qui ont entouré sa publication. Il faudra également situer ce livre par rapport à un autre projet éditorial venu à publication au cours de la même décennie, mais cette fois‑ci en France : la très singulière édition de l’Œuvre de Kundera dans la Bibliothèque de la Pléiade (première édition en 2011, suivie d’une édition augmentée en 2016)2.

Deux livres, deux intentions

4Avec la publication de ces deux tomes dans la Bibliothèque de la Pléiade, Kundera semblait avoir réussi à couronner son parcours d’écrivain venu de l’Est par la consécration ultime dans l’univers littéraire francophone. Cette édition devait en outre être, pour l’écrivain comme pour l’éditeur de ces volumes (François Ricard), l’acte « définitif » établissant le canon de l’œuvre : à la fois la liste des textes appelés à la postérité et leur version de référence. Mais très curieusement, on y note l’absence complète d’une biographie de l’auteur3, et ce alors même qu’aucune biographie digne de ce nom n’a été jusque‑là publiée sur Kundera, ni en français, ni dans une autre langue4.

5D’où l’intérêt particulier que présente le livre de Novák. Ce dernier, qui n’a eu (délibérément) aucun contact avec l’écrivain, entend nous montrer, en s’appuyant sur une avalanche de faits bruts, le « véritable Kundera » tchèque, lequel est si différent de l’illustre auteur franco‑tchèque de Paris que n’importe quel lecteur francophone de bonne volonté pourrait être amené à douter de la crédibilité des révélations apportées par Novák. Cette publication est donc un événement, parce qu’elle présente dans le détail une trajectoire de vie quasi‑inconnue. Mais l’ouvrage ouvre aussi à une meilleure vision de la production littéraire d’ensemble, car il faut savoir qu’il n’existe aucun catalogue raisonné des écrits de Kundera, de la volonté de l’auteur lui‑même. L’édition Pléiade restitue‑t‑elle son parcours littéraire ? Non : elle prétend instituer une numérotation d’opus dans l’ensemble de l’œuvre, mais en fait opère de manière très sélective : comme l’a fait remarquer un groupe d’universitaires de Lausanne lors de cette parution : « Kundera [a] gommé de sa bibliographie plusieurs livres jamais traduits, inconnus des critiques et des lecteurs francophones »5.

6La volonté de tri est explicite sur le site même de la Pléiade :

Milan Kundera oppose à la « morale de l’archive », qui justifie la publication de tout ce qu’un auteur a pu écrire, la « morale de l’essentiel » : seuls appartiennent à l’œuvre les textes que l’auteur juge dignes d’être retenus […]. La présente édition ne propose donc pas des Œuvres complètes, mais une Œuvre, complète dans la mesure où l’auteur en a lui‑même dessiné les contours […]6.

7Le travail de Novák, en dépit de ses biais, sur lesquels on reviendra, remet en cause l’édit instaurant le caractère résolument « définitif » de l’édition dans la Bibliothèque de la Pléiade et de son catalogue restreint des écrits légitimes. Car il commente pour la première fois depuis des décennies — et dans certains cas pour la toute première fois — des écrits des années 1940 à 1970, certains publiés sous des noms d’emprunt : des écrits totalement inaccessibles à ceux qui ne lisent pas le tchèque, mais, il faut le souligner, parfois difficiles d’accès pour les lecteurs tchèques eux‑mêmes.

8Pour travailler plus en profondeur le « problème biographique » et littéraire de Kundera, il faudrait certes convoquer encore d’autres travaux : la remarquable étude de Michelle Woods sur la circulation des traductions de Kundera entre le français, le tchèque et les autres langues7, l’essai de François Ricard8, le récent livre d’Ariane Chemin9, l’ouvrage encore plus récent dirigé par Jiří P. Kříž10 et d’autres encore. Mais nous déborderions le cadre du présent compte‑rendu.

« Doba » : les Temps

9Le travail de Novák rouvre une porte sur un monde que Milan Kundera a tenté de verrouiller hermétiquement, procédant à une opération philologique sur sa propre vie, en particulier en effaçant le long temps (les quinze années entre 1948 et 1963) où sa vie, son œuvre et son engagement au sein du Parti Communiste étaient indissociables. Voilà pourquoi le mot Doba (les Temps) est très important dans le titre. Alors que la vie de Kundera en « Occident » est encapsulée dans un récit conçu par l’écrivain lui‑même et désindexé de l’histoire, le Kundera tchèque de Novák est, jusqu’à son départ, partie prenante des évolutions d’une société dominée par un Parti dont il reste longtemps un membre enthousiaste. Et un apparatchik de la Culture, un critique et poète accrédité. Le livre de Novák vise à réaliser un sauvetage en mer, à ramener les écrits sur Kundera sur la terre ferme du réel, loin des vagues apologétiques de l’écriture d’une Vita. Il place — ou plus exactement replace — le Kundera d’alors dans une « vie tchèque » du temps, dans une Tchécoslovaquie dont la vie publique est totalement contrôlée par le pouvoir communiste.

Novák, un personnage & un livre

10Novák, au moment où il publie cette biographie qui a été un succès de librairie à sa sortie en République tchèque11, est déjà une figure connue sur la scène tchèque, bien que citoyen américain. Né en 1953 en Bohême, il quitte la Tchécoslovaquie après 1968, à l’âge de seize ans, et s’installe aux États‑Unis. Il fait carrière comme scénariste et écrivain dans les années 1980, en restant fidèle à la thématique tchèque. Il traduit de nombreuses pièces de théâtre de Vaclav Havel vers l’anglais. Plus tard, Novák lance ou participe à des productions de films, dont deux documentaires sur Havel (début des années 2000)12. Il est également l’auteur d’une petite biographie en anglais de Havel (2017)13. Il est tout sauf universitaire et il a une vision très américaine de son sujet et du personnage dont il fait une biographie inquisitoire, une tell‑all biography, même si le livre est paru uniquement en tchèque, ce qui en fait un produit interculturel curieux.

11La proximité de Novák avec Havel n’est pas sans importance. Havel et Kundera sont connus pour avoir eu une vision radicalement différente des possibilités de réforme du système communiste. Leurs divergences sont publiques dès 1969 lorsque Havel prend le contrepied des positions tenues par Kundera dans son essai Le destin tchèque14. Havel, qui n’a jamais été membre du Parti, est d’avis que la seule possibilité est la disparition du système lui‑même. Kundera n’en est pas encore là15. Nul ne s’étonnera que Novák prenne clairement le parti de Havel quand il restitue la controverse. Ayant émigré l’année même où les deux éminents écrivains s’affrontent, il a toujours été et reste encore un opposant radical au « socialisme d’État » qu’il a connu dans sa prime jeunesse. En ce sens, le livre de Novák est une forme de continuation de la controverse Havel‑Kundera, cette fois‑ci portée par la génération suivante, plus de trente ans après l’écroulement du régime communiste.

La biographie

12Il est impossible de faire un compte‑rendu linéaire de cet ouvrage assez décousu : il est formé de courts essais sur tel ou tel thème au moment de la vie de Kundera, sans stricte continuité thématique ou chronologique d’un chapitre à l’autre. Ces chapitres sont plus ou moins ordonnés en quatre grandes parties.

Partie 1 : Poslušný syn [le fils obéissant]

13Novák dépeignant le contexte familial16, soutient que Milan Kundera a largement suivi les traces de son père dans sa jeunesse. Milan est le seul enfant de Ludvík Kundera (1891‑1971)17, un pianiste virtuose et musicologue reconnu, spécialiste du compositeur Leoš Janáček (1854‑1928). Ludvík Kundera a été en étroit contact avec le musicien, joua et édita ses œuvres pour piano, et écrivit deux livres et de nombreux articles sur lui (Milan est lui aussi auteur de textes sur la musique et sur Janáček). En même temps, le père fut un communiste convaincu dont les sympathies bolchéviques remontaient à la Révolution d’Octobre. Il avait visité l’URSS en 1937, l’année même de la Grande Terreur, et était devenu membre du Parti en 1946. Il fit ensuite une carrière de bureaucrate dans la Tchécoslovaquie communiste. Nommé recteur de l’Académie de Musique Janáček à Brno en 1948, l’année du coup de Prague, Ludvík Kundera devint le principal responsable de l’enseignement de la musique en Moravie, poste qu’il conserva treize ans. Novák le considère comme un exemple‑type des bureaucrates qui ont contribué à l’établissement et la consolidation du régime communiste, d’où sa détestation évidente du personnage.

14Pistant ensuite le « fils obéissant », Novák interprète l’adhésion de Milan au Parti Communiste en 1948 comme un élément de stratégie familiale permettant au père de muscler son dossier politique en vue de sa candidature au poste de Recteur de l’Académie de musique de Brno. Il nous apprend aussi que Milan avait publié en 1949 un article sur la « reproduction musicale », soit le sujet précis de la thèse de doctorat de son père dans les années 1920 (et de nombreux articles postérieurs du musicologue). Novák suggère que son père aurait pu tenir la plume, en partie ou totalement, pour l’écriture de ce texte (p. 113). Il signale enfin que, toujours en 1949, Kundera joue déjà, et bien qu’il ne soit qu’étudiant de première année de l’AMU18 à Prague, un rôle d’expert pour des Académies d’art. Il montre de manière convaincante que Milan aligna ses premiers positionnements politiques sur ceux de son père et a amplement tiré avantage de la position éminente de celui‑ci.

15Cette partie contient pourtant de nombreuses erreurs factuelles. On y voit ainsi reproduite la légende largement répandue d’un Ludvík Kundera compositeur et élève de Janáček, ce qu’il n’a jamais été en fait19. Néanmoins, le lecteur peut y puiser des éléments sur l’étroite relation père‑fils. Notons que la fidélité de Milan à la mémoire de son père est toujours d’actualité, puisque, un demi‑siècle après la mort de son père, l’écrivain est intervenu en 2020 (avant la sortie du livre de Novák) pour demander qu’une place du centre‑ville de Brno, celle sur laquelle donne le Centre Culturel Janáček en cours de construction, soit dénommée place du « Professeur Ludvík Kundera »20. Si cette requête avait abouti, le principal administrateur communiste de l’héritage de Janáček aurait été immortalisé devant un immeuble portant le nom du compositeur.

Partie 2 : Básník a Stalinista [Poète & stalinien]

16Novák retrace méthodiquement la vie de Kundera dans les années 1950 et 1960, y compris dans ses aspects les moins connus. Il plonge en particulier dans les détails de sa vie privée, point qui présente peu d’intérêt ici. Le titre en est volontairement provocateur et agressif, au vu de la critique radicale du stalinisme que Kundera a opérée dans les années 1970, notamment dans La Vie est ailleurs ou Le Livre du rire et de l’oubli.

171. Poète. Novák nous rappelle que jusqu’au milieu des années 1960, Milan Kundera a été connu du public cultivé tchèque comme poète. Sa toute première publication (1945) est une traduction de Maïakovski; puis il traduit d’autres poètes depuis le russe ou l’allemand21. Ses propres poèmes seront publiés dans des anthologies de poésie tchèque, et il publiera des traductions de poésie française. Ces rappels sont d’autant plus utiles que Kundera a progressivement renié son œuvre poétique, se rangeant explicitement du côté de la prose.

182. Stalinien. Ici est retracé le long engagement communiste de Kundera dans les années 1950 et 1960. Bien sûr, il y a ce début des années 1950 où le Parti ne voulait plus de lui, mais Novák rappelle qu’il déposera une demande de réintégration dès 1953 et récupérera sa carte en 1956. Ses convictions survivront à la « normalisation » opérée par l’armée soviétique et ses alliés du Pacte en août 1968 (cf. Le Destin tchèque et la polémique avec Havel citée supra). L’emploi du terme « stalinien » est justifié par le fait que le Parti Communiste Tchécoslovaque resta longtemps stalinien, bien après le « discours secret » de Khrouchtchev de 1956.

19En combinant les deux termes, Novák conclut que Kundera fit publier de la poésie d’inspiration clairement stalinienne. Le raisonnement court jusqu’aux années 1960, si l’on inclut dans ce registre les différentes éditions du Dernier Mai, le poème sur le martyr communiste tchèque (et encensé par le stalinisme) du nazisme, Julius Fučík (dernière édition 1963, inédit en français)22. Novák montre aussi comment Kundera a activement œuvré, au cours des dernières décennies, à faire disparaître toute trace de ce temps, soit en l’enveloppant de silence, soit en élaborant des versions falsifiées de pans entiers de sa vie ou de sa production textuelle, exerçant un contrôle étroit sur toutes les rééditions de ses écrits d’avant 1975 et sur leurs traductions. Le vide biographique et le tri de l’œuvre dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade de 2011‑2016 sont donc à mettre en regard avec un comportement déjà ancien de l’écrivain.

20Un autre aspect intéressant est la mise au jour de pans plus ou moins cachés de l’œuvre. Par exemple, l’ode au cosmonaute Gagarine (p. 343). Le vol de Gagarine (12 avril 1961) est un moment de triomphe dans le camp socialiste, que la propagande compte bien exploiter au maximum. Nul ne s’étonnera, sachant que Kundera est à 32 ans et un poète reconnu et membre du Parti, qu’il apporte sa pierre à l’orchestration de cette euphorie. Il écrit donc un poème publié à la Une de Literární Noviny (n° 15, avril 1961, p. 1), intitulé « Chronique de l’Humain ». Le poème est republié la même année dans Le Feu et la Rose, volume collectif édité pour le 40anniversaire de la fondation du Parti Communiste Tchécoslovaque (dix ans plus tôt, pour le 30anniversaire du Parti, son père Ludvík avait aussi publié un texte à la gloire de l’URSS). Kundera met en scène les communistes à l’assaut des contingences de la nature et de l’histoire, n’acceptant que d’être comparés à « l’Infini ».

21En voici un extrait :

Et un nouveau jour a marqué la chronique de l’humanité
Une gemme filante a pris son envol
[…]
L’homme a lutté avec l’Infini
Le ciel s’est brisé
L’univers a atterri sur la nuque des humains
Oh triste Atlas aux fragiles épaules
Et la vie est si courte
Et il sourit
Comme s’il portait une petite fille de trois ans sur son dos23

22Novák, qui tire ce texte de l’oubli, n’en analyse pourtant pas la teneur, et part dans une violente diatribe contre la politique des communistes tchécoslovaques du temps. Toute la section consacrée aux années 1950 et au début des années 1960 reste d’ailleurs sur le mode exclusif de la dénonciation. Cela renforce notre opinion d’ensemble : malgré l’impressionnant travail documentaire effectué, le positionnement personnel de Novák, émigré tchèque installé aux États‑Unis, l’empêche de donner de la profondeur au récit des années « staliniennes » de Kundera. Nous ressentons d’autant plus vivement le manque d’une vraie biographie analytique et nuancée de l’écrivain.

23Car l’auteur passe à côté de la complexité de la situation, à la fois personnelle et politique, qui a conduit Milan Kundera à assumer une position officielle dans le système culturel tchécoslovaque avant ses trente ans, car en même temps que Kundera est à l’intérieur du système, il s’en écarte : les cultures russe et française ont une forte influence sur lui, il poursuit une intense activité de traducteur depuis le français (Apollinaire) ou de commentateur littéraire (sur la prose de Balzac) loin des priorités idéologiques. Cette ambivalence est caractéristique non seulement de Kundera, mais de tout le milieu culturel de la Tchécoslovaquie d’alors qui reste fortement lié au communisme officiel tout en prenant de plus en plus de distance avec l’héritage rigide du stalinisme.

Partie 3 : Světový prozaik [Un prosateur de classe mondiale]

24Cette partie est consacrée à l’émergence de la création en prose de Kundera, qui va le faire accéder à une célébrité internationale, et dont il va déclarer ensuite qu’elle est sa seule « œuvre ».

25Mais la période concernée (1959‑1969 environ) est assez bien connue ; et Novák recourt essentiellement à des sources déjà publiées. Il s’attache aux conditions de publication des premières traductions en allemand, français et anglais de La Plaisanterie et de la première version (en tchèque) de L’Art du Roman24, version qui va être reniée ultérieurement par son auteur au profit du texte en français de 1986. Une faiblesse notoire de cette partie du livre tient aux lectures biographisantes que Novák fait de l’œuvre en prose, assorties d’observations subjectives sans aucune référence aux publications sur le sujet.

26Il dénonce de manière plus argumentée les efforts (rétrospectifs) de Kundera pour passer pour un écrivain anti‑dogme dès le début des années 1960, alors que le processus de rupture avec la ligne officielle du Parti sera très progressif : certes, il participe, avec Vaclav Havel d’ailleurs, à des prises de position critiques lors d’une réunion de l’Union des Écrivains en juin 1965, mais ce n’est qu’en 1967, lors du Congrès de cette Union, qu’il prononce un discours important qui sera considéré comme le point de départ de la contestation du dogme dans le domaine culturel.

Partie 4 : Elitář [l'Élitiste]

27La dernière partie du livre est la plus longue — à peu près 300 pages. Elitář est le nom de code que la StB, la police secrète, donna à Kundera, surveillé comme le furent des dizaines de milliers d’intellectuels et de citoyens ordinaires. Les dossiers de la StB documentent le fait que Kundera a été en contact à peu près chaque semaine avec des membres des autorités, les informant de tous ses mouvements. Novák, à l’appui de ces sources, montre un Kundera jamais sérieusement inquiété ni arrêté et resté du côté du manche jusqu’au milieu des années 1960, au contraire de Havel, sa figure inverse de la « génération 1968 ». Par ailleurs, Novák lui fait le reproche de ne jamais être intervenu en faveur d’intellectuels réprimés par le régime (comme le poète Jan Zahradníček), malgré sa position dans le Parti. Puis, lorsqu’il quitte la Tchécoslovaquie pour aller enseigner à Rennes en 1975, il veut encore se présenter comme un citoyen loyal au régime. Son départ est accepté et parfaitement légal.

28Cela dit, après le Congrès des Écrivains de 1967 (voir supra), Kundera, sans rompre totalement avec le communisme, rejoint les rangs des intellectuels qui plaident pour l’instauration d’un « socialisme à visage humain », mouvement qui allait donner naissance au Printemps de Prague. Novák documente l’activité d’écriture de Kundera à ce moment où il a perdu ses positions institutionnelles et où il est à la recherche de revenus. Il écrit sous le manteau pour le théâtre, la radio, la télévision. Novák a identifié au moins quatre œuvres publiées sous des noms divers. La pièce de théâtre Juro Jánošík, publiée sous le pseudonyme de Karel Steigerwald et créée à Prague en 1973, mérite un commentaire spécifique. Ce n’est qu’en 2017 que Lenka Jungmannová, une autorité des études théâtrales, prouvera par une analyse textuelle que la pièce est de Kundera. Le sujet de la pièce est intéressant, car la figure en partie légendaire du Slovaque Jánošík (un bandit de grand chemin du 17‑18e siècle, figure de Robin des Bois) a été héroïsée dès les années 1940 par l’historiographie communiste, et est aussi présente dans le poème lyrique (et panégyrique) de Kundera consacré au résistant communiste Fučík, Le Dernier Mai (voir supra). Là encore, l’étude des échos entre ces différents textes pourrait permettre d’avancer dans la connaissance de Kundera, mais ce n’est pas le propos de Novák.

29Le dernier aspect du procès à charge de Kundera est la description d’un individu cherchant à pousser son avantage dans ses contacts avec l’étranger, en produisant l’image d’un écrivain persécuté. Ses rencontres avec Philip Roth, venu à Prague au début des années 1970 sont retracées, ainsi qu’un entretien entre Roth et Kundera paru en 1984 dans le London Sunday Times Magazine et où ce dernier dépeint sa trajectoire tchèque, pour rester charitable, de manière inadéquate. Quelques exemples : Kundera explique qu’il a été chassé de l’Université [c’est arrivé à un personnage de son premier roman, mais pas à Kundera lui‑même], puis il est parti vivre en milieu ouvrier [ce qui est faux]. Il déclare que son premier texte digne d’intérêt a été écrit à 30 ans : une courte nouvelle, la première du recueil Risibles Amours (1963 en tchèque, 1970 en français). Dans cet entretien, une déclaration de Kundera attire particulièrement l’attention : il affirme que depuis sa prime enfance, il voulait devenir invisible25.

Les sources de l’enquête

30Au long des 900 pages de son livre, Novák recourt à trois types de sources.

  • les écrits de Kundera lui‑même pour la période couverte par le livre (1945‑1975)

31On parle ici tant des romans et nouvelles les plus connus et les plus traduits que d’autres textes, peu ou pas édités en dehors de l’ancienne Tchécoslovaquie. Comme il n’existe pas de bibliographie complète de Kundera, on mesure l’intérêt de l’enquête de Novák. Le lecteur ne réalise peut‑être pas que les textes publiés par Milan Kundera entre 1945 and 1963 sont de loin plus nombreux que ceux contenu dans les volumes de la Bibliothèque de la Pléiade (où l’on ne trouve que des textes postérieurs à 1963). Et ils pourraient nous dire bien des choses sur sa trajectoire littéraire.

  • une série d’entretiens avec des témoins

32Novák a réalisé 89 entretiens avec soixante‑quatre personnes en trois ans (auxquels il faut ajouter une conversation tenue avec Miloš Forman en 1988). La plupart de ces témoins ont longuement côtoyé Kundera pendant des phases différentes de sa vie tchèque et s’exprimaient pour la première fois sur sa trajectoire. Novák donne une liste complète de ces entretiens avec leur date précise et le lieu de passation. L’interlocuteur le plus important est le psychologue Ivo Pondělíček (18 entretiens), avec qui Kundera et l’écrivain Vojtěch Jestřáb eurent une longue relation amicale à partir du début des années 1950.

  • les archives de la Sécurité d’État

33L’exploitation des sources de la police politique est une vraie question, qui fait l’objet de vifs débats dans l’opinion publique des pays post‑communistes depuis 1989. Novák ne prend certes pas tous les documents de la StB comme argent comptant, mais considère qu’il n’y a aucune raison que les écoutes téléphoniques, les photographies, etc. aient été falsifiés, donc, que cet ensemble a une vraie valeur documentaire. Il prend soin de confronter les éléments qu’il y trouve aux informations recueillies lors des entretiens. Des critiques ont soutenu qu’en recourant à ces archives il avait procédé à une deuxième opération policière contre Kundera, répliquant celles de la Tchécoslovaquie communiste, et qu’il avait monté un dossier d’accusation sans donner la parole à la défense26. D’ailleurs, certains intellectuels tchèques ont sèchement refusé d’écrire une recension ou même de prendre connaissance de cet ouvrage27.

Novák, Kundera & l’affaire Dvořáček

34Novák revient en détail sur l’attitude de Kundera face à une sérieuse mise en cause dans les années 2000 : l’affaire Dvořáček. En 2008, le journaliste et historien Adam Hradílek accuse Kundera, documents à l’appui, d’avoir dénoncé en 1950 Miroslav Dvořáček, un activiste envoyé par les exilés anticommunistes, qui sera arrêté puis condamné à 22 ans de prison. Un rapport de la StB de l’époque consigne que Kundera, ayant appris incidemment la présence de l’activiste dans une résidence d’étudiants de Prague, a prévenu la police, permettant l’arrestation. L’hebdomadaire Respekt en fit sa Une en octobre 2008. Mais Milan Kundera refusa de commenter l’article et il n’accorda aucune interview à ce sujet28. L’authenticité de ce document de la StB n’ayant pas été sérieusement mise en cause, on peut bien soutenir l’idée que, jeune communiste convaincu, Kundera a bel et bien dénoncé une présence suspecte dans une cité universitaire. Notons qu’une de ses pièces de théâtre créée à Prague, Le Propriétaire des Clés (1962), ultérieurement jouée et même publiée en France (1969), mais pas intégrée au catalogue « définitif » de ses œuvres, traite d’une situation analogue.

La Fête de l’Insignifiance & Mikhaïl Kalinine. Le Kundera « stalinien » & le Kundera français

35L’un des mérites du travail de Novák c’est qu’il nous permet de mettre en regard des écrits de jeunesse avec l’œuvre postérieure, en s’affranchissant de la censure et de la sélection opérées a posteriori par l’écrivain. Prenons le tout dernier roman publié par Kundera, la Fête de l’Insignifiance, paru en 2013 et qui a eu les honneurs de la Bibliothèque de la Pléiade (dans la deuxième édition de 2016)29. Joseph Staline y apparaît au Jardin du Luxembourg en compagnie de Mikhaïl Kalinine (le fantoche chef de l’État dans l’URSS stalinienne de 1938 à 1946). Il est difficile pour un lecteur contemporain de comprendre pourquoi apparaît dans la Fête le personnage improbable de Mikhaïl Kalinine. Or, grâce à Novák (p. 119), nous apprenons que Kundera avait déjà écrit sur Kalinine. Il avait en effet publié en 1949 un long commentaire sur ses discours, texte intitulé Les Enseignements de Kalinine. Ce morceau de prose fut publié dans Kulturní Politika (Politique et Culture), revue hebdomadaire de l’Union des Écrivains Tchécoslovaques. Il serait sûrement très intéressant de commenter en détail les résonances entre la contribution militante communiste de 1949 et le passage du roman en question. De plus, pour la même année 1949, Kundera publie au moins trois autres textes « dans la ligne du Parti », toujours dans Kulturní Politika : « Les Communistes et la Religion », « Le premier Février victorieux de Gottwald », « un Mot sur les Académies »30. Certes, Kundera n’a que 20 ans lorsqu’il écrit ces textes, mais c’est à un moment charnière de l’histoire de la Tchécoslovaquie, quand les communistes sont en train de consolider un pouvoir acquis par la force l’année précédente (février 1948).

Le paradoxe Kundera : le problème littéraire (& politique) de l’œuvre cachée

36Le travail de mise à jour de ces textes politiques de jeunesse par Novák est une parfaite illustration du fait que l’absence d’un sérieux catalogue de l’œuvre est un manque fondamental dans les études kunderiennes. Établir un tel catalogue serait un long travail, que l’édition Pléiade n’a en rien préparé. Kundera, on le sait, a déclaré unilatéralement que ses écrits des années 40 et 50, et même du début des années 1960 sont « immatures » et ne méritent pas d’être inclus dans l’Œuvre.

37Pourtant, peu avant son trentième anniversaire (1958), Kundera était un écrivain suffisamment reconnu pour qu’on lui demande de devenir l’éditeur de la collection de référence de la poésie tchèque contemporaine (sur la base d’une anthologie annuelle), l’année même d’ailleurs où son père Ludvík recevait à Brno la plus haute récompense honorifique du régime. Milan était aussi en position éminente pour conduire les hommages littéraires officiels à l’illustre poète Vítezslav Nezval tout juste décédé. Toujours dans la deuxième moitié des années 1950, il publiait des anthologies de la poésie française assorties d’amples commentaires. Difficile de considérer tout cela comme le produit de l’activité d’un écrivain en devenir. Enfin, quand il signe sa pièce Le Propriétaire des Clés (1962), il est, à 34 ans, un auteur reconnu qui n’a pas encore rompu avec le marxisme‑léninisme. Mais il a depuis choisi de nier toute continuité : comme ce Kundera‑là n’a pas existé (ni son œuvre), le Kundera présent peut soutenir qu’il n’a jamais été partie prenante de la culture dominante d’une époque. L’immaturité a bon dos.

Révoquer les décrets de l’écrivain

38On l’aura compris, Novák s’est lancé dans l’écriture d’un véhément acte d’accusation personnel, à l’écart des usages du monde universitaire. Mais les commentateurs de Kundera ne peuvent se contenter de l’ignorer. Et de fait, la publication de l’ouvrage, son succès éditorial en République Tchèque, comme les réactions très négatives de la plupart des critiques, forment un phénomène particulièrement intéressant. Qu’on le veuille ou non, ce livre a substantiellement modifié le cours de la réception des œuvres de Kundera, au moins sur la terre de ses origines.

39Novák certes ne lit pas le français et une grande partie du Kundera francophone lui échappe totalement. Ceci s’inscrit en contrepoint de l’ignorance totale du monde et de la langue tchèques par son éditeur pour la Bibliothèque de la Pléiade (François Ricard, comme on l’a dit) et ses traducteurs depuis le français (Aaron Asher31). Mais le propos de Novák était de rappeler à l’existence le Kundera tchécoslovaque, et avec lui tous les lieux et milieux culturels dans lesquels il a vécu les quarante premières années de sa vie. Il remet ainsi en cause l’efficacité de la tentative de clôture de l’œuvre par Kundera lui‑même, ainsi que du décret par lequel il s’est institué écrivain francophone a posteriori, en gommant une grande partie de ses écrits et de sa trajectoire32.

40Nous considérons indispensable de révoquer les décrets de l’écrivain et d’entamer un solide travail critique sur l’ensemble de son œuvre, afin de replacer l’ensemble de sa trajectoire dans l’histoire culturelle et littéraire de l’Europe d’après la Seconde guerre mondiale, histoire dans laquelle il a eu un rôle très significatif. Qu’on l’apprécie ou non, la biographie de Novák est une contribution utile à ce projet qu’on aimerait voir un jour se concrétiser.

Texte traduit de l’anglais par Denis Eckert.