Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2021
Août-septembre 2021 (volume 22, numéro 7)
titre article
Laure Cordonier

Voyage au bout de l’écran

Journey to the end of the screen
Émile Brami, Louis-Ferdinand Céline et le cinéma : voyage au bout de l’écran, Paris, Écriture, 2020. EAN : 9782359053135.

1Dans Louis-Ferdinand Céline et le cinéma : voyage au bout de l’écran, paru en 2020, l’écrivain et libraire français Emile Brami, qui avait déjà consacré plusieurs ouvrages à Céline1, examine les nombreux liens entre le romancier et le cinéma, s’arrêtant en particulier sur les tentatives d’adaptation de certaines de ses œuvres. Malgré ce que laisse croire le sous-titre de l’ouvrage, les adaptations filmiques de l’œuvre de l’écrivain français sont toutes restées inachevées, constituant ainsi des « projets mirifiques » ou des « films fantômes », comme les appelle Brami (p. 13). En interrogeant ces adaptations avortées à partir d’un roman classique du XXe siècle, l’entreprise de l’auteur se place dans le sillage de Jean-Louis Jeannelle dans Films sans images. Une histoire des scénarios non réalisés de « La Condition humaine » (2015)2. Mais malgré leur thème commun, les approches diffèrent car, en partant des textes scénaristiques — qui n’existent que rarement dans le cas des projets d’adaptations à partir des romans de Céline —, Jeannelle adopte un point de vue délibérément génétique, alors qu’Emile Brami approche son sujet en généraliste. Dans Louis-Ferdinand Céline et le cinéma : voyage au bout de l’écran, le lecteur découvrira donc l’étonnante variété des artistes intéressés, de près ou de loin, à adapter Céline, puis les affinités nombreuses et protéiformes que l’écrivain a tissées avec le cinéma, un art dont il a repéré très tôt les potentialités, et qu’il n’a cessé de comparer à la littérature.

2Dans son étude, Brami traverse les décennies afin d’inventorier les essais d’adaptation. Concernant Voyage au bout de la nuit, texte de Céline qui a connu le plus grand nombre de tentatives de transposition, le premier projet date de 1932 — année même de la publication du livre — et le dernier connu est de 2017.

3Dans un premier temps, l’auteur précise que Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit ont suscité la plupart des projets. Brami rappelle ainsi que « le reste de l’œuvre de Céline est peu lu, puisque, Nord mis à part — et encore est-ce dans un cas très précis —, presque aucun de ses autres livres n’est évoqué, ou de façon très lointaine » (p. 57). Implicitement, Brami s’appuie sur le constat logique dans l’histoire des adaptations, où les choix des œuvres adaptées découlent de la popularité des romans3.

4Même si la première partie de l’ouvrage s’intitule « les tentatives d’adaptation », ce n’est que dans un deuxième temps que ces dernières sont réellement traitées. D’abord, il est question de simples « clins d’œil » à l’œuvre de Céline, que Brami repère dans une série de films, comme dans Pierrot le fou (Jean-Luc Godard, 1965) où le protagoniste lit à haute voix un extrait de Guignol’s Band.

5Ensuite, ce sont les liens étroits et multiples que Céline a entretenus avec le (monde du) cinéma qui occupent Brami. L’auteur évoque d’abord des tentatives infructueuses d’écriture pour l’écran de la part de Céline : des scénarios nommés Secrets dans l’île (1936) et Arletty jeune fille dauphinoise (paru en 1948 et destiné à la célèbre actrice homonyme). Mais aussi Scandale aux abysses (1943), pensé comme un pitch pour un dessin animé, ou encore Gangster Holiday (non daté), un « embryon de scénario » (p. 19) qu’un célèbre clown des années 1930 avait inspiré à Céline.

6Brami interroge ensuite la vie privée de l’écrivain, qui s’est toujours tenu à distance de l’institution littéraire, mais qui a été accroché par le monde du cinéma (histoires sentimentales avec des actrices, figurations dans certains films, présence sur des plateaux de tournage, etc.).

7Le cinéma intervient aussi par touches dans les récits littéraires de Louis-Ferdinand Céline. Et Brami de rappeler le souvenir du visionnement d’un film de Méliès dans Mort à crédit, ou encore la présence du cinéma comme échappatoire de la réalité dans Voyage au bout de la nuit. L’attitude de Céline à l’égard du septième art est d’ailleurs un puissant attracteur comme le rappelle Emile Brami en citant ces propos de l’écrivain, datés de 1947-1949 : « Ce ne sont plus les livres les romans actuels ce sont des scénarios — Le Cinéma bouffe tout » (p. 24). Le positionnement de Céline est plutôt étonnant pour un romancier puisque, non seulement, il a très tôt pris acte des potentialités du médium cinématographique4, et du fait que la littérature serait détrônée par le cinéma, mais en plus, il a compris et même applaudi la popularité grandissante du septième art5.

8Après avoir développé ces rapports entre Céline et le cinéma, Brami conclut que « pour toutes ces raisons, le cinéma et Voyage au bout de la nuit devaient se rencontrer » (p. 40). C’est à partir de ce discutable constat téléologique que l’auteur commente les différents projets d’adaptation, suivant leur chronologie.

9Il est d’abord question de la tentative menée par Abel Gance en 1932, à partir d’un scénario de Francis Norman, qui sera le seul projet « à connaître un début de concrétisation » (p. 49). Dans ce premier cas, c’est la suractivité de Gance, mais aussi sa conscience de « l’énormité de la tâche » (p. 48) que représente l’adaptation du roman, qui sont tenues responsables de l’arrêt de la création. Brami rappelle en outre que selon le critique Jean-Pierre Jeancolas, le projet de Gance est arrivé au moment compliqué de la transition vers le cinéma parlant, ce qui aurait obligé, compte tenu la lourdeur des caméras en raison du nouveau dispositif sonore, à ne tourner qu’en plans fixes.

10Brami relate ensuite le long voyage professionnel que Céline a effectué aux Etats-Unis en été 1934, dans le but de vendre les droits d’adaptation de Voyage au bout de la nuit. Le romancier loge alors à Los Angeles, chez le réalisateur français Jacques Deval. Cependant, les démarches de l’écrivain ne suscitent guère l’intérêt des directeurs de studios hollywoodiens. C’est par ces tentatives infructueuses que Brami explique l’antisémitisme que Céline développera, notamment, dans Bagatelles pour un massacre en 1937, et qui a depuis généré de nombreux commentaires critiques6.

11Au retour de l’exil politique de Céline (qui a duré de 1944 à 1951), et après la publication de ses romans en Pléiade, les tentatives d’adaptations se multiplient. Selon Brami, celle de Voyage au bout de la nuit occupera l’écrivain jusqu’à sa mort. Par exemple, Autant-Lara et Céline — qui avaient déjà tenté une collaboration artistique dans les années 1930 — se rencontrent pour un nouveau projet à la fin des années 1950. Mais l’écrivain se plaint de la lenteur de travail d’Autant-Lara, avant de l’accuser d’être communiste7 et de mettre fin à leur partenariat.

12Après la mort de Céline, en 1961, Brami nous apprend que des réalisateurs internationaux tels que Sergio Leone, Milos Forman ou encore Emir Kusturica se sont intéressés à adapter Voyage au bout de la nuit. Toutefois, Emile Brami s’appuie uniquement sur des entretiens au cours desquels les cinéastes soulignent leur admiration pour l’écrivain. Des trois réalisateurs précités, Sergio Leone est le plus considéré par Brami. Fervent admirateur du romancier, le cinéaste italien a souligné son désir d’adapter Voyage au bout de la nuit. Mais son ambition n’a semble-t-il pas dépassé le cadre de ses paroles : Brami ne mentionne aucune trace d’un début de genèse artistique, il se contente des propos récupérés dans un entretien du réalisateur, qui stipulait : « J’ai souvent pensé en faire un film. Mais je ne sais pas s’il serait raisonnable de toucher un tel chef-d’œuvre […]. Spontanément, je trahirais l’œuvre de base de Céline. J’en ferais quelque chose d’autre. Et je ne sais pas s’il faut le faire »8. Le critère de la « trahison », reproche fréquent dans bien des critiques sur les adaptations, semble avoir retenu le réalisateur, de même, sans doute, que la réputation sulfureuse de l’écrivain.

13Brami énumère d’autres raisons possibles des échecs de ces adaptations dans sa deuxième partie : « L’adaptation impossible ? ». Ce chapitre au titre pourtant ouvert et prometteur atteint rapidement ses limites ; les projets d’adaptations évoqués ayant été stoppés, pour la plupart, à un stade embryonnaire — ou n’étant que des désirs vagues de réalisateurs relatés en entretiens —, les preuves tangibles de leur inaboutissement ne sont pas faciles à identifier et encore moins à commenter. Elles reposent en fait sur des hypothèses plus ou moins pertinentes, que Brami survole très rapidement et sans vraiment tester leur pertinence.

14L’auteur reprend d’abord à Leone la raison d’un respect excessif porté à l’écrivain, lequel aurait inhibé l’inspiration créatrice des cinéastes. Malheureusement, faute de sources, l’argument n’est pas vérifié. Déplaçant le propos, Brami prétend ensuite que les réalisateurs auraient dû s’intéresser davantage à des œuvres plus « adaptables » de Céline. Des chercheurs considèrent par exemple que Féerie ou Casse-pipe, textuellement proches d’un scénario, auraient constitué de meilleurs sujets pour des adaptations. Extraits de texte et travaux de spécialistes littéraires à l’appui, l’auteur repère certains aspects considérés comme « cinématographiques » — souvent liés à des éléments de montage — dans ces textes de Céline. Même s’il dévie par rapport aux raisons expliquant les échecs des projets d’adaptations, Brami a pour une fois le mérite de dépasser le simple constat et d’illustrer cet aspect particulier de la poétique célinienne.

15Au terme de ce chapitre, Brami énumère les raisons de l’inaboutissement des projets d’adaptation : « le coût élevé de la production d’un film en costumes ; la difficulté d’écrire un scénario ne trahissant pas un texte majeur de la littérature contemporaine ; la nécessité de confier la réalisation à un metteur en scène qui, du point de vue artistique, pourrait se mesurer à Céline […] » (p. 122). Cherchant à renouer avec un propos dont il s’était longuement éloigné, l’auteur énumère en vrac ces raisons, qui ne reposent malheureusement que sur de simples opinions, peu ou pas étayées.

16Dans la dernière partie de l’ouvrage, intitulée « les autres possibilités », Brami recherche les possibles influences de Céline dans l’œuvre de certains cinéastes. Pour l’essayiste, les dialogues de La Traversée de Paris, pourtant adapté de Marcel Aymé, sont une inspiration directe du style célinien. Outre sa subjectivité, cette idée a le défaut d’ignorer le minutieux travail d’écriture du fameux tandem de scénaristes formé par Jean Aurenche et Pierre Bost.

17Au final, Louis-Ferdinand Céline et le cinéma : voyage au bout de l’écran constitue un intéressant répertoire des affinités variées qui s’établissent entre l’écrivain et le cinéma (et vice versa), éclairant ainsi un pan fondamental de l’œuvre et de la vie du romancier. Par contre, l’ouvrage n’apporte pas d’éléments vraiment convaincants et référencés lorsqu’il évoque les raisons des inaboutissements des projets de transpositions filmiques d’un roman de Céline. Pour cette raison, et parce quasi aucun des projets cités n’a atteint l’étape charnière de l’écriture scénaristique, le livre de Brami n’est pas à proprement parler un ouvrage sur l’adaptation laquelle, faute de pouvoir être approchée comme un processus, est une déclinaison libre, pointilliste et subjective d’un écrivain-essayiste sur l’inaboutissement des films à partir de l’œuvre de Céline.