Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Juin 2021 (volume 22, numéro 6)
titre article
Patricia Desroches

Diderot philosophe de son temps

Diderot philosopher of his time
Diderot & la philosophie, sous la direction de Jean‑Christophe Bardout & Vincent Carraud, édité par la Société Diderot, collection « L’Atelier », 2020, 304 p. EAN : 9782954387178.

1Diderot est philosophe, nul n’en doute vraiment. Mais quel est donc son rapport à la philosophie et à l’histoire de la philosophie ? Diderot a toujours eu partie liée avec des philosophes, qu’il s’agisse des « représentants » de la philosophie des Lumières, Voltaire, Rousseau (malgré une rupture retentissante), d’Alembert, d’Holbach, etc., ou de certains empiristes et/ou sensualistes, tels Locke et Condillac. Contre toute attente, Diderot a été aussi inspiré par Leibniz, et des liens plus subtils, semble-t-il, le relient à Montaigne, à La Mothe le Vayer, à Hume, et peut-être à Descartes, même si le travail de pensée partagé sur certains points par les deux philosophes se heurte à ce qui, inévitablement, les sépare. Dans le volume réuni par Jean-Christophe Bardout et Vincent Carraud sous le titre Diderot et la philosophie, c’est un Diderot « théoricien » qui est sollicité, non seulement dans son rapport aux philosophes, à la « critique d’art » (les Salons), mais aussi à la tradition scientifique et épistémologique incarnée par Bacon, Newton et le chimiste Rouelle.

Progrès, savoir & connaissances humaines dans la philosophie de Diderot

2Diderot, nous rappelle Michel Malherbe dans son texte, « D’Alembert, Diderot et le progrès des Lumières », est lu le plus souvent dans le contexte des Lumières, contexte éminemment rationaliste sinon « dévoyé », selon les fondateurs de l’École de Francfort, Adorno et Horkheimer1, par son excès de rationalité. Mais la critique de la « raison instrumentale » et la dénonciation de la conception « utilitariste » du progrès rendent-elles justice à la démarche des éditeurs de l’Encyclopédie, Diderot et d’Alembert ? Il suffit de se référer au Discours préliminaire de d’Alembert — dans sa présentation de l’Encyclopédie — pour saisir la méthode d’exposition du Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. D’Alembert précise l’ordre commandant la hiérarchie des connaissances, et fait état des « principes généraux » à la base de chaque science, de chaque art, qu’il soit libéral ou mécanique. Le philosophe mathématicien a sous les yeux le modèle de Bacon dans le Novum organum : les sciences doivent être comprises à l’aune de leur genèse, sachant que l’expérience est la seule source de la connaissance, la dimension généalogique — faut-il le préciser ? — ne se confondant pas avec la « systématicité » propre à toute organisation des connaissances (dont la dimension taxinomique apparaît dans le Système figuré des connaissances humaines, à la fin du Discours). Michel Malherbe souligne que ce Dictionnaire s’expose à deux risques, l’un tenant au caractère arbitraire de toute systémacité, l’autre à l’indistinction propre à toute genèse empirique. Mais l’originalité des initiateurs de l’Encyclopédie, néanmoins, est d’esquisser une histoire du savoir, un savoir condamné d’ailleurs à se « complémenter » indéfiniment. Il est donc difficile de juger dogmatique une entreprise dépendant d’un certain nombre d’aléas : l’Encyclopédie n’est rien moins qu’achevée, et elle constitue une mosaïque d’éléments. Elle expose et n’invente pas. Il faut souligner à ce propos que le mathématicien d’Alembert est sensible à l’ordre des raisons, là où Diderot s’entend à « discerner les faits premiers ».

3Mariafranca Spallanzani (« Diderot et les ordres des connaissances humaines », p. 219) va à la rencontre d’un Diderot « philosophe » à travers ses contributions à l’Encyclopédie. Il s’agit, à l’instar de Michel Malherbe, d’identifier l’« esprit nouveau » de l’Encyclopédie, de repérer l’unité sous la multiplicité, en bref, la dimension « théorique » de l’œuvre. Là encore, le philosophe se montre paradoxal, revendiquant tout ensemble l’ordre et l’unité vivante d’un système ouvert : le Prospectus (1750) annonçant l’entreprise à venir en fait foi. Mais comment enchaîner les savoirs, en produire une figuration « arborescente », sans morceler les notions introduites, sachant que l’ordre alphabétique, de surcroît, y incline ? L’écriture des savoirs — sous la plume de d’Alembert — conjugue ordre généalogique des opérations de l’esprit, ordre historique du développement des sciences et des arts, ordre alphabétique de leur présentation. Sous la plume de Diderot, la « philosophie » de l’Encyclopédie a sa raison d’être dans l’anthropologie même qui la soutient : c’est un ouvrage « composé par des philosophes et adressé à tous les hommes et tous les temps »2. Là où d’Alembert en référait à l’évidence du modèle cartésien pour concevoir la « chaîne » des connaissances, Diderot structure les savoirs à la lumière de sa conception de l’homme : la « génération des idées » est au service de la condition humaine, et le projet encyclopédique s’inscrit dans une « sage » philosophie de l’expérience, orientée vers la recherche du bonheur.

Diderot dans le siècle : quel rapport à la philosophie & aux sciences ?

4Quels rapports Diderot entretient-il avec son siècle ? S’est-il délesté, demande J.‑C. Bardout, de toute référence métaphysique ? Les Pensées philosophiques prennent leur distinace avec l’ontologie, le Rêve de d’Alembert introduit un monisme matérialiste, mais la position de Diderot, pour autant, est loin d’être univoque. L’article « Métaphysique » de l’Encyclopédie (non signé, mais attribué à Diderot) signale que l’abstraction propre à la métaphysique peut légitimer les hypothèses matérialistes les plus audacieuses. L’aveugle, dans la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, n’est-il pas géomètre parce que « métaphysicien », métaphysicien parce que privé de la vue, et capable par conséquent d’abstraction ? Ce texte nous instruit d’une part de la vocation épistémique de la métaphysique, qui peut opérer des conjectures, mais suggère d’autre part que la métaphysique n’est plus en mesure de fournir une unité principielle aux sciences. La métaphysique a pour vertu de rendre pensables des conjectures un peu « folles » (cf. également le Rêve de d’Alembert) et, plus généralement, se dissémine dans toute activité humaine. « Tout a sa métaphysique […]. Interrogez un peintre, un poète, un musicien, un géomètre, et vous le forcerez à rendre compte de ses opérations, c’est-à-dire à en venir à la métaphysique de son art » (Salon de 1767, cité p. 32). Le point essentiel reste qu’il « y a une part de métaphysique en toute science » et en tout art, ce que confirme l’article « Éléments des sciences », rédigé par d’Alembert dans l’Encyclopédie3. La métaphysique s’élabore dans l’immanence d’une science ou d’un art : la nature et la science expérimentale l’emportent sur l’intelligibilité a priori prêtée à la métaphysique. Devenue discipline « résiduelle », la métaphysique contribue à généraliser un savoir empirique qui, dans tous les cas, la précède.

5Cette métaphysique paradoxalement a posteriori souligne la nécessité de situer Diderot dans son rapport aux philosophes métaphysiciens (Descartes, Leibniz) et, plus avant, dans son rapport à Bacon, à Newton, autrement dit aux esprits scientifiques l’ayant inspiré. Marc Parmentier (p. 119) montre que Leibniz, tout métaphysicien qu’il soit, a probablement influencé Diderot. Comment le philosophe de l’harmonie préétablie et de la préexistence des germes (parmi d’autres postulats) peut-il rencontrer le penseur du matérialisme et de l’athéisme ? À travers des concepts d’origine métaphysique, mais « repris » par Diderot, sinon subvertis. Toute l’épistémologie diderotienne, par exemple, a à voir avec le principe de continuité leibnizien, ainsi qu’avec sa conception des « indiscernables ». Dans les Pensées sur l’interprétation de la nature — ouvrage essentiel pour la problématique — et dans les Observations sur Hemsterhuis, Diderot s’interroge sur la notion de « force passive » (et de « force active ») caractérisant la matière inerte, notion élucidée par Leibniz dans sa physique du mouvement. Ce concept leibnizien rend compte de la continuité entre statique et dynamique, mais aussi du phénomène d’élasticité. Si d’Alembert ne souscrit pas aux « spéculations » leibniziennes, Diderot, en revanche, retient de Leibniz la possibilité de penser le passage de la matière inerte à la matière sensible, transition qui constituera le point d’appui d’un matérialisme qualifié souvent d’« hylozoïste », i.e en référence à la vie et au vivant,

6Quelle est donc le rapport de Diderot aux sciences de l’époque, et à celles qui lui sont antérieures ? Il est impossible de parler de Diderot sans évoquer Bacon, ouvertement revendiqué par les Encyclopédistes. L’historiographie ne cesse de mentionner cette filiation, mais jusqu’à quel point Diderot s’y inscrit-il ? François Pépin (p. 70) soutient que Bacon et Diderot ont une « vision profondément historienne du savoir ». Comment faire advenir, demandent-ils, une réforme moderne du savoir ? À travers une doxographie critique répond Bacon, à travers une conception « expérimentale » de la science moderne répond Diderot, prolongeant malgré tout l’inspiration initiale de son prédécesseur. L’article « Baconisme » — non signé par Diderot mais portant sa griffe — est une confirmation explicite de l’appropriation par Diderot des idées baconiennes : les connaissances servent à maîtriser la nature, mais sont aussi des productions intellectuelles dont on peut, à l’instar des productions techniques, faire l’histoire. Une histoire de la pensée est possible, surtout si elle fait valoir la dimension pratique et sociale des sciences et des techniques. Dans le droit fil de l’éclectisme du Chancelier, Diderot s’intéresse ainsi aux « usages » des sciences comme des techniques : l’histoire des arts est au cœur de l’histoire de la nature. La « philosophie expérimentale » fragilise donc le pouvoir de la théorie, fait place à la contingence et au hasard, dans sa dimension heuristique. Enfin, si le philosophe éclectique refuse le syncrétisme (voir l’article « Éclectisme » de l’Encyclopédie), il fraye à rebours avec le scepticisme, autrement dit passe au crible de la critique l’« histoire naturelle » comme l’histoire des doctrine scientifiques, et, dans tous les cas, ruine définitivement l’idée de système.

7Francine Markovitz (p. 193) nous entretient précisément de la référence sceptique dans Diderot et le thème de l’aveugle, à travers un « cas d’école » ayant suscité une réflexion philosophique abondante et multiforme. Le problème de Molyneux4, au xviiie siècle, est au croisement de plusieurs interrogations, médicale, chirurgicale, philosophique, épistémologique. Pour « résoudre » la question se sont engagés respectivement des philosophes empiristes (Locke, à l’initiative du problème, Condillac, sensualiste), des métaphysiciens (Leibniz) ou encore Berkeley, désigné comme un représentant de l’idéalisme subjectif. Diderot reprend le flambeau en soulevant une problématique attribuée à l’origine aux sceptiques de l’antiquité gréco-latine, Énésidème5 et Sextus Empiricus6, et poursuivie par Montaigne et par La Mothe Le Vayer7. L’enjeu est de mesurer la capacité des sens à juger, sens qui dessinent ainsi « comme une anthropologie des savoirs ». Si Montaigne insiste sur la « force des signes transmis par les sens », La Mothe Le Vayer estime que « chaque sens juge ». Quant à Diderot, il admet que le corps — société de l’ensemble des sens — juge, et que « l’œil est sujet », mais ne prétend pas que « sentir, c’est juger ». C’est que les sensations ne sont pas immédiates : l’on apprend à sentir, et l’éducation conjuguée à l’expérience font que l’aveugle, par exemple, « accommode » — la vue recouvrée — pour percevoir et distinguer des objets appréhendés d’abord par le toucher. L’exercice et la vicariance des sens sont ainsi les conditions de la pratique de la géométrie par l’aveugle, les sens appelant des systèmes de « traduction » incessants, comme en témoigne le sourd et muet qui retranscrit en discours les touches colorées du clavecin de l’abbé Castel8.

8Signalons enfin le texte de Carlo Borghero (p. 141), Diderot newtonien et chimiste, qui souligne l’intérêt de Diderot pour les Philosophiae naturalis principia mathematica de Newton. Est-il possible de construire l’image d’un Diderot “chimiste” (voir les travaux de J.‑C. Guédon9) ? Comment démêler l’influence de la mécanique newtonienne sur le « matérialisme vitaliste » diderotien, sinon en invoquant la déclaration de Newton selon laquelle « tous les corps agissent par leur magnétisme » ? Maupertuis et Buffon, d’ailleurs, s’adossent au mécanisme newtonien pour expliquer la formation de l’embryon ou les affinités chimiques en général, et d’Holbach reprend les mêmes thèses dans le Système de la nature. Diderot se distingue pour sa part de ses contemporains : il multiplie les modèles théoriques, s’inspire autant de motifs lucrétiens et épicuriens que de l’héritage naturaliste de la Renaissance, autant de références philosophiques — y compris lorsqu’elles sont passées sous silence — que de références scientifiques. Si la part prise par la pensée newtonienne dans l’épistémologie diderotienne se révèle ambiguë, le concept d’attraction de Newton a cependant infléchi la conception diderotienne de la matière. Si la matière est « active » et composée de molécules sensibles hétérogènes — hypothèse de Diderot —, c’est qu’elle résulte de l’agrégation de particules agitées par une forme d’interaction. Diderot s’extrait donc du mécanisme cartésien grâce à Newton, et il faut ajouter que la chimie de Rouelle a aussi fécondé ses intuitions sur la matière.

Diderot dans son rapport à la religion, à la morale, à l’art

9Le dialogue ou le « jeu d’influences croisées » entretenus par Diderot avec des philosophes de l’Antiquité (Sénèque) et avec certains de ses contemporains (Hume), n’est pas toujours obvie. Alain Gigandet (« Diderot, Sénèque et la vertu du philosophe », p. 49) analyse L’Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur les mœurs et les écrits de Sénèque pour servir d’instruction à la lecture de ce philosophe, texte paru deux ans avant la mort de Diderot. Pourquoi faire l’apologie de Sénèque ? Parce que Diderot partage avec le philosophe stoïcien une tendance à « pactiser » avec le pouvoir politique : Sénèque fut le précepteur de Néron, tandis que Diderot entretint des rapports privilégiés avec Catherine II de Russie. Néanmoins, c’est bien la figure du philosophe que Diderot entend défendre. Sénèque lui montre la voie, lui qui « édifie » Lucilius à travers l’exemple de la vertu, et vit en conformité avec son éthique, malgré son apparente « compromission ». Sénèque a fait toute sa vie le contraire de ce qu’il a prescrit et il a bien fait, souligne paradoxalement Diderot. C’est que la posture de Sénèque répond, en définitive, à l’« assiette » de la philosophie. En faisant passer son mode d’être avant la position doctrinale du stoïcisme, Sénèque exemplifie l’attitude philosophique, celle consistant à faire valoir sa disposition éthique selon le kairos qu’impose la situation. Les objections de Diderot face au stoïcisme, pour autant, ne se dissolvent pas : une pratique de la vertu trop austère ne peut se concilier avec le bonheur, sachant que les affects ont un rôle moteur dans la conduite éthique. Sur un autre plan, qui peut se dire philosophe, s’il renonce au « dire-vrai », à la parrêsia ? La prudence face aux puissants (Sénèque, Lettre 14) cède devant la « pulsion philosophique de véridiction ». Le reproche le plus incisif que l’on puisse faire à Sénèque, c’est donc de s’être tu, alors que la lutte contre la tyrannie se joue d’abord sur le terrain du langage.

10Dans l’article « Hume et Diderot : le dialogue autour des Dialogues concerning natural religion » (p. 157), Gianni Paganini rappelle que durant son séjour à Paris (1763-1766), Hume a rencontré Diderot, Turgot, Buffon, Duclos, Marmontel, Helvétius, d’Holbach, d’Alembert, et fréquenté les salons de la marquise du Deffand et de Mademoiselle de Lespinasse. Le philosophe écossais nous dit avoir été inspiré par Descartes, Malebranche et Bayle. Si le dialogue entre Hume et Diderot est en revanche plus difficile à saisir, c’est qu’il est souterrain, même si l’influence du philosophe français finit par se révéler. Le naturalisme des Dialogues concerning natural religion, en effet, est à rapporter non seulement au contexte « continental » en général, mais à Diderot en particulier. D’un point de vue épistémologique, les Dialogues humiens, comme les textes diderotiens, mettent un jeu une conception « biologisante » de la matière : « Le monde ressemble à un animal, donc il est né par génération », affirme Philon. Hume et Diderot s’accordent donc sur le « dynamisme » de l’univers, soumis à une épigenèse incessante, et brisent le mécanisme cartésien autant que l’épistémologie sensualiste d’un Condillac. Est-ce-à dire que Hume fait montre d’un anti-finalisme radical, jusqu’à convertir son scepticisme en athéisme ? Sans adopter une hypothèse aussi radicale, constatons que les rencontres parisiennes10 ont éloigné Hume du théisme d’abord revendiqué, et filtré sa réflexion sur la « finalité interne » de la nature. C’est après son passage à Paris et la révision de son texte initial que Hume réduit l’importance du théisme dans ce dialogue, ce qu’illustre, d’après G. Paganini, la palinodie finale des Dialogues concernant la religion naturelle. Hume et Diderot se sont bien entrecroisés, ce dernier ayant sensibilisé le philosophe empiriste à ses conceptions cosmogoniques, ainsi qu’à une utilisation non fidéiste du scepticisme.

11Un Diderot « philosophe », enfin, est à repérer dans les considérations sur l’art, disséminées dans les Salons, exposées de façon didactique dans la Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui parlent et entendent (publiée anonymement en 1751) ainsi que dans l’article « Beau » de l’Encyclopédie. Alberto Frigo (« “Je regarde, j’admire et me tais” : le technique, l’idéal et l’expérience de la peinture dans les Salons de Diderot », p. 247) signale que les Salons11ne constituent pas une « théorie esthétique ». Lorsqu’il parle peinture, Diderot se montre d’ailleurs équivoque : il n’élucide pas la notion d’imitation (pourtant essentielle pour une compréhension de l’art), et affirme que le même tableau peut susciter des jugements variés, sinon contradictoires12. Diderot aimerait bien passer pour un « connaisseur éclairé », s’approprier les « mots de la tribu » artistique, mais refuse au fond de systématiser ses appréciations. Plus intéressant est de noter, avec l’auteur, que Diderot s’efforce de penser le rapport entre technique et idéal, entre le faire et l’idée, opposition qui, au passage, ne redouble pas celle entre dessin et couleur13, ou encore entre poussinistes et rubénistes. L’« idéal », d’après Diderot, correspond au choix du sujet, le « faire » aux procédés techniques, l’un attachant l’âme, l’autre les yeux : « La beauté de l’idéal frappe tous les hommes, la beauté du faire n’arrête que le connaisseur ». Seuls les maîtres de l’art peuvent juger de la technique picturale, alors que l’idéal « touche » sans discrimination les hommes, et ne s’apprend pas, le génie y pourvoyant. Trois peintres retiennent l’attention de Diderot : Chardin, Lagrenée, Casanova. Si Lagrenée excelle dans l’exaltation du technique, il ne donne aucun sens à son art. Connu pour ses natures mortes, Chardin, a contrario, incarne à merveille la prédominance de l’idéal, lui qui « sauve » par l’« exécution supérieure » le dégoût éprouvé face aux objets re-présentés (cf. La Raie) : faire oublier la pauvreté du sujet, tel est donc l’art de Chardin, son talent. Quant à Casanova, il transcende les sujets « misérables » de ses tableaux dans sa capacité à les rendre harmonieux, à abolir les dissonances naturelles, sans pour autant atteindre le génie de Chardin. La « magie » de l’art, in fine, apparaît sur une autre scène, lorsque l’œuvre se situe « à la lisière de la convention », « traduit » le réel plus qu’elle ne l’imite, et devient, de facto, admirable. Le critique, dès lors, ne peut que proférer : « Je regarde, j’admire et me tais ».

12Dans « Diderot et la peinture morale de Greuze » (p. 271), Laurent Jaffro veut faire se rencontrer deux individualités à sensibilité commune, à savoir Diderot et Greuze (1725-1805). Faire de la morale en peinture, telle est la problématique d’un siècle « obsédé » par la crise des mœurs, comme l’a souligné F. Salaün14. La peinture d’histoire, précisément, exprime au plus haut point les exigences morales. Elle prend pour objet des exemples de vertu, la mythologie aristocratique, la dimension hagiographique des personnages, en bref, l’« héroïsme » de l’action historique. Or Greuze n’est pas un peintre d’histoire (l’académie royale lui a même refusé ce statut), mais un peintre de « genre ». Ses tableaux décrivent la vie familiale et l’idéologie bourgeoise qui la sous-tend. Comment introduire la morale dans les tableaux de genre, sachant qu’il s’agit là de mettre en scène la vie quotidienne, autrement dit des sujets triviaux et pusillanimes ? Greuze s’y entend pourtant, et tend à gommer ainsi la frontière entre peinture de genre et peinture d’histoire : il transfère dans ses tableaux de genre la « grandeur » de la peinture d’histoire, et fait preuve de qualités réservées en principe aux peintres d’histoire, à savoir l’imagination et l’idéalisation. Last but not least, Greuze est un peintre capable d’éveiller la sensibilité de l’amateur d’art grâce à une maîtrise technique quasiment « animale », instinctive, qui touche immédiatement le contemplateur du tableau, et le met en contact avec sa dimension morale. C’est que la sensibilité, en effet, atteste en moi de la moralité d’une situation, d’une œuvre d’art etc. : se sentir ému par un tableau, c’est faire l’expérience de la morale, d’une morale conquise, il est vrai, à la faveur de l’éducation et des attentes sociales qu’elle engendre. À travers l’œuvre de Greuze, Diderot entrevoit le lien entre jugement moral et jugement de goût selon un critère fourni par la sensibilité, dans son ancrage corporel.

13Denis Kambouchner adopte un point de vue marginal, semble-t-il, en choisissant de comprendre Diderot à la lumière de Descartes. Le Centre d’études cartésiennes célèbre d’ailleurs sans réticence le tricentenaire de la naissance de Diderot15, ce qui pourrait surprendre le lecteur. Les préfaciers soulignent que la 21e des Pensées philosophiques de Diderot n’est pas sans rappeler l’article XLVII de la troisième partie des Principia de Descartes. Tout oppose a priori les deux philosophes, et pourquoi avoir retenu le Paradoxe sur le comédien pour en prendre la mesure ? Parce que Diderot, dans sa réflexion sur le théâtre et sur l’art du comédien, n’exalte pas la sensibilité. Dans les Éléments de physiologie, il la présente comme une réaction de faiblesse, et dans le Paradoxe sur le comédien, la juge même inadéquate : le comédien voulant atteindre le sublime doit se montrer insensible et froid. Mutatis mutandis, si Descartes accepte que la subjectivité soit « chatouillée » par des émotions fortes au théâtre, il conçoit le sujet sous la figure du spectateur et non de l’acteur, face à un monde et « en toutes les comédies qui s’y jouent ». Il n’est pas impossible, du reste, que la subjectivité cartésienne « se masque » en toutes circonstances, le spectacle du monde différant peu, in fine, de la scène théâtrale elle-même. Diderot attribue-t-il la même souveraineté au spectateur, qu’il s’agisse du comédien — paradoxalement dédoublé — ou du sujet contemplant sans y prendre part le spectacle du monde ? Le bon comédien est « insensible » (il imite seulement la sensibilité), mais, pour autant, il n’est pas philosophe, le discours réfléchi n’est pas son élément, alors que la conscience cartésienne est avant tout intellective. Au prix d’une comparaison quelque peu forcée, il s’agit donc de distinguer le comédien du philosophe, malgré l’insensibilité sans partage qui, semble-t-il, les spécifie. Pour en finir avec le « paradoxe sur le comédien », Diderot affirme que le comédien de génie est occupé à restituer les signes extérieurs du sentiment, sans les ressentir à proprement parler. À trop sentir, en effet, l’on ne peut « rendre » les émois d’une situation et d’un personnage, et s’il faut déceler le génie, c’est dans la promptitude à restituer l’idéal, plus qu’à manifester sans transition des affects. Par là-même, c’est à Spinoza et non à Descartes qu’il faut songer pour saisir le modèle philosophique du comédien, tout à la fois sensible et insensible. N’est-ce pas le penseur de l’Éthique qui déclare en effet qu’« une passion cesse d’être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte »16 ? Diderot voit donc dans la sensibilité soit une spécificité physiologique contraignante, soit une attitude psychologique « abâtardie », soit, sur la scène de l’art, une qualité devant nécessairement être filtrée. Il compose donc sans fin avec le paradoxe de la sensibilité, dont il fait pourtant, d’un point de vue épistémologique, la propriété essentielle de la matière.