Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Avril 2021 (volume 22, numéro 4)
titre article
Rebecca Legrand

La vulgarisation des disciplines scientifiques au tournant des XVIe et XVIIe siècles : l'exemple de Scipion Dupleix

The popularization of scientific disciplines at the turn of the XVIth and XVIIth centuries: the example of Scipio Dupleix
Violaine Giacomotto-Charra, La Philosophie naturelle en langue française. Des premiers textes à l’œuvre de Scipion Dupleix, Genève : Droz, coll. « Travaux d'Humanisme et Renaissance », 2020, 599 p., EAN 9782600019699.

1Avec La Philosophie naturelle en langue française. Des premiers textes à l’œuvre de Scipion Dupleix, consacré aux liens entre langage et savoir à la Renaissance, Violaine Giacomotto-Charra propose au lecteur le résultat de recherches menées dans le cadre de son mémoire d’habilitation. L'étude se présente en trois parties. Une analyse fine du contexte de l'émergence d'une philosophie naturelle en langue française au tournant des xvie et xviie siècles précède la biographie de Scipion, la genèse de son œuvre et, enfin, les caractéristiques linguistiques de cette dernière. L'auteure montre ainsi qu'un double mouvement de vulgarisation (« écrit en langue vulgaire » et « écrit pour un lectorat non spécialiste ») se constitue dans la seconde partie du xvie siècle : un temps de quête formelle qui éloigne les textes des modèles universitaires, de 1550 à 1580 ; puis, de 1580 à 1610, le développement d'une philosophie en français directement inspirée de l'enseignement universitaire.

2Cette recherche rejoint l'étude des savoirs à la Renaissance, à la croisée de plusieurs courants fondateurs. La Philosophie naturelle apporte, tout d'abord, un complément à l'histoire du livre1 à partir de l'analyse de l’œuvre de Scipion Dupleix. Elle dialogue ensuite avec les travaux fondateurs de Jean Céard2 dans la mesure où elle propose d'étudier la philosophie naturelle marquée par Aristote et la scolastique, et non pas la nature des monstres ou des prodiges. Enfin, elle s'inscrit plus largement dans la lignée des récents travaux sur la mise en forme des savoirs à la Renaissance et notamment sur le commentaire philosophique pratiqué dans les universités3. Somme toute, V. Giacomotto-Charra comble ainsi le manque d'études consacrées à la philosophie naturelle telle qu'elle est pensée par le prisme de l'orthodoxie. L'auteure se donne pour objectif de « rendre compte, à partir du corpus restreint, d'un projet d'ensemble : l'écriture en français de la philosophie aristotélicienne, sous une forme policée et pour un lectorat spécifique » (p. 22). Cc'est pourquoi elle interroge cette évolution au moyen de l’œuvre de Scipion Dupleix, modèle et jalon important de cette histoire à plusieurs titres. Remettant en cause la vision répandue de Scipion comme vulgarisateur qui fait œuvre de compilation, V. Giacomotto-Charra montre que ce dernier fait entendre une voix d'auteur et une réelle réflexion sur les enjeux de l'écriture de la philosophie en français. Même si les textes de Scipion Dupleix ne sont pas considérés comme étant littéraires aujourd'hui, le corpus dupleixien voit émerger une figure d'auteur, une figura qui s'affirme à travers l'exercice de mise en forme en français d'une physique pour un lectorat curieux. L'un des nombreux intérêts de l'ouvrage de V. Giacomotto-Charra est de replacer l’œuvre et la vie de Scipion Dupleix dans un contexte large et de rappeler des définitions primordiales éclairant toute future étude sur les savoirs naturels à la Renaissance ; citons à titre d'exemple la définition que donne l’auteure de la philosophie naturelle : « la connaissance rationnelle des corps naturels sujets au mouvement » (p. 18), philosophie particulière qui a sa propre existence éditoriale (p. 21) et dont les enjeux sont précisément analysés dans l'introduction.

Sciences & savoirs à la Renaissance : l'usage du français

3Les années 1540-1560 voient l’apparition d'une première physique en langue française, en traduction puis à travers des éditions vernaculaires originales. Vers 1580 s'opère une double transformation, la multiplication des œuvres en langue française et l'apparition d'une littérature philosophique d'un nouveau genre. V. Giacomotto-Charra détermine quatre caractéristiques de ce dernier : un contenu plus conforme à la philosophie des collèges, des formes textuelles proches des manuels latins, la généralisation d'un français imité du latin scolastique et la systématisation du discours sur le rôle de la philosophie pour l'éducation du prince. Les choix de la langue sont primordiaux : quels types de savoirs écrit-on en français ? Pour quel public ?

4Le premier chapitre (« La langue en question », p. 29-67) propose de belles études sur le français comme langue des sciences, définit l’épistémè de la Renaissance et étudie les liens entre art et science. L'auteure souligne que le français est réservé à un usage plus pratique de la science, celui des barbiers ou des pharmacopées, par exemple. Après les ouvrages techniques, ce sont les ouvrages de savoirs pratiques (au sens de la praxis aristotélicienne) qui sont passés en français. De manière surprenante, les textes de philosophie naturelle qui avaient été traduits en vernaculaire au Moyen Âge tombent dans l'oubli à la Renaissance. À la fin de cette dernière, le latin devient ainsi une langue réservée aux élites. D'un point de vue lexical, V. Giacomotto-Charra montre que les auteurs d’œuvres de philosophie naturelle du début du siècle utilisent le calque du latin au français avant de pratiquer les néologismes. L'auteure étudie enfin cette tentative de créer une langue française scientifique, une langue « policée, vive, naturelle » (p. 48).

5L'année 1580 voit aussi le constat d'un manque : celui des mots qui expriment la science, notamment parce qu'entre 1555 et 1580, aucune œuvre ne fait réellement progresser le français destiné à un usage scientifique. V. Giacomotto-Charra prend l'exemple de la médecine pour illustrer le passage du vernaculaire dans les œuvres et montre le peu d'intérêt qu'ont les vulgarisateurs et traducteurs pour la question de la langue, secondaire à leurs yeux. C'est ce « silence éloquent » sur la question qui rend justement possible l'emploi du vernaculaire en médecine. Le français scientifique revendiqué est majoritairement un langage qui se veut brut, d'une part parce que les praticiens (sages-femmes, barbiers) étaient peu versés dans les belles-lettres et d'autre part en raison du double lectorat de ces textes : le lectorat de praticiens qui ont besoin d'un savoir théorique facilement accessible pour fonder leur pratique et celui des usagers désireux de veiller à leur santé.

6Après avoir souligné que la France est plus en retard que l'Italie dans cette transition des savoirs en langue vernaculaire, V. Giacomotto-Charra montre que ce premier usage de la langue française scientifique est un français des élites cultivées qui écrivent pour un public d’indoctes. Suivant l'idéal humaniste d'une science mieux partagée, le mouvement de traduction des ouvrages médicaux commence ainsi dès 1530. L'auteure distingue ensuite deux évolutions de la langue à la fin du siècle : celle des hommes de lettres, en quête d'un français savant de prestige et celle des hommes de science, plus tournés vers l’intérêt pratique. Les premiers vulgarisateurs de philosophie naturelle définissent alors leur lectorat mais ne s’arrêtent que peu sur la question linguistique. Un français proprement scientifique émerge rapidement après la création d'un français expérimental dans les toutes premières œuvres plus techniques. La médecine est pionnière parce qu'elle conduit de ce français technique au français scientifique et qu'elle contribue à habituer le lectorat aux classifications méthodiques des choses de la nature, rendant ainsi la philosophie naturelle intéressante aux yeux du lectorat « vulgaire » (au sens étymologique). Le deuxième chapitre de l'ouvrage (« La philosophie naturelle des universités à la cité », p. 69-114) s’intéresse à la place de la philosophie naturelle dans le cursus universitaire puis hors des universités, où elle est d'un intérêt pratique immédiat puisqu'elle touche à l'éducation des princes. V. Giacomotto-Charra souligne que la philosophie naturelle d’Aristote, largement enseignée, ne rencontre pas la faveur de la cité, plus habituée à une nature de la Renaissance désordonnée, abondante en merveilles et prodiges. La découverte du Nouveau Monde et l'inquiétante diversité des choses apparaît peu propice au cadre de la scolastique. Hors des pupitres des universités, la philosophie naturelle a donc deux handicaps majeurs : considérée comme une discipline secondaire, elle reste aussi très marquée par son origine universitaire (p. 91). Il faut attendre la seconde moitié du siècle pour voir son statut se modifier, notamment grâce à la diffusion du Timée de Platon par la traduction de Le Caron. En cette période de guerres religieuses, l'idée que la nature est première dans la construction de la pensée encourage l'intérêt pour la philosophie naturelle (p. 104).

Scipion Dupleix en son temps

7Le troisième chapitre de l'ouvrage (« Les beaux habits neufs du philosophe », p. 115-160) s'attarde sur la « physique françoise » et le triple mouvement du siècle : la concurrence avec la philosophie aristotélicienne vers 1550 ; des exposés plus pédagogiques faisant la part belle à Aristote dans la poésie philosophique des années 1560-1585 et, à partir de 1580, l’apparition d’ouvrages inspirés de manuels latins, au paroxysme des tensions confessionnelles (p. 115). La philosophie naturelle trouve sa place dans le genre du dialogue, le genre poétique et dans les manuels des « nouveaux vulgarisateurs » (Taillepied, Champaignac...).

8Suivant l'étude des formes des ouvrages scientifiques, V. Giacomotto-Charra s'intéresse aux « nouveaux Aristotes » (p. 161-201) du tournant de la fin de siècle, et l'émergence de Physiques sur le modèle universitaire. Elle montre les liens de ces dernières avec le pessimisme de la fin de siècle, terreau de la littérature apocalyptique. Les orientations confessionnelles sont, de même, essentielles dans ces ouvrages ainsi que les grandes mutations qui affectent les institutions scolaires dans la dernière décennie du xvie siècle (p. 177), notamment le modèle jésuite. Finalement, l'usage du français au début du xviie siècle est une revendication nationale, un « élément constitutif de cette identité commune, car cette élite sociale et politique se définit depuis longtemps comme “françoise”, par attachement à la nation et au roi » (p. 200).

9Après cette contextualisation très riche, V. Giacomotto-Charra s'intéresse plus précisément à la vie de Scipion Dupleix, et se demande pourquoi ce dernier a connu la gloire auprès de ses contemporains. Magistrat, le Gersois est, au début de sa carrière, auteur d'ouvrages d'histoire et de droit en latin. Il produit ensuite six ouvrages relevant de la philosophie naturelle4 réunis après des premières publications indépendantes et dont la genèse éditoriale est précisément retracée (« Le Cours de Philosophie : une aventure éditoriale », p. 207-237). L'auteure souligne que le succès déjà important prend une ampleur colossale avec la réunion des six volumes, notamment en raison d'une conjecture favorable à Dupleix qui publie dans les années 1620-1640, au moment où l'usage du français dans les ouvrages de philosophie est bien installé et qu'une partie croissante de la bonne société désire s’instruire dans la discipline. Les chapitres suivants (« Aux sources de l’œuvre philosophique », p. 239-261 et « Le projet auctorial en son contexte », p. 263-318) s'attachent ensuite à dresser plus finement le portrait du magistrat, depuis sa jeune éducation et ses années de formation au collège de Guyenne, jusqu'à ses années au service de la reine Marguerite de Valois. Refusant de présenter son travail comme un fidèle reflet du savoir universitaire, Dupleix « annonce d’emblée vouloir vulgariser la philosophie d'Aristote » (p. 265). Appartenant à une communauté d'érudits férus de belles lettres, le magistrat défend le droit à la variété et à l'irrégularité et confère une certaine énergie à la langue. De fait, il soutient la position linguistique d'un Du Bellay. Le point essentiel chez Dupleix est la polysémie du terme vulgarisation : ses textes sont ceux d'un savoir mis en langue française à destination d'un large public, concernant autant « les studieux que les curieux » (p. 286) bien que la Physique et l’Éthique visent un public érudit déjà bien formé (p. 291). La genèse éditoriale des œuvres de Scipion Dupleix offerte ici est accompagnée de fort utiles annexes (p. 543-557).

Vulgariser Aristote à l'aube de l'âge classique

10Enfin, la troisième partie de La Philosophie naturelle en langue française est consacrée au « travail du texte », autrement dit aux choix formels, linguistiques et stylistiques, de Scipion Dupleix. Il n'y a qu'un pas « du livre du monde aux livres de physique » (chap. VIII, p. 323-349) et c'est pourquoi V. Giacomotto-Charra s'intéresse aux modes d'appréhension de la connaissance à la Renaissance (voir, savoir, connaître et reconnaître) avant d'étudier les deux figures tutélaires du magistrat : Aristote et Du Bartas. Pour Dupleix, l'éducation n'est pas nécessaire dans l'appréhension de la beauté du monde. La philosophie naturelle répond à trois intérêts : l’utilité (révéler la gloire de Dieu), le plaisir (le plaisir de contempler la nature) et la facilité (il suffit d'user de ses perceptions sensorielles pour atteindre le plaisir).

11V. Giacomotto-Charra replace également Dupleix dans le dialogue qu'il mène avec ses contemporains, notamment Bodin à qui il s'oppose, et interroge à nouveaux frais la notion de curiosité, telle qu'elle est comprise et utilisée par le magistrat. Pour ce dernier, la physique est une science qui permet uniquement de reconnaître Dieu, et qui, par conséquent, vaut scientifiquement « par et pour elle-même ». Finalement, l'ensemble du corpus dupleixien témoigne de la volonté de traduire l’ordonnancement des savoirs d'une manière concrète :

Il ne s’agit pas tant de hiérarchiser les disciplines que d'organiser le cheminement du lecteur « apprentif » en un parcours qui soit à la fois pédagogiquement pertinent et porteur de sens. (p. 348)

12Ce changement d’épistémè, de l'interrogation de la nature à son observation, est également visible dans les formes des textes de Scipion, étudiées dans le chap. IX de l'ouvrage (« La Physique en ses livres », p. 351-382), chapitre qui souligne l'importance des liens entre fond et forme du corpus : la manière dont Scipion Dupleix envisage « la hiérarchisation intellectuelle traditionnelle » influence « la définition de la matière scientifique ». Le corpus de philosophie naturelle du magistrat témoigne d'une volonté d'enseigner un mode d'écriture tout en diffusant un savoir. À chaque disciple correspond alors un mode d'expression.

13L'idée directrice de la Physique de Scipion Dupleix (il faut parler ou écrire en philosophe français) est le cœur du chap. X (« Parler en philosophe », p. 383-436). V. Giacomotto-Charra y décrit la Physique comme un « patchwork de styles variés » (p. 435), et étudie l'émergence d'une figure auctoriale, construite par opposition aux contemporains du magistrat (Bodin, Montaigne, Canaye). Les procédés linguistiques liés à l'emploi de la langue française sont variés dans la Physique mais l'auteure parvient à en saisir deux mouvements. D'une part, l'observation des deux grands systèmes de mise en ordre et de mise en forme du discours (celui de la logique et celui de la scolastique), d'autre part l'explication au lecteur du cheminement intellectuel afin de mieux transmettre le savoir (définition, exemple, étymologie...). Dupleix reprend les procédés syntaxiques et lexicaux propres à la scolastique latine tout en les francisant (chap. XI, « Écrire en physicien françois : aspects de la vulgarisation », p. 437-476). L'important est toujours de faire entendre la voix du « maître des maîtres » (p. 442). On note que le développement d'un français philosophique n'est pas une nouveauté quand Dupleix écrit et il n'est pas lui-même un créateur de mots. V. Giacomotto-Charra souligne également la forte présence d'un discours métalinguistique (p. 455), témoin de cette volonté de faire entrer l'universitaire dans la cité, et de donner au français la possibilité d’être langue de philosophie.

14Les évolutions de la Physique, remaniée entre 1603 et 1611, font l'objet du dernier et douzième chapitre (« La Physique des “esprits studieux” », p. 477-540) de cette étude. Les comparaisons d'éditions révèlent une évolution dans la conception de la discipline, l’importance de la pédagogie et le décalage des sources. Si le discours témoigne toujours d'une grande foi en l’œuvre de Dieu de 1603 à 1611, Scipion Dupleix mentionne bien plus les auteurs païens au fil des éditions, et atténue plus généralement l'orientation chrétienne de son travail. Ces changements engagent la définition même de la physique telle qu'elle est conçue par Dupleix : « la science, non des étants ou des substances, mais des corps naturels, c'est-à-dire matériels, la notion de corps mobiles (le corps soumis au changement) découlant logiquement selon lui de celle de corpus naturel » (p. 509). Enfin, V. Giacomotto-Charra étudie les notions d'expérience, d'expérimentation ou encore la météorologie dans la Physique, dont l'objectif est aussi de mettre à jour Aristote à l'aide des théories et découvertes les plus récentes.


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15La Philosophie naturelle en langue française. Des premiers textes à l’œuvre de Scipion Dupleix est, en conclusion, un travail fondamental pour tout lecteur s'intéressant aux évolutions des cadres épistémologiques de la Renaissance à l'Âge classique ou aux évolutions des usages de la langue française dans les disciplines scientifiques et philosophiques. Il nourrira aussi les lecteurs désireux de connaître ou d'appréhender autrement la figure de Scipion Dupleix, dont les œuvres sont révélatrices à bien des égards des enjeux éditoriaux des sciences à l'automne de la Renaissance. Il ouvre une voie d'exploration à un champ d'étude encore peu étudié, celui de la philosophie naturelle en langue française, ayant pour modèle Du Bartas et Aristote, une philosophie naturelle qui se fait hors des universités.