Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Julien Jeusette

Le fantastique & ses objets

Fantasy and its objects
Ezio Puglia, Il Lato oscuro delle cose. Archeologia del fantastico e dei suoi oggetti, Modène : Mucchi Editore, 2020, 320 p., EAN 9788870008470.

1Il Lato oscuro delle cose, essai d’Ezio Puglia paru en italien aux éditions Mucchi, est une étude comparatiste de premier plan sur le fantastique, à la fois en tant que genre historique et en tant que « mode narratif ». Nous reviendrons plus loin sur cette distinction. Toute l’originalité du livre tient au fait que l’auteur étudie la littérature fantastique du point de vue des objets qui y figurent. Francesco Orlando, dans son essai intitulé Les Objets désuets dans l'imagination littéraire, est l’un des premiers à avoir opéré, en 1993, une révolution copernicienne dans les études de lettres en relisant l’histoire littéraire du point de vue des « choses ». Il proposait une interprétation sociohistorique de l’omniprésence, à partir du xixe siècle, d’objets « défonctionnalisés » dans les poèmes et les romans européens (antiquités, églises désacralisées, fleurs séchées, trésors cachés, etc.). De manière tout aussi féconde, E. Puglia s’inscrit dans cette veine et se détourne de la catégorie centrale de « personnage » au profit des objets. Cet angle d’approche lui permet, d’une part, de jeter une lumière nouvelle sur des textes que nous croyions connaître par cœur, et d’autre part, de proposer une réinterprétation du genre fantastique qui, dans toute sa complexité, apparaît comme une clé fondamentale pour comprendre les bouleversements socioculturels provoqués par l’avènement des sociétés industrielles et capitalistes.

2Le premier chapitre se fonde sur une étude de cas visant à mettre en évidence l’oubli des objets par la critique littéraire, et les conséquences qui s’ensuivent. Le texte en question est The Minister’s Black Veil, une nouvelle de Nathanael Hawthorne racontant l’histoire d’un pasteur qui décide du jour au lendemain, sans explication, de couvrir son visage d’un voile de crêpe noir. De façon passionnante, E. Puglia juxtapose les innombrables interprétations successives de ce voile, toutes contradictoires, mais toutes persuadées d’avoir le dernier mot. Cette réduction herméneutique d’un dispositif textuel qui pourtant prévoit une multiplicité de lectures (en ce sens, le texte préfigure Kafka selon l’auteur), empêche de comprendre l’enjeu véritable du récit. Pour s’en approcher, il faut tourner le dos aux lectures symboliques ou allégoriques du voile, pour l’observer dans sa matérialité propre : en d’autres termes, il faut « mettre entre parenthèses ses significations secondaires potentielles, et […] décrire sa concrétude objectuelle » (p. 29). C’est là précisément ce que demande le pasteur de Hawthorne, qui insiste constamment – mais en vain – sur la banalité du voile ; comme les critiques littéraires, les paroissiens ne peuvent s’empêcher d’y voir un signe allégorique, surnaturel et terrifiant, condamnant ainsi leur ministre à une solitude radicale. L’interprétation du voile en tant que signe empêche pourtant les villageois de saisir le message que le pasteur entendait délivrer : « le dispositif allégorique, en nous poussant à vouloir connaître le sens derrière la figure, ne peut que nous éloigner de la vérité du divin. » (p. 36) Dans son essai, E. Puglia transpose cette leçon à la critique littéraire : il s’agit pour lui d’aborder les objets non pas comme des signes, mais comme des choses matérielles, concrètes, banales – mais jamais simples pour autant.

3Avant de passer à l’analyse détaillée des objets du fantastique, le chapitre suivant s’attache à reconstituer la généalogie du genre. E. Puglia en dresse les jalons avec une précision inédite, en se fondant avant tout sur les réflexions des écrivains eux-mêmes. Par opposition au genre « théorique » construit par des auteurs comme Tzvetan Todorov, le critique retrace l’apparition historique du genre en France, à partir de la réception fulgurante des contes d’E.T.A Hoffmann. Si ce dernier est considéré unanimement comme l’écrivain canonique du genre, E. Puglia repense l’historiographie littéraire et en fait un auteur fantastique après-coup : les œuvres singulières de Hoffmann sont lues et appréciées en Europe, mais c’est à partir du moment où elles sont imitées qu’il devient possible, selon lui, de parler de « genre » (au sens d’un ensemble de codes précis, réflexifs et reproductibles). E. Puglia rend compte de la manière dont celui-ci déferle sur le marché éditorial français, puis, en véritable comparatiste, il en étudie les reprises, les rejets et les transformations en Angleterre, en Allemagne, en Italie, aux États-Unis et en Russie.

4Les sous-chapitres portant sur l’œuvre de Hoffmann permettent à l’auteur de définir les codes du fantastique tels qu’ils feront fortune au xixe siècle, tout en les resituant dans leur contexte d’apparition socioculturel. En somme, le fantastique naît d’une insatisfaction face à la « cosmologie matérialiste-déterministe » (p. 80) qui s’établit au cours du xixe siècle positiviste : « on peut dire que Hoffmann a utilisé les techniques du réalisme en les détournant sur un mode bizarre, afin de soulever des problèmes épistémologiques et philosophiques » (p. 76). Pour l’écrivain allemand, la réalité est toujours plus complexe que les innombrables tentatives de l’arraisonner, et les phénomènes étranges qu’il met en récit témoignent des limites de la rationalité post-illuministe. En instillant le doute chez le lecteur quant aux certitudes qu’il croit posséder, le fantastique – en cela bien plus expérimental et spéculatif que le réalisme – apparaît paradoxalement comme la meilleure manière de rendre compte du réel dans son infinie multiplicité.

5Selon E. Puglia, l’innovation majeure qui sera léguée par Hoffmann à toute l’histoire littéraire ultérieure est « l’image suspendue » (p. 85), c’est-à-dire une chose située en même temps sur des plans ontologiques distincts, suspendue « entre présence et absence », entre deux réalités incompatibles. L’hésitation génère l’angoisse, car elle témoigne d’une fissure au sein du monde visible bien déterminé. Les chapitres suivants (trois et quatre) constituent le cœur du volume et portent sur toute une série d’images suspendues – objets étranges, fantômes, atmosphères spectrales – tirées du canon fantastique, de Ludwig Tieck à Henry James, en passant notamment par Heinrich von Kleist et Guy de Maupassant. Dans un monde rationaliste et désacralisé, ces écrivains mettent en scène des choses fuyantes, ambiguës, perturbantes, qui d’une part échappent à la logique causale et remettent en cause les dichotomies sujet/objet, réel/imaginaire, et d’autre part recèlent en leur sein des pouvoirs obscurs, magiques, proches du sacré. Loin d’être passives, ces choses agissent sur les personnages au point de transformer leurs vies.

6Il est impossible de résumer ici toute la finesse des commentaires de E. Puglia sur les textes majeurs du xixe siècle. Notons simplement que l’auteur considère la littérature – ou du moins la littérature fantastique – à la manière d’Orlando, c’est-à-dire comme l’expression du refoulé d’une époque. En se focalisant sur les objets, il décortique les réflexions profondes et métaphysiques des écrivains sur l’« immense accumulation de marchandises » du siècle, tout en indiquant que les techniques du fantastique – employées d’abord de manière critique et épistémologique – sont progressivement récupérées par marché éditorial, au point de devenir des biens de consommation.

7Cette récupération n’implique pas pour autant que le fantastique ait été abandonné par la « haute » littérature. Le dernier chapitre porte sur les survivances du fantastique au xxe siècle : l’auteur y retrace la manière dont le genrehistorique s’est progressivement désintégré pour se disséminer de manière fragmentaire – en tant que « mode narratif » – dans les œuvres d’écrivains majeurs tels que Kafka, Pirandello, Cortázar, Borges, Nabokov, Aragon et Breton. E. Puglia analyse la manière dont les récits de ces auteurs « attestent à la fois de la désintégration du fantastique et de sa survie » (p. 245), au sens où ils reconfigurent et resémantisent « les objets auratiques et les objets spectraux, qui condensaient le manichéisme du genre historique » (p. 245) pour affronter des problèmes qui leur étaient contemporains. Cette inscription de topoi modernistes dans une généalogie qui remonte à Hoffmann est indispensable, dans la mesure où les historiens de la littérature sont souvent oublieux du genre fantastique, perçu à tort comme marginal. Dans From Paris to Tlön: Surrealism as World Literature (Bloomsbury, 2018), par exemple, Delia Ungureanu suit la diffusion mondiale de « l’objet surréaliste », et en trouve des traces chez Nabokov et Borges, qui auraient subi l’influence directe des surréalistes parisiens. Le livre de E. Puglia indique qu’une telle généalogie est trop courte, et que ces deux écrivains sont au moins autant redevables aux auteurs fantastiques que les surréalistes l’étaient eux-mêmes. Il Lato oscuro delle cose nous rappelle ainsi que si le fantastique est le côté obscur de l’histoire littéraire moderne, son rayonnement n’en est pas moins éclatant.