Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Février 2021 (volume 22, numéro 2)
titre article
Francis Walsh

On ne devient pas soi‑même tout.e seul.e

One does not become oneself alone
Kate Kirkpatrick, Devenir Beauvoir. La force de la volonté, trad. Clotilde Meyer, Paris : Flammarion, coll. Biographies, 2020, 573 p., EAN : 9782081513334.

1Le récit s’ouvre sur un jour sans date de l’année 1927 : la jeune Simone de Beauvoir, qui, à cette période, aspire à découvrir une philosophie capable d’orienter son existence, discute avec son père de ce qu’« aimer » signifie. Elle écrit dans son journal : « quand je pense à ce que papa entend par ‘aimer’ et ma discussion avec lui l’autre soir : services rendus, affection, reconnaissance ! que de gens donc n’ont jamais connu l’amour1! » Cette scène ne saurait rivaliser avec la fameuse discussion où Beauvoir concède la philosophie à Sartre près de la fontaine de Médicis, ou encore avec le légendaire « pacte polyamoureux » qui liera les amants par la nécessité (p. 24‑25). Il ne s’agit pas d’une scène originelle, fondatrice d’un mythe qui colorerait toute une vie, toute la réception d’une vie. Il s’agit plutôt d’un moment d’affirmation de soi, d’une critique d’une forme de vie qui devra être constamment répétée, renouvelée, pensée, choisie, parfois difficilement. Autrement dit, c’est un point à l’intérieur d’un mouvement vivant, d’un devenir où la réflexion et le vécu s’entrecroisent, s’orientent, se désorientent et se recouvrent parfois.

2Privilégiant les vicissitudes du devenir à la cohérence interne du mythe, Kate Kirkpatrick prend le contre‑pied d’une lecture traditionnelle (et souvent machiste) de la vie de Beauvoir, lecture qui tend à confiner l’autrice dans le rôle de compagne et de disciple philosophique de Sartre : Grande Sartreuse, Reine de l’existentialisme, homologue féminin de Sartre... La publication en français de cette biographie marque par la même occasion une étape importante dans le travail de revalorisation de la figure de Beauvoir initié notamment dans les milieux universitaires féministes anglo‑saxons au courant des années 1990 et au début des années 2000. Les travaux de nombreuses philosophes, par exemple ceux de Margaret A. Simons auxquels K. Kirkpatrick se réfère explicitement, avaient déjà permis de démontrer que Beauvoir, par l’originalité de ses thèses et l’étendue de son champ d’influence, devait être lue comme une philosophe à part entière2. L’ouvrage de K. Kirkpatrick poursuit cet effort de redécouverte de Beauvoir en la resituant au centre de sa vie interpersonnelle. En un sens, K. Kirkpatrick effectue pour la biographie un geste similaire à celui qu’avait posé Eva Gothlin pour le Deuxième sexe : elle démultiplie les sources d’influences (philosophiques, culturelles, affectives), décentre le rôle de Sartre et fait émerger, comme englobant cette multiplicité, une singularité3.

Les passions de Beauvoir

3De nombreux matériaux biographiques récemment mis à la disposition des chercheur.se.s justifient largement cette relecture, je pense tout particulièrement aux correspondances de Beauvoir avec Jacques‑Laurent Bost, Nelson Algren et Claude Lanzmann. Ces lettres, auxquelles les biographes de Beauvoir n’avaient jusqu’alors pas eu accès4, dévoilent en effet une Simone de Beauvoir beaucoup plus passionnée, plus amoureuse que le Castor des lettres à Sartre. Mais que faire, alors, de Sartre, de l’originalité des rapports que Beauvoir a entretenus avec lui pendant plus de 50 ans ? Selon K. Kirkpatrick, qui reprend le mot même de Beauvoir, il aura été l’« ami incomparable de [s]a pensée5 » (133), c’est‑à‑dire moins la source que le « catalyseur » de sa pensée (271), moins l’amour nécessaire que le compagnon de route de sa « grande aventure d’être [s]oi6 » : leur relation est « fondée sur la vérité plus que sur la passion » (162). Beauvoir retrouve alors, d’un seul geste, l’autonomie intellectuelle et affective qu’une certaine réception pensait pouvoir lui retirer, sans pour autant que ne soit sacrifié Sartre – ni une certaine vulnérabilité, certains doutes. Plus important encore, selon K. Kirkpatrick, cette tension entre le soi et les autres, entre « être soi‑même sa propre cause et être un produit façonné par les autres » (23), est précisément le champ de problématisation à partir duquel Beauvoir construit une pensée originale et donne forme à sa vie.

Soi & l’autre

4La contradiction dans laquelle Beauvoir se sent très jeune compromise, « se dévouer aux autres ou vivre pour soi » (69), elle aurait su la renverser en une dynamique de changement, un point pivot ouvrant la possibilité de « vivre philosophiquement » (125), de modeler sa vie par la force de sa volonté. Bien avant sa rencontre avec Sartre, elle pense sa vie et celles des autres, le dévouement de sa mère et l’égoïsme de son père (84), sa vocation d’écrivaine et son amour pour Jacques. Déjà, elle découvre à travers son admiration pour Zaza le conflit entre la vision du « dedans » et du « dehors » (55) qui parcourra son œuvre. Déjà, elle pense cette tension entre vivre « pour [elle]‑même » et « pour autrui7 » (93). Déjà, la philosophie seule lui semble trop abstraite pour aborder ces problèmes vivants, ce qu’elle fera littérairement avec L’Invitée une dizaine d’années plus tard en interrogeant la morale du couple qu’elle aura depuis formé avec Sartre (234).

5Autour de la Guerre, la tension entre le moi et l’autre trouve alors une double extension morale et sociohistorique. Dans Pyrrhus et Cinéas, « Œil pour œil » et Pour une morale de l’ambiguïté, Beauvoir poursuit sa réflexion philosophique sur le dedans‑dehors en développant la notion d’ambiguïté : l’être humain est « à la fois sujet et objet, à la fois conscience et matière » (265). Il doit alors prendre soin de ses actes dans un monde déjà modelé par autrui, se choisir en situation. Lors de son voyage en Amérique, guidée par ses ami.e.s Ellen et Richard Wright, elle s’étonne de l’oppression quotidienne des milieux noirs et s’interroge sur la situation des femmes, notamment celle des femmes professionnelles qui, comme elle‑même peut‑être, ressentent un trouble dans leur féminité (284). Or, ce voyage en Amérique est également la scène de la rencontre avec Nelson Algren, le grand amour passionné de Beauvoir.

6C’est lors de ces années que Beauvoir entreprend donc le vaste chantier qui la mènera au Deuxième Sexe, l’ouvrage étant le fruit de la rencontre de préoccupations personnelles (301), philosophiques et historiques. La question de l’ambiguïté (moi‑autre, dedans‑dehors, sujet‑objet) est étendue à celle de l’aliénation historique d’un groupe d’individus, les femmes, et à la construction sociale d’un Autre : la femme. Mais avec Le Deuxième Sexe, il ne s’agit pas seulement pour Beauvoir, comme le souligne K. Kirkpatrick, d’insister sur l’oppression des femmes et sur les aspects socialement construits de l’expérience féminine. Il s’agit plutôt de souligner le rôle de « l’objectification sexuelle du corps des femmes […] dans la perpétuation de cette oppression » (320) et, ce faisant, de critiquer les différentes formes d’amour socialement admises – cette critique est préfigurée par Le Sang des autres (253). Cette aventure philosophique, rappelons‑le, se joue sur fond d’un amour passionné pour Nelson qui la plongera dans un dilemme personnel. L’œuvre, ici comme ailleurs, est en tension avec la vie. Elle trouvera également un prolongement personnel dans un amour réciproque avec Claude Lanzmann, le seul amant que Beauvoir ait jamais tutoyé (336).

L’aventure d’être soi

7À partir du milieu des années 1950, les choses s’accélèrent : après le Prix Goncourt pour Les Mandarins, les engagements : guerre d’Algérie, prise de position en faveur de la Chine, luttes féministes. Et, en tension avec ce mouvement de politisation, un désir de se dire : les débuts du vaste cycle mémoriel avec Les Mémoires d’une jeune fille rangée. L’histoire semble se mélanger à l’aventure d’être soi : K. Kirkpatrick propose alors que « faire le récit de sa vie était pour Beauvoir un moyen parmi d’autres de concrétiser ses convictions politiques » (359). Dans tous les cas, cette liaison forte entre le sujet et l’histoire ne se démentira plus : lutte pour l’avortement, soutien à Djamila Boupacha, retour à la question de l’« objet » autour d’un thème à la fois personnel et général avec La Vieillesse, réflexion sur la « vraie femme » (432). Beauvoir n’aura jamais arrêté d’être soi, c’est‑à‑dire de devenir elle‑même, même après le décès de l’ami incomparable.

8Mais si Sartre est moins l’amoureux que l’ami incomparable, pourquoi Beauvoir, dans ses Mémoires, atténue‑t‑elle son dilemme de jeunesse entre Jacques, Maheu et Sartre ? Pourquoi se présente‑t‑elle philosophiquement inférieure à Sartre ? Pourquoi garde‑t‑elle le plus souvent le silence sur sa propre influence sur Sartre ? Bref, pourquoi ne présente‑t‑elle qu’une « vérité mutilée » (404) ? Cette question revient, comme un refrain, tout au long de l’ouvrage de K. Kirkpatrick, qui y répond avec prudence. Elle oscille en effet entre la thèse de la modestie et celle de la stratégie féministe : « Encore une fois, on ne saurait dire si ce silence relève de l’autodépréciation, d’une forme de modestie ou d’une stratégie délibérée pour ne pas donner aux lecteurs une image trop distante d’elle‑même. » (406) Beauvoir ne serait‑elle devenue un modèle crédible pour les lectrices des années 1950 qu’au prix du sacrifice d’un des principaux moteurs de sa volonté ? K. Kirkpatrick a le mérite de ne pas trancher, de conserver certaines ambiguïtés, certaines incertitudes. Elle montrera Beauvoir, par exemple, se questionnant elle‑même sur son très grand dévouement à Sartre (372). Cependant, les dernières sections de l’ouvrage auraient probablement pu bénéficier d’une analyse pour ainsi dire littéraire des Mémoires, une analyse similaire à celles que K. Kirkpatrick conduit avec une efficacité remarquable lorsqu’il est question des romans de Beauvoir. En observant la logique interne de leur développement plutôt que d’interroger leurs omissions, en analysant leur processus qui va vers une toujours plus grande incorporation de l’Histoire, peut‑être aurait‑il été possible de saisir conjointement la diversité des engagements et préoccupations de Beauvoir, le choc de la Guerre d’Algérie et le besoin qu’elle aurait alors ressenti de se « recentrer sur [elle]‑même afin de compenser l’éclatement du monde8 ». Peut‑être aurait‑il été également possible, par la même occasion, de replacer la « vérité littéraire » (404) des Mémoires dans le mouvement d’ensemble de la tension dedans‑dehors, soi‑autre, en interrogeant la notion d’« universel singulier9 », cet empiètement des situations les unes sur les autres, dont l’horizon est la totalité.


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9Néanmoins, grâce à l’intelligence de ses commentaires philosophiques et littéraires, à l’intérêt certain de ses analyses de la réception de l’œuvre de Beauvoir et à la finesse avec laquelle ses commentaires et analyses colorent et sont colorés par les événements de la vie, l’ouvrage réussit à communiquer un mouvement vivant, un devenir. Une telle communication étant, selon Beauvoir, le défi de l’écriture littéraire, on n’en espérait pas moins de sa biographie.