Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Décembre 2020 (volume 21, numéro 11)
titre article
Christophe Cosker

Le Paradigme de la preuve, des sciences sociales à la recherche en littérature

The Evidence Paradigm, from social sciences to literature research
Howard S. Becker, Faire preuve. Des faits aux théories, Paris : La Découverte, coll. « Grands repères/guides », 2020, EAN 9782348037672, 286 p.

C’est la combinaison de trois éléments – données, preuves, idées (ou « théories », « concepts ») — qui permet aux sociologues de se convaincre eux-mêmes, de convaincre leurs pairs, voire un public plus large, qu’ils ont trouvé quelque chose de vrai, plutôt qu’une coïncidence accidentelle1.

1Howard S. Becker est notamment l’auteur d’Écrire les sciences sociales2, un ouvrage particulièrement utile sur l’expérience concrète de l’écriture de la recherche en sciences humaines. Le présent ouvrage, comme celui qui vient d’être cité, fait du bien à l’impétrant en recherche — en particulier le doctorant — ainsi qu’au chercheur solitaire. L’essai dont nous rendons ici compte a été publié aux États‑Unis sous un titre d’une fausse clarté : Evidence. Dans sa postface, Christine Merllié‑Young, la traductrice, revient sur le statut de faux-ami d’un terme dont elle indique la richesse sémantique, en particulier dans le domaine philosophique. Il convient encore d’y ajouter le domaine rhétorique, tel notamment que le conçoit l’Académicien Marc Fumaroli qui, dans Héros et orateurs, aborde l’evidentia comme une « régénération qu’il [l’écrivain] a opérée sur les clichés, usés par le temps, qui hantent la mémoire de ses contemporains3 ». Le nouvel essai d’H. S. Becker interroge donc le rapport entre preuve et « évidence », centrant la démonstration sur le premier concept. Se situant à la charnière entre les faits et les théories, l’auteur se fonde sur la distinction entre recherches quantitatives et qualitatives pour mieux montrer l’artificialité de cette discrimination. Définissant la preuve comme une certaine relation — toujours à questionner et remettre en question — entre théorie et pratique, il opère une fusion entre preuve et « évidence », conformément au paradigme de la série policière où la preuve, concrète ou abstraite, est ce qui permet au détective de retrouver le coupable. La preuve se trouve donc à l’intersection entre fait et théorie. Elle est fragile parce qu’on peut la manipuler en tant que fait au service d’une théorie. Elle est toujours transitive, en tant que preuve de quelque chose. Résultat de la science, elle se construit dans un équilibre précaire, cherchant à saisir un rapport juste, au sens musical du terme — et ce n’est pas un hasard si l’auteur est aussi musicien — entre les données et les idées. Dans cet ouvrage de méthode, l’auteur pointe du doigt les défauts, les insuffisances et les contrefaçons de la recherche en sciences sociales ; mais il met en aussi en valeur le travail du chercheur, qu’il soit amateur ou chevronné. Laissant de côté les grands thèmes sociologiques comme le recensement ou le suicide, nous rendrons compte du présent ouvrage dans la perspective restreinte de l’intérêt du chercheur en littérature. Pour ce faire, trois aspects ressortent : les modalités de construction des connaissances, l’opposition entre deux paradigmes de recherche (Linné versus Buffon) et quelques-unes des sources d’erreurs signalées par l’auteur.

Le cercle de construction des connaissances

2Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage de méthode, l’essai d’H. S. Becker ne se présente pas comme un livre abstrait. Il met au contraire en scène, de façon concrète, les trois protagonistes de la recherche en sciences sociales :

Données, preuves et idées forment véritablement un cercle d’interdépendances, on peut se déplacer dans les deux sens du cercle. On peut suivre l’itinéraire classique, où l’on avance les données que l’on a produites pour tester des idées déjà formulées. On peut également se servir de données qui ne correspondent pas à ce que l’on attendait pour formuler de nouvelles idées. Selon la direction prise, différentes méthodes de collecte et d’analyse de données s’imposeront sans doute. Les deux directions fonctionnent et produisent des résultats utiles. Certains chercheurs se spécialiseront dans des travaux allant dans une direction, cherchant des mesures de plus en plus fines pour produire des données permettant de vérifier les idées avancées par eux ou par d’autres. D’autres iront à rebours, en quête de données dont le caractère inattendu suggèrera de nouvelles idées. (p. 36)

3Ainsi les trois protagonistes de la recherche en sciences sociales sont-ils la donnée, la preuve et l’idée, vocables utilisés le plus souvent au pluriel. Pour le littéraire, la donnée coïncide souvent avec le texte, du corpus au fait littéraire ; et l’idée renvoie à la méthode : sociologie de la littérature, francophonie, analyse du discours… La donnée se transforme en preuve qui permet de vérifier — confirmer ou infirmer — une idée. H. S. Becker convoque la figure géométrique du cercle pour indiquer la circulation entre les trois éléments d’une recherche. Dans le cas qui nous intéresse, c’est le chercheur en littérature qui transforme le texte en preuve en extrayant un passage qu’il délimite et transforme en citation au service d’une démonstration. Les découvertes d’un chercheur n’ont pas toujours un statut clair et le point de départ peut être une donnée ou une idée. De même en littérature, une méthode ou un texte peuvent être premiers en fonction des goûts et des intérêts du chercheur. La recherche apparaît néanmoins rapidement comme vectorisée de deux façons, que celui qui s’y livre procède, de façon inductive, des données aux idées ou, inversement, de façon déductive, des idées aux données censées les prouver. Cette vectorisation permet une typologie des chercheurs dans leur attitude face au travail.

Deux modes de raisonnement construisant des preuves : Linné versus Buffon

4H. S. Becker rappelle l’une des querelles les plus fréquentes en sciences sociales, celle entre les recherches dites quantitatives et celles dites qualitatives. L’ouvrage entier vise à démontrer le caractère nul et non avenu d’une telle distinction, car toute recherche de valeur se construit à la fois à partir de chacune de ces deux façons d’envisager un problème. En revanche, le cercle de construction des connaissances précédemment évoqué invite à opposer deux paradigmes de recherche, qui ont chacun leur champion en sciences naturelles, à savoir Linné et Buffon :

Linné proposait un modèle préétabli de classification dans lequel les savants pouvaient insérer les informations produites par leurs recherches. Le travail était achevé lorsque toutes les cases du modèle étaient remplies de données. À l’opposé, Buffon proposait de faire de la construction de la grille de classement la grande tâche à accomplir, tâche qui ne prendrait jamais fin, pensait-il, car de nouvelles données inattendues déborderaient continuellement des cases existantes, requérant un réaménagement des idées dans des schémas et des arguments entièrement neufs. (p. 37)

5Même si le geste de chaque chercheur n’est pas intégralement réductible à cette approche, Howard S. Becker entend faire de Linné et de Buffon, de façon contrastée, deux parangons de la recherche. Linné apparaît alors comme le type du chercheur déductif, puisque son modèle de classification précède l’expérience qui doit le vérifier. Du point de vue des études littéraires, il s’agit de partir d’une théorie pour aboutir au texte qui la prouve. Buffon, de son côté, procède de manière inductive, construisant ses connaissances au fur et à mesure de son observation des cas. Pour le littéraire, il s’agit alors de partir du texte pour en construire la lecture. Ces deux façons d’aborder le règne végétal sont d’autant plus importantes que les sciences sociales recourent souvent aux sciences de la nature comme à un paradigme idéal, devant être imité, à l’instar du réfrigérateur de Balibar. Cet objet a été fabriqué à la demande du scientifique pour permettre d’observer des phénomènes au zéro absolu. Il est, pour S. Becker, le symbole du fait que le chercheur ne doit pas se contenter de ce qui existe pour mesurer un phénomène, et ne pas hésiter à construire un outil sur mesure.  Pour autant, l’auteur met en garde contre l’application trop stricte d’une des deux méthodes au détriment de l’autre, chacune comportant avantages et inconvénients. Une grille trop stricte occultera certains phénomènes et, à l’inverse, l’absence de grille ne permet pas d’ordonner ou de formaliser le moindre résultat. En littérature, la recherche féconde se situe entre le texte et la méthode, le texte permettant au chercheur d’ajuster sa méthode, c’est-à-dire de la renouveler et de la rendre exacte par rapport à l’objet étudié.

De quelques sources de l’erreur

6Le présent ouvrage peut enfin se lire comme une autobiographie intellectuelle d’H. S. Becker, retraçant son itinéraire de chercheur de ses débuts jusqu’à aujourd’hui. On trouve en effet des éléments sur sa carrière de musicien et les travaux de recherche qu’elle lui a permis de produire, sur ses travaux avec d’autres chercheurs, ainsi que sur sa façon, réelle ou virtuelle, d’encadrer les doctorants. À chaque fois, la morale qui se dégage de l’ouvrage est la même. La preuve est chose fragile et les erreurs, risque constant. Ses sources gravitent autour du questionnaire. Un équivalent littéraire pourrait résider dans le choix d’une édition avec ses partis pris. En effet, celui-ci peut être asserté de façon contre-productive au sujet de l’enquête par un vacataire trop pressé ou trop zélé, ce que l’auteur appelle déviance occasionnelle :

Ces enquêteurs, explique Peneff [sociologue empiriste connu notamment pour ses travaux sur le monde médical et son intérêt pour les questions de méthode], ajustaient la formulation des questions et la forme de l’entretien pour que tout se passe bien. Ils entretenaient l’implication et la coopération de l’enquêté, tout en satisfaisant aux exigences de la hiérarchie. L’article fournit un catalogue complet des modes de subversion des règles et instructions de la direction, qui permettent à ces travailleurs de venir à bout de leurs tâches – un thème classique de l’analyse sociologique de toutes sortes de situations de travail. (p. 25)

7L’enquêteur zélé est celui qui, au lieu de donner droit au questionnaire et au questionné, construit un filtre qui empêche l’interaction souhaitée entre les questions et les réponses. H. S. Becker signale également la propension des sujets interrogés à « créer des récits confortant une image d’eux-mêmes qui leur plaît » (p. 184), sirène à laquelle il pense que Pierre Bourdieu a parfois succombé lors de la construction de sa théorie de la culture de classes. On peut faire un parallèle avec toute la mythologie qui entoure la littérature et conditionne une attitude de révérence peu propice à la recherche scientifique. En outre, la tendance d’une personne interviewée à l’assentiment ou au dissentiment peut obvier les résultats, mais il est difficile de proposer un même questionnaire à une même personne sous des formes différentes. Les préjugés inconscients du chercheur peuvent aussi falsifier les résultats d’une recherche ; et Howard S. Becker revient sur quelques-uns des siens, en musique notamment. Il se rend ainsi compte que ses recherches sur les musiciens de la génération qui le suit — et son soupçon de leur illégitimité — a pour pendant la façon dont lui-même fut traité au début de sa carrière. Enfin, certaines institutions donnent des réponses qui remettent en cause les questionnaires, comme les études sur le suicide qui renseignent en réalité davantage sur cette catégorie aux yeux du médecin légiste ou encore les enquêtes sur le milieu de la drogue qui en apprend davantage sur les stratégies des policiers. De même, en littérature, une recherche peut parfois en dire autant sur le chercheur que sur l’auteur étudié et autant sur la méthode que sur le texte ainsi questionné.


***

8En conclusion, Evidence est un ouvrage qui permet au chercheur en littérature de transposer quelques-uns des raisonnements de la recherche en sciences sociales en général et en sociologie en particulier. En effet, les connaissances littéraires sur les auteurs et leurs livres se construisent de la même manière et le chercheur en littérature oscille également entre induction et déduction. S’il travaille de façon moins systématique sur une matière vivante et multiple, il ne doit pas moins se méfier de sa façon d’interpréter les textes, dans ce tête-à-tête solitaire appelé lecture. Face à l’augmentation du nombre de théories littéraires ainsi que face à l’importance de la bibliothèque de l’humanité, le rôle du chercheur est de construire la bonne interaction entre texte et idée pour prouver quelque chose littérairement. L’essai d’Howard S. Becker construit et déconstruit la fabrication de la preuve en sciences sociales, montrant clairement l’importance de la possibilité d’erreur. Dans une bibliothèque idéale, cet ouvrage trouve sa place entre la Logique d’Aristote et ses réflexions philosophiques sur le rapport entre opinion et connaissance d’une part, et l’histoire de la raison comme genre culturel par François Châtelet4 de l’autre.