Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Septembre 2020 (volume 21, numéro 8)
titre article
Hélène Baty‑Delalande

Des expériences & des voix : dire la prison

Experiences and voices: telling the prison
Régis Salado et Carine Trevisan (dir.), Écrits, images et pensées de prison, Paris : Hermann, coll. « Cahiers Textuel », 2019, 332 p., EAN 9791037002235.

« Les condamnés n’ont pas à se plaindre : depuis le temps qu’ils ont la parole, ils ont eu l’occasion de dire ce qu’ils avaient à dire1. » (Michel Foucault)

1Issus d’un colloque qui s’est tenu en décembre 2017 à l’université Paris Diderot, les textes réunis par Régis Salado et Carine Trevisan sous le même titre Écrits, images et pensées de prison prennent une résonance singulière pour qui les lit peu de temps après l’expérience collective du confinement du printemps 2020. Cette période aura exposé, plus que jamais, l’importance du lien imaginaire entre littérature et claustration2 — sous les diverses formes de la retraite ou du retrait, du huis‑clos, de la cellule ou de la chambre, et de la capacité (dûment romantisée) de la littérature à restaurer une forme de maîtrise du temps, de la pensée, de notre capacité à habiter le monde, même en quarantaine. Mais l’expérience de la prison échappe très largement à ce type de représentations d’un enfermement paradoxalement fécond. Les deux maîtres d’œuvre du volume le revendiquent dès leur avant‑propos : il ne s’agira pas ici de poursuivre des réflexions théoriques sur la prison comme institution ou comme système (ou comme clef d’un système), ni d’analyser le motif carcéral, ses formes et ses enjeux, dans une vaste histoire littéraire3. Non : c’est l’expérience qui prime ici, et la manière dont l’écriture (ou le film) peut en ressaisir la singularité et la brutalité pour celles et ceux qui l’ont faite.

2Dans cette perspective, ce volume s’inscrit dans le renouveau des études sur les textes issus d’expériences carcérales observable depuis une quinzaine d’années4. L’accent y est porté sur la manière dont l’enfermement et les violences subies en prison conduisent à la « constitution d’un régime d’écriture du moi dans des conditions sociopolitiques et idéologiques nouvelles », dont l’enjeu se résume à une exigence nue : « ne pas mourir en prison et, pour cela, s’inventer soi‑même5 ». L’ouvrage dirigé par R. Salado et C. Trevisan est quant à lui aimanté par les expériences actuelles de l’incarcération ; si les premiers articles évoquent des textes du xvie et du xviie siècle, l’essentiel des analyses porte sur des œuvres modernes et contemporaines, débordant largement le cadre français. Il s’agit moins cependant de faire l’inventaire d’un ensemble de processus de subjectivation, déclinés au fil du temps et des conditions de détention, que d’analyser les formes concrètes, sensibles, que peut prendre le compte rendu de l’épreuve, dans l’écriture ou dans le film.

De l’intérieur

3« De l’intérieur » : dans leur avant‑propos, les deux maîtres d’œuvre de ce collectif insistent sur ce parti pris essentiel, qui caractérise à la fois les divers textes et films « de prison » qui constituent le large corpus d’étude du livre, et le regard critique qu’ils suscitent. La dernière section, intitulée « Récits », présente une série de textes qui mettent en œuvre ce regard de l’intérieur, au présent, et dans la proximité de l’expérience partagée. On lit ainsi des extraits de chroniques rédigées par deux enseignantes intervenant en prison, Aude Siméon et Natacha Lallemand, évoquant le caractère aussi nécessaire qu’incongru de leur présence dans cet univers clos, et la résonance singulière des textes (de Rimbaud, de Yourcenar, de Camus…) entre les murs de la prison de Fresnes, mais aussi des pages de carnets rédigés en détention par Jean‑Christophe Sidoit (Attente) et Marixol Iparraguirre Guenetxea. Ces derniers textes sont à la fois le point d’aboutissement et le point de fuite d’un livre qui s’ouvre sur l’analyse d’un long poème d’Odet de la Noue, rédigé durant son incarcération dans une prison de Flandres au xvie siècle, puis qui, en suivant un ordre chronologique, propose un parcours des prisons royales françaises (Viau, Brienne le Jeune, Sade) à la centrale de « Noirlieu » dans La Fille Elisa (dont celle de Clermont‑de‑l’Oise fournit le modèle) ou aux appartements du chef de la police romaine, au xixe siècle dans Tosca. La suite de l’ouvrage est consacrée à des écrits issus des prisons et des camps du xxe siècle, puis à des expériences contemporaines, en Amérique, en Syrie, et aux portes de Paris, donc : la prison de Fresnes et le centre pénitentiaire de Réau. Une section intermédiaire s’attache au cinéma de prison : De sang froid, de Richard Brooks, mais aussi le travail de deux réalisateurs, Anush Hamlzehian et Janusz Mrozowski, invitent à réfléchir sur les conditions du regard posé sur la prison et sur les enjeux singuliers de la mise en scène pour se rapprocher des corps des prisonniers au cinéma. De l’intérieur, et tout près : ces deux exigences à la fois éthiques et esthétiques animent toutes les contributions à ce volume — il n’est que de lire la liste des « notices des contributeurs », où figurent par ordre alphabétique aussi bien les spécialistes de littérature ou de cinéma que les enseignantes intervenant en prison et les détenus auteurs des textes donnés à lire à la fin du volume6.

La réalité carcérale

4La perspective est résolument diachronique et interdisciplinaire : comment penser la « condition carcérale », à partir des écrits, des images qui en livrent l’expérience ? Il s’agit moins ici de proposer une vision panoramique et nécessairement incomplète de diverses expériences de la prison et, indissolublement, de l’écriture de la prison (ou du laboratoire carcéral), que de saisir dans le détail de chacune des situations la singularité d’une épreuve et la puissance d’une mise en œuvre de cette épreuve (y compris dans les cas où l’écrivain ou le cinéaste n’a pas lui‑même été incarcéré). Les contributions ici réunies affrontent directement la réalité de la prison comme ébranlement intime, sinon comme destruction systématique du sujet, et comme microcosme qui engage souvent une pensée politique. Il n’y est guère question de justice, de faute ou de repentance, mais de la privation de liberté, de la souffrance des corps, de l’étirement du temps, de l’urgence et de la nécessité de dire aussi la barbarie la plus innommable. Comment l’écriture de soi peut‑elle ainsi devenir le creuset d’une résistance à la sidération ? Quelles formes pour dire l’accommodement, parfois, mais plus souvent la révolte ? Quels choix d’écriture pour rester vivant ? Comment éviter de céder à la complaisance ou à l’obscénité, en donnant à voir le figement radical de l’emprisonnement, le dénuement et la violence de la prison ? Envisager les écrits et les images de prison conduit l’ensemble des contributeurs à interroger la radicalité d’une condition individuelle dont le plus petit dénominateur commun est la privation de liberté (s’inscrivant toujours, bien entendu, dans un contexte socio‑historique déterminant), les ressources du langage et de l’écriture pour affronter l’épreuve physique et morale de l’incarcération et le risque de la dissolution intime.

5Aucune des contributions ne néglige ici la singularité radicale des conditions de l’écriture ou des enjeux de la représentation « de l’intérieur » de la prison, fût‑ce par un écrivain qui ne subit pas lui‑même cette épreuve (tels Hugo, Goncourt ou Capote). Les voix carcérales ne sont pas réduites à leur puissance testimoniale, et la prise en charge des enjeux esthétiques des textes envisagés ne va jamais sans réflexion sur la pratique subjective qu’ils supposent. Si attestation il y a, elle est avant tout l’attestation d’une condition carcérale qui détermine radicalement une vie, un rapport à la parole, à l’écriture et au monde. Il n’est évidemment pas question de dégager un modèle du récit de prison, mais on trouvera néanmoins au fil des analyses esthétiques croisant des enjeux éthiques des formes ou des structures récurrentes : la pensée de situations‑limites, entre résistance et effondrement de soi, le rapport au temps, l’aliénation du corps, le secret ou le silence comme ressource fondamentale, la tentation du cri ou du délire, la violence du pouvoir dominant, à l’exclusion de toute considération morale.

Regards externes

6Six articles s’attachent à des œuvres saisissant l’expérience carcérale de l’extérieur, à travers la fiction ou le documentaire. R. Salado montre ainsi comment l’incarcération des criminels conduisit Truman Capote à une impasse à la fois narrative et éthique, à la fin de la rédaction de De Sang froid, l’exécution devenant un dénouement insoutenable mais nécessaire après la longue attente du couloir de la mort. L’adaptation cinématographique de Richard Brooks témoigne également de la singularité du moment de l’incarcération des deux assassins : comme le montre Anne Goliot‑Lété, la fin du film semble affranchie de tout réalisme, alors même que la critique du système carcéral se fait explicite. Les entretiens menés par Gaspard Delon avec les réalisateurs A. Hamzehian et J. Mrozowski, auteurs de documentaires sur la prison, soulignent à cet égard l’importance de la proximité voire de l’immersion dans l’univers carcéral, pour éviter le double écueil du « voyeurisme et [de l’]indifférence » (p. 282). La fiction, qui autorise l’immersion dans l’intériorité des personnages, semble permettre de saisir la violence de la vie en prison à travers le creusement d’une subjectivité menacée. Hugo restitue ainsi la « chambre d’écho d’une réalité étouffante » (p. 247), dans Le Dernier jour d’un condamné, finalement assez proche des formes d’autorégulation et de décharges émotionnelles à l’œuvre chez des personnes actuellement incarcérées et dont Stéphanie Smadja a pu étudier les « carnets endophasiques » destinés à saisir les mouvements de leurs discours intérieurs. Il n’y a même plus de chambre d’écho chez Elisa, l’héroïne des frères Goncourtp. loin de la représentation romantique de la prison comme expérience d’une subjectivité reconquise, la prison n’autorise que le surgissement dérisoire d’hallucinations heureuses accompagnant les derniers moments du personnage, retrouvant in extremis les vastes horizons de son enfance, comme une revanche dérisoire : une « épiphanie de l’effacement » (p. 100), selon Paule Petitier. L’opéra peut restituer une version musicale de cette épiphanie paradoxale, sous l’aspect de la discordance et de l’écart du cri dans la Tosca de Puccini, comme le montre Marc Benveniste.

Regards internes

7Écrire à partir de la prison, c’est au contraire à la fois penser et figurer la contrainte, y compris dans une sorte d’emballement de l’écriture, qui semble s’exonérer de toutes les règles. Les lettres de prison de Sade commentées par Marc Hersant peuvent ainsi apparaître une « macération imaginaire » : le creuset infantile et fantasmatique de l’œuvre à venir. De même, les Mémoires rédigés en prison de Brienne le Jeune se caractérisent par leur « excentricité » stylistique (p. 59) selon Claire Quaglia ; l’éloge paradoxal de la prison qui s’y trouve se donne à lire à travers l’hybridation de voix diverses, surgies au fond de la solitude. Reprenant à nouveaux frais l’analyse du genre de l’éloge paradoxal de la prison, Jean Vignes montre à travers l’exemple d’Ode de la Noue qu’au‑delà du caractère plaisant de la déclinaison de motifs convenus, écrire l’emprisonnement revêt des enjeux moraux et que l’incarcération devient la condition même de l’écriture. Il n’y a plus guère de caractère plaisant dans le « cachot noir » de Théophile de Viau, certes, mais là encore, Pascal Debailly montre combien la forme et l’élan même de l’écriture poétique sont profondément empreints de cette expérience terrible, qui fait surgir un nouveau « je » et détermine un nouveau lyrisme. La prison devient chez certains écrivains le lieu même d’où sourd l’écriture, entre accommodement et transfiguration tragique, entre posture littéraire (comme le montre le cas de Giono, étudié par Anabelle Marion, qui fait de ses mois d’emprisonnement le temps mythique d’une retraite imaginaire) et détermination existentielle (comme pour Albertine Sarrazin, qui fait de l’écriture un « espace de libération » (p. 172) irréductible à la plainte ou à la colère ; la prison, « symbole d’infamie » (p. 175) ne cesse cependant d’y être exposée et réfléchie, selon Marie‑Françoise Lemonnier‑Delpy).

La terreur

8Dans certaines expériences carcérales, la privation de liberté se double d’une terreur sans nom, quand la dignité, la vie même sont délibérément menacées. L’écriture répond alors à l’exigence de la survie et du témoignage. Parfois la déshumanisation peut laisser place à une sorte de formation de la conscience, au cœur du système pénitentiaire, comme le montrent Patrick Hochart à propos de Mon Témoignage de Martchenko ou Alain Parrau à propos de Geneviève de Gaulle, qui trouve dans la radicalité absolue du dénuement, au « secret », à Ravensbrück, la forme d’une épreuve « sous la puissance du mal et la résistance de l’espérance » (p. 141). Chez Arthur Koestler, la conjuration du « progressif anéantissement de son être » (p. 121) n’est possible que grâce à la tenue d’un journal, pour rythmer et méditer le temps et restaurer une forme de lien avec le monde. Mais l’épreuve débouche sur le vertige d’une aliénation sans issue, comme le montre C. Trevisan, aliénation que le sujet ne peut que tenter de ressaisir. Face à la barbarie absolue des systèmes concentrationnaires syriens, surgit aujourd’hui une « littérature testimoniale hostile à la martyrologie carcérale » (p. 234) ; la reconquête de la dignité, la dénonciation de la terreur et du silence peuvent aussi passer par la fictionnalisation de l’expérience carcérale. Le simple rappel des faits, des noms, des trajectoires individuelles, dans l’article que consacre Catherine Coquio à la « littérature de prison » syrienne, est aussi, en soi, une manière de témoigner contre ce « lieu fermé hermétique au temps » qu’est cette version « absolue » des prisons d’aujourd’hui. Nommer, donner voix, restaurer une forme de vérité : c’est ce qui forme également l’enjeu du travail de Crystel Pinçonnat sur le système carcéral nord‑américain, qui met au jour les formes de déshumanisation barbare du sujet emprisonné arbitrairement, en l’absence de sang versé. Là encore, c’est en donnant voix aux prisonniers, en donnant à lire le parcours et le témoignage d’un immigré d’origine syrienne, Abdulrahman Zeitoun, que les textes peuvent ré‑humaniser des sujets broyés par une mécanique qui n’a de judiciaire que le nom.


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9Lire ces écrits de prison, apprécier ces images de prison, ce n’est donc pas seulement y reconnaître une expérience‑limite fondant la possibilité d’un geste esthétique ; la précarité, la contrainte, la violence extrême sont moins les objets de l’écriture que la condition même de la création, bien au‑delà de son contexte. Il n’y a d’ailleurs pas de condition commune du prisonnier ou de la prisonnière : irréductibles les unes aux autres, les expériences carcérales engagent des formes de restauration subjectives diverses. On regrettera peut‑être la place modeste que prennent ici les études consacrées au cinéma, dont le langage propre radicalise nécessairement les tensions entre intérieur/extérieur, étirement de la durée et ressaisie de l’instant, déshumanisation et re‑subjectivation propres à la prison, au‑delà de l’évidente interrogation sur les formes de la justice. Ce qu’ont en en commun, malgré tout, ces expériences de solitude absolue, serait la tentative de résister dans le langage (la parole, l’écriture, la voix) à l’immuabilité du temps et à l’immobilité du corps qu’impose l’enfermement dans la cellule. Cela passe par l’affirmation singulière d’une voix propre, affrontant et renversant la précarité de sa condition dans la prison, comme à l’extérieur de la prison. S’il est vain de chercher à dégager une poétique des écrits de prison, il faut souligner pour finir l’importance des modulations du rythme de l’écriture, depuis la « chambre d’écho » hugolienne jusqu’aux éclats narratifs des fictions syriennes, qui tissent un rapport singulier entre le sujet et le temps vécu, entre la dispersion entropique des textes écrits en prison et les tentatives de réappropriation et de ré‑humanisation de la voix des textes écrits depuis la prison. Les vibrations du « soleil noir » de la mélancolie de Théophile de Viau en seraient peut‑être l’un des premiers témoignages.