Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mars 2020 (volume 21, numéro 3)
titre article
David Galand

« Une liturgie poétique de l’union » : relire les religions de Baudelaire

"A poetic liturgy of union": rereading the religions of Baudelaire
John E. Jackson, Baudelaire et la sacralité de la poésie, Genève : Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2018, 146 p., EAN 9782600058735.

1On ne peut ignorer les apports considérables de John E. Jackson aux études baudelairiennes, depuis une quarantaine d’années, sur des questions aussi importantes que celles des figures de la mort, de l’érotique du corps ou du rapport de la mémoire à l’écriture poétique. Le livre, bref mais dense, qu’il consacre à « la sacralité de la poésie » confirme les qualités des précédents travaux de l’auteur de Baudelaire sans fin (2005), à savoir l’alliance d’un sens prodigieux de la synthèse et de la précision d’une lecture toujours soucieuse de revenir au texte, d’en lire et d’en relire les détails oubliés comme les vers les plus commentés, inlassablement. Il s’agit ici de mettre en relation trois notions, « Religion, mythe et parole » (p. 7) et de montrer comment leur échange continuel, leurs correspondances dans Les Fleurs du Mal, permettent à Baudelaire de glisser d’une position inconfortable du point de vue religieux (un ensemble de postulations contradictoires intenable comme tel) à l’affirmation d’autrui comme transcendance, affirmation qui non seulement fait de l’autre le relais de celle de Dieu mais qui fonde et autorise la parole poétique comme adresse à l’autre. Le volume est composé de deux parties d’inégale ampleur, mais qui structurent de façon explicite ce parcours proposé au lecteur à travers le recueil : une mise en évidence des « religions de Baudelaire » (p. 11‑94) est suivie d’une brillante analyse « De la parole dans Les Fleurs du Mal » (p. 95‑118). Une courte préface, d’une efficacité programmatique remarquable, amorce ce double questionnement par une lecture du sonnet « Les Aveugles », qui souligne le lien qui s’y noue entre l’interrogation métaphysique et l’ouverture d’un espace dialogique où le poète, s’adressant d’abord à son âme, se plaît à glisser vers d’autres interlocuteurs afin de manifester l’importance de la parole.

Diversité du religieux baudelairien

2C’est bien pour « situer une lecture rigoureuse des Fleurs du Mal » dans l’horizon de « l’âge théologique » (p. 7) qui fut le leur que John E. Jackson se propose de croiser les notions du mythe, de la parole et – plutôt que de la religion, toujours susceptible d’être identifiée à celle (revendiquée par Baudelaire lui‑même à plusieurs reprises) du catholicisme – du « religieux », « de ce qui relève ou semble relever du religieux dans la poésie de Baudelaire » (p. 13).

3Dans cette perspective, la première partie de l’ouvrage offre un tableau nuancé des diverses postulations du Baudelaire des Fleurs du Mal dans le champ du religieux, sans jamais céder à la tentation de réduire leur pluralité à une cohérence qui risquerait d’être bien artificielle. Ce tableau passe par une série de huit chapitres, souvent courts, qui s’appuient systématiquement sur la lecture plus serrée d’un, deux ou trois poèmes élus parmi ceux qui illustrent le mieux tel ou tel aspect du religieux baudelairien. Le premier chapitre éclaire d’abord la très commentée « question du mal » (p. 15) à partir du poème liminaire « Au lecteur », dans lequel il met en relief « une hétérogénéité » essentielle, qui brouille sciemment une leçon dont on ne sait si elle est « catholique », « nietzschéenne » ou « byronienne » (p. 21). Une telle équivocité du sens se retrouve dans « La Destruction » ou dans le poème de jeunesse « Le Rebelle ». C’est aux poèmes de la section « Révolte » qu’est consacré le deuxième chapitre ; on retiendra particulièrement la manière dont John E. Jackson éclaire la complexité de ces trois textes baudelairiens en les mettant en rapport avec une section du Voyage en Orient de Nerval, dont il montre avec justesse l’influence sur la pensée de Baudelaire.

4Le chapitre III reprend à nouveaux frais la question cruciale de « La dialectique du mal et de l’éros » (p. 41), à travers la lecture des « Bijoux », d’« À une Madone », du poème (sous influence nervalienne, encore, mais plus explicite) « Un Voyage à Cythère » et de « Femmes damnées ». Avec une clarté admirable, John E. Jackson met en relief les renversements et les glissements opérés par Baudelaire dans sa mise au jour du tissage entre érotisme et métaphysique, entre sadisme et sacré, proposant par exemple de voir en Baudelaire « l’interprète d’une ambivalence humaine dont il apercevrait à la fois l’assise libidinale et l’orientation transcendante », c’est‑à‑dire un « artiste du Mal » (p. 47), habile reprise de la formule proustienne à propos de Mlle Vinteuil. La fin du chapitre identifie une tension féconde des Fleurs du Mal, « la tension qui […] ne cesse d’opposer le recours à une mythologie ou tout au moins à une imagination païenne et le sentiment catholique, pour ne pas dire janséniste, d’une faute originelle (que l’éros ne cesse de réactiver) » (p. 56). Fort de ce constat net et éclairant, le chapitre suivant peut alors montrer en quoi, malgré ce sentiment de la faute, Baudelaire s’écarte de toute « orthodoxie religieuse », en détournant le « lexique et même [la] rhétorique catholiques » (p. 57) dans nombre de poèmes, dont « Que diras‑tu ce soir, pauvre âme solitaire… », « Le Flambeau vivant », « Réversibilité » ou encore « Le Mauvais Moine », ce dernier texte, par exemple, ne se servant du langage chrétien que pour penser le travail du poète, « mauvais moine » moderne. Le chapitre V (« Un catholicisme analogique ») s’appesantit sur « Bénédiction » et sur « Harmonie du soir », ce dernier texte étant relu comme une « tentative de faire resurgir ce profond jadis où l’amour était indissociable du sacré » (p. 72). Le catholicisme apparaît donc comme une « religion (métaphorique) [qui] forme à tout le moins un cadre hors duquel Baudelaire n’aurait jamais songé à s’évader », mais surtout le moyen de dire « une aspiration vers le sacré » (p. 73) qui prend parfois la forme d’une nostalgie qui sacralise le souvenir.

5Avec le chapitre VI, intitulé « La mort comme dieu », John E. Jackson revient sur une question qu’il avait déjà travaillée dans un livre qui a fait date, La Mort Baudelaire (1982). La mort, qui règne sur le temps, se montre à la fois comme principe négatif – effrayant dans « L’Horloge », ironique dans « Danse macabre » – et comme lieu d’une promesse – dans « La Mort des pauvres » ou « Le Voyage ». Ainsi le critique en vient‑il à rappeler que « La Mort est donc bien une sorte de dieu libérateur sauf que cette libération est placée sous le signe d’une indifférence au Bien et au Mal » (p. 82), et donc nécessairement proche, par cette ambivalence ou cet au-delà de la question morale, à la fois de la conception baudelairienne de la beauté (« Hymne à la Beauté ») et sans doute de la poésie elle-même, comme le suggèrent les derniers vers du « Voyage ». Si l’on y trouve sans doute un peu moins de nouveau que dans les autres chapitres, il s’agit pourtant, on l’admettra, d’un moment nécessaire du parcours d’ensemble que propose la première partie du livre.

6Le chapitre qui suit propose une lecture particulièrement fine des « Petites vieilles », dans lesquelles selon John E. Jackson les « Èves octogénaires » représentent une « éternité sans salut » (p. 88), formule qui suggère à merveille comment Dieu peut parfois, chez Baudelaire, s’éloigner infiniment du Dieu chrétien, d’amour et de charité, pour « exerce[r] sa tyrannie sur des humains forclos de toute rédemption » (p. 88). Le chapitre VIII, enfin, vient avec bonheur conclure à l’impossibilité (et à l’absence de nécessité) de trouver le « dernier mot de la position religieuse des Fleurs du Mal » (p. 89). Pour cela, John E. Jackson montre, en s’appuyant notamment sur « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse… », comment la poésie s’interroge elle‑même comme un « au‑delà de la compassion » qui pourtant, dans la réparation qu’elle opère, « ne pèse peut-être pas lourd devant le devoir d’une véritable charité » (p. 94).

7La première partie de l’ouvrage, on l’aura compris, est d’une richesse qui excède inévitablement la synthèse que nous en proposons ici. Son mérite principal est de prendre en compte la diversité des positions religieuses de Baudelaire dans son recueil, en en creusant les différents fondements et en en dévoilant les implications multiples, plutôt que de chercher, dans une perspective moniste, à en réduire les tensions. On pourrait croire, cependant, à un oubli de la dimension diachronique : Les Fleurs du Mal, dont la genèse commence dès les années 1840, ne peuvent manquer d’être marquées par l’évolution des idées de Baudelaire au cours de son existence. Loin de la négliger, John E. Jackson rappelle à plusieurs reprises cette dimension (par exemple, p. 67 ou p. 89), mais il refuse, à juste titre peut‑on estimer, d’en faire un principe explicatif dominant, dont on comprend de quelle facilité il relèverait.

Sacralisation de la parole poétique

8La seconde partie, nettement plus courte que la première, s’ouvre sur un constat où l’on reconnaîtra un clin d’œil malicieux à Jean‑Pierre Richard : « On parle beaucoup dans Les Fleurs du Mal, ou plutôt beaucoup de choses y prennent la parole » (p. 97). Les analyses proposées, qui portent essentiellement sur « Le Voyage » et sur « Le Masque » – poèmes d’une certaine ampleur que John E. Jackson commente linéairement avec beaucoup d’acuité –, obéissent à deux lignes principales clairement formulées. La première consiste à montrer comment l’enchâssement des instances énonciatives selon « une sorte d’arborescence interne » permet à Baudelaire de créer « une théâtre polyphonique » (p. 97) qui participe de la « dépersonnalisation » qu’en son temps Hugo Friedrich avait mise en valeur1, ou de cette « impersonnalité volontaire » que revendique Baudelaire lui‑même dans une lettre à Alphonse de Calonne que cite John E. Jackson. La seconde met en évidence la manière dont l’attribution de la faculté de parler à certains éléments les élève au rang d’allégories, ce qui leur confère « une expressivité renouvelée » dont le poète est le déchiffreur et le « traducteur » (p. 97). En découle la fameuse sorcellerie évocatoire qui repose in fine sur la sacralité du langage poétique, qui n’est pas – John E. Jackson le souligne – une « saisie religieuse du langage » telle qu’on peut en trouver une chez Hölderlin par exemple.

9L’ouvrage se referme sur une section intitulée « Pour conclure » qui, à travers « Le Cygne » et « Je te donne ces vers afin que si mon nom… », insiste sur l’élan de l’écriture baudelairienne vers l’autre, le destinataire, le « vis‑à‑vis », qui, selon des modalités variées voire opposées, est la source et le fondement nécessaires au « triomphe d’une vraie sacralité du travail poétique » (p. 131).

Un heureux pas de côté

10Qu’en est-il, en définitive, du rapport de Baudelaire au christianisme ou plus exactement au catholicisme, à Dieu et au diable ? Le livre de John E. Jackson présente l’heureux avantage de ne pas conclure sur ce point, de ne pas prétendre clore le débat. On lui saura gré de poser les bonnes questions et d’ouvrir des pistes plutôt que de donner des réponses définitives — ce qui est peut-être la marque des grands livres de la critique. Cependant, on se prend à regretter que l’auteur ne prenne pas la peine de mieux situer son étude au sein du champ de la critique baudelairienne, dont il est pourtant un excellent connaisseur. Certes, quelques références incontournables sont mentionnées, voire discutées. Ainsi, à l’ouverture de la première partie, John E. Jackson rappelle‑t‑il les études de Brian Juden (Traditions orphiques et tendances mystiques dans le romantisme français, 1800‑1855, 1971) et de Frank P. Bowman (Le Christ romantique : le sans‑culotte de Nazareth, 1973) qui se rapportent au contexte dans lequel émergent Les Fleurs du Mal (p. 14) ; il dit clairement sa déception face au livre de Marcel Ruff (L’Esprit du Mal et l’esthétique baudelairienne, 1955), et explicite sa position face à Jean Massin (Baudelaire « entre Dieu et Satan », 1945). Certes, son ouvrage se nourrit de multiples références aux études désormais classiques de G. Blin, de J. Prévost, de C. Pichois, de R. Chambers, de J. Starobinski, de J. Thélot, de P. Labarthe, d’autres encore. Mais il est peut‑être regrettable que ne soient pas clairement engagées des discussions envers certains grands livres sur le rapport de Baudelaire au sacré et à la religion, qui forment une véritable kyrielle, voire une veine critique2. Ceci n’enlève rien à la qualité de l’ouvrage de John E. Jackson, et dans une large mesure ce n’est pas son propos. Mais sans doute aurait‑on mieux mesuré le pas de côté salvateur qu’il propose en glissant de la question inlassablement (et vainement ?) discutée de la position de Baudelaire face à l’orthodoxie catholique (question qu’il n’aborde que ponctuellement) pour lui préférer la question du lien de la parole poétique au sacré, et à sa propre sacralisation.

11Gageons pourtant que les lecteurs assidus de Baudelaire, auquel ce livre est d’abord destiné, sauront par eux‑mêmes estimer la valeur de ce glissement, et celle, bien plus large et ambitieuse, de cette relecture passionnante d’un recueil abondamment commenté.