Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2019
Septembre 2019 (volume 20, numéro 7)
titre article
Renaud Lejosne-Guigon

Paresse & surrection des corps rimbaldiens

Robert St. Clair, Poetry, Politics, & the Body in Rimbaud. Lyrical Material, Oxford : Oxford University Press, 2018, 288 p., EAN 9780198826583.

1Robert St. Clair est connu des dix-neuviémistes pour ses articles sur Rimbaud, Baudelaire, les poèmes du corpus zutique, mais aussi comme rédacteur en chef (avec Denis Saint-Amant) de la revue d’études rimbaldiennes Parade sauvage. En 2018 est paru à Oxford son ouvrage Poetry, Poetics, & the Body in Rimbaud : Lyrical Material, fruit de cinq ans de travail. En contraste avec le caractère apparemment modeste de cette contribution à la lecture de Rimbaud – le sommaire semble annoncer un livre proposant « seulement » l’analyse de cinq poèmes, qui de surcroît appartiennent tous à la première période de la production du poète –, il s’agit en réalité d’un ouvrage important, comme je vais essayer de le montrer ici.

2La méthode de lecture, tout d’abord, apporte une bouffée d’air théorique et critique aux études rimbaldiennes, qui en ont bien besoin, dominées qu’elles sont soit par des approches philologiques parfois myopes, soit – à l’autre extrême – par des lectures naïvement référentielles qui réduisent les textes à des rébus, supposés encoder telle ou telle réalité extérieure. Voici au contraire une réflexion à la fois attentive à la lettre des textes et structurée par un appareillage théorique très dense. Sans que la singularité du geste poétique s’en trouve dissoute, ou annexée au philosophème, le corpus rimbaldien est en effet lu à travers les philosophies de l’écologie et de l’anthropocène (T. Morton, D. Haraway), le marxisme contemporain (É. Balibar, D. Harvey, F. Ruda), la déconstruction et ses ramifications françaises et américaines, mais aussi Hegel, Simmel, Arendt, les féministes lacanien(ne)s, G. Agamben ou J. Butler. Ainsi « Sensation » sera-t-il appréhendé au prisme de l’éco-critique posthumaniste, « Les effarés » patiemment dépliés grâce à Žižek, Derrida et le Freud du livre sur le Witz, « L’idole » relu à travers J.‑L. Nancy, etc.

3L’influence de Steve Murphy est manifeste dans la démarche de l’auteur, non seulement par le choix du corpus (l’ouvrage porte exclusivement sur le Rimbaud de 1870-71, naguère réhabilité dans les premiers travaux de S. Murphy « contre » le Rimbaud des années 1960 – celui de Tel Quel et de Todorov – qui se réduisait peu ou prou aux textes de 1872-73 et aux Illuminations) mais aussi par sa méthode, qui consiste en un va-et-vient constant entre texte, théorie, histoire et intertextes. Plus largement, ce travail n’est pas étranger au courant du new historicism, qui envisage le texte littéraire non comme le reflet d’une réalité historique extérieure, mais comme un objet en interaction avec son contexte (économique, culturel, scientifique…). Ce biais néo-historiciste nous vaut – pour ne prendre ici que deux exemples – une interprétation nouvelle de la politique des « Effarés » à la lumière de la Commune (ch. 2) et une lecture d’« Au Cabaret-vert » dans le contexte de l’importance croissante prise par les cabarets au xixe siècle (ch. 3).

4Je tenterai ici de donner une idée de la richesse des analyses de R. St. Clair, tout en proposant quelques réflexions en prolongement de ces analyses ou en résonance avec elles.

La « matière » du lyrisme – Lyrical Material

5Poetry, Politics, and the Body s’adosse à une épistémologie résolument matérialiste, qui « articule biopolitique, théorie littéraire et histoire » (p. 10)1. Le livre se propose de montrer que « le corps, dans la poésie de Rimbaud n’est pas seulement un thème ou un matériau centraux […], mais le site principal où les idées qui touchent au politique ou au social se matérialisent » (ibid.). La dimension matérialiste est ici principielle et méthodologique : le mode d’existence des idées est, « en dernière instance, matériel » (Althusser, cité p. 125). Ou plus précisément, en ce qui nous concerne, corporel : les idées n’existent que « dans des appareils » et « dans des pratiques » (ibid.), autrement dit dans des déplacements de corps – principe que Rimbaud, grand lecteur de Lucrèce, n’aurait pas refusé. Le livre de R. St. Clair a soin de toujours penser sans les séparer le corps et le (corps du) texte. Ce nouage de deux niveaux ontologiques de la matière – les corps et les mots – est souligné dès l’Introduction, qui propose une lecture de la lettre à Izambard du 25 août 1870 (« Ma ville natale est supérieurement idiote… ») insistant sur la « plasticité imprévisible du langage » (p. 2) qui s’y fait jour : le travail sur le corps des mots aboutit à des néologismes – « cette benoîte population gesticule prudhommesquement spadassine   – ou à des mots-valises à coloration laforguienne – les petits bourgeois qui « font du patrouillotisme aux portes de Mézières ».

6Ce déchiffrement du corp(u)s de Rimbaud prend pour point de départ la notion d’inscription : à l’image du tatouage de « Vénus Anadyomène » (« Les reins portent deux mots gravés : Clara Vénus »), tout est d’abord inscrit à même les corps, written on the body pour reprendre un titre de l’écrivaine féministe britannique Jeannette Winterson. Le texte rimbaldien se trouve réinscrit dans les rets d’autres textes, et dans le texte de l’Histoire elle-même (p. 19) : la « matérialité de la poésie » est un « entremêlement de relations liant les textes à d’autres textes, aussi bien qu’à leurs contextes ». Et, on l’a dit, ceci se redouble dans le fait que le texte est lui-même pensé comme corps, et un corps conçu avec Foucault comme produit de la culture (« Nietzsche, la généalogie, l’histoire »), nexus de relations de pouvoir (voir Surveiller et punir, le volume I de l’Histoire de la sexualité, les cours au Collège de France des années 1976 à 1979). R. St. Clair précise : « c’est la manière dont le corps est impliqué dans […] le champ de la matérialité (tout à la fois de l’histoire, de la nature, de la culture, du langage, du genre [gender], etc.), sans y figurer au seul ou simple titre de matériau zoontologique, qui nous occupera » (p. 10). Aussi le but du livre est-il également de « proposer une théorie de l’immanence littéraire, de montrer que la matérialité de la poésie consiste en un réseau de relations » (p. 13).

7Une telle lecture contextuelle et intertextuelle ne peut cependant être valide que si elle passe par une prise en compte précise des détails du texte – ce que Rimbaud appellerait les « singularités qu’il faut voir à la loupe » (« Vénus Anadyomène »). Et le livre s’organise justement autour de close readings qui saisissent la poétique politique du poème au plus près du corps de la lettre2. Ces analyses s’appuient souvent sur les détails de la métrique, porte d’entrée dans le corpus en ce qu’ils « ouvrent la poésie de Rimbaud aux formes complexes de dialogue qu’elle noue avec d’autres poètes », « à sa prise de position au sein du moment historique où elle émerge, et à la politique poétique qui lui est propre » (p. 8). Se référant à « L’auteur comme producteur » de Benjamin (1934), R. St. Clair souligne à quel point la « technicité » du travail poétique, loin de refermer le poème dans une clôture pré- ou apolitique, permet au contraire de « discerner en lui les différentes manières dont il s’ouvre à tout un réseau [de textes] par rapport auquel il se situe, soit explicitement soit sur le mode du déni » (p. 15). Cette importance de la technicité comme site d’une politique du poème rimbaldien est un des fils rouges du livre. Par exemple, la lecture des altérations métriques du « Forgeron » (ch. 4) montre que c’est au « niveau même de la textualité […] qu’une prise de parole3 effective et révolutionnaire a lieu » (p. 204) :

Les dislocations rythmiques de rejet et d’enjambement [actualisent] une forme d’émancipation systémique par rapport à un système de chaînes – fût-ce la seule chaîne des signifiants. Ou, pour nuancer légèrement cette affirmation : la valeur fondamentale du dysfonctionnement temporel [bad timing] qu’introduisent ces dislocations prosodiques […] peut être lue comme une manière de souligner le caractère contingent […] de tout ordre social, historique, ou symbolique – comme une façon de souligner que de tels ordres sont toujours sujets à être perturbés, comme c’est le cas dans une révolution. (Ibid.)

8On voit que l’auteur conçoit la structure métrique du vers comme entretenant une relation d’isomorphie avec la structure sociale instituée – ceci dans le sillage de J. Roubaud (La Vieillesse d’Alexandre) ou encore de J.-P. Bobillot (je pense au sous-titre de son livre Rimbaud, le meurtre d’Orphée : La Commune dans le poëme). Aussi l’innovation métrique, loin d’être purement affaire « technique », comporte-t-elle une dimension littéralement révolutionnaire. « Dans la complexe chorégraphie formelle que Rimbaud introduit au sein du vers français vers 1870-71, on voit l’Histoire produire la forme comme une sorte d’insurrection poétique au sein de ce corps de langage qu’est un poème » (p. 17). En ce sens – et ici se fait jour la vaste ambition du livre, qui rappelle par là la troisième partie (« L’État et le Mystère ») de La Révolution du langage poétique de J. Kristeva – « l’histoire de la poésie française [de la modernité] que ce livre raconte nous parle aussi du contexte politique révolutionnaire dans lequel Rimbaud écrivait » (p. 17).

« Il a peut-être des suggestions pour changer la fonction de la poésie ? » (W. Benjamin)

9J’en viens aux chapitres qui composent l’ouvrage. Pour remarquer d’abord que tous, la conclusion exceptée (elle est consacrée au « Sonnet du trou du cul » de l’Album zutique), prennent pour objet un poème apparemment naïf : « Sensation », souvent anthologisé, devenu un emblème du Rimbaud prêt-à-consommer et à citer ; « Les effarés », qui pourrait passer à la première lecture pour un poème paternaliste sur les gentils pauvres ; « Au Cabaret-vert », qui appartient au cycle belge de 1870, ensemble de poèmes souvent considérés comme expression insouciante – inoffensive – d’une joie immédiate, béate ; « Le forgeron » enfin, qui au premier abord semble naïvement socialiste, trop hugolien, trop rhétorique (c’est aussi l’avis de beaucoup de spécialistes de Rimbaud : l’auteur le rappelle p. 165-166). Le livre montre au contraire – en suivant le fil conducteur du corps – les enjeux subversifs de ces poèmes. Quant au « Sonnet du trou du cul », qui de l’extérieur pourrait offrir l’aspect d’une pièce seulement ludique et potache, il prend ici une toute autre dimension, proprement politique, et ce tant au niveau du texte lui-même que dans ce qu’on pourrait appeler l’économie politique de sa production, à savoir l’ambition d’une écriture collective, en commun, par deux poètes qui deviennent ainsi de véritables travailleurs (post‑)communards.

10Ces apparents paradoxes sont pour beaucoup dans l’intérêt du livre ; c’est précisément parce que ces poèmes ne sont pas (à l’exception du « Forgeron ») directementet explicitement« politiques » qu’ils ont été choisis par l’auteur :

Ce que la présente étude cherche […] à faire, c’est à suivre [l’]intuition de Walter Benjamin au sujet de la matérialité (sociale) et de la technique (formelle), afin de parvenir à une lecture des textes précoces du corpus rimbaldien, en évitant volontairement (à une importante exception près) les poèmes plus explicitement « politiques » de 1870-71, pour tenter de suivre à la place un fil révolutionnaire de la poésie de Rimbaud, fil qui reparaît de temps à autre où, peut-être, on ne l’attendrait pas : dans des poèmes relevant de la blague et de la parodie, des sonnets qui parlent de boire de la bière et de manger des tartines au jambon dans un bar, deux petits quatrains qui ne parlent de rien de particulier. (p. 15)

11Il s’agit en somme de « suivre les manières inattendues dont ces textes se nouent, avec insistance, à leurs contextes et intertextes politiques et littéraires » (ibid., je souligne).

Biopolitique des « ventres »

12L’Introduction pose un principe fondamental chez Rimbaud, le principe de paresse : a principled laziness (« paresse de principe ») impliquant un « refus de faire corps avec les puissants, avec l’État, avec le corps politique » (p. 2). Le livre nous fait entrer immédiatement et de plain-pied dans l’atelier rimbaldien, atelier paradoxal puisqu’il s’agit, comme on le sait, de celui d’un poète en grève – « Travailler, maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève » (lettre du 13 mai 1871). L’auteur analyse le traitement des corps dans la lettre citée de 1870 : le corps immobile du poète s’y oppose aux « gesticul[ations] » des bourgeois de province. La description de ces derniers en milites gloriosi construit une pantomime grotesque mobilisant les ressources de la caricature. On aurait pu à ce propos rapprocher cette lettre de deux textes plus tardifs, l’incipit de Boule de suif de Maupassant (1880) et « Le joujou patriotisme » de Remy de Gourmont (Mercure de France, avril 1891), qui passent eux aussi par la mise en scène de corps ridicules pour tourner en dérision la bêtise du nationalisme belliciste. L’article de Gourmont joue sur la diminution burlesque, dénonçant par la satire un héroïsme de bac à sable : le vocabulaire enfantin et l’usage ironique de l’antéposition (adjectifs et adverbes) rejoignent la rhétorique à l’œuvre dans la lettre de Rimbaud. Ainsi dans cette ekphrasis :

Un de ces tomes cartonnés, niaisement abjects, que d’universitaires ou d’ecclésiastiques matassins produisent sans relâche pour la falsification des juvéniles cervelles ; on l’entrouvre et cette image surgit : un vieux militaire, le poitrail illustré de la devanture en toc d’une bijouterie de faubourg, gémit accablé dans son fauteuil, et un gamin, signalant d’un air entendu, avec le bâtonnet de son cerceau, les symboliques oreilles de tatou qui fleurissent la coiffe d’une nourrice alsacienne appendue au mur : « Pleure pas, grand-père, nous la reprendrons ! » (loc. cit.)

13Dans la description que Maupassant donne des épiciers eunuques munis de leur panoplie de petits commerçants, on retrouve l’hypertrophie comique du détail – technique fondamentale de la caricature – présente dans la lettre à Izambard :

[Les] chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d’armes, de flanelle et de galons, parlaient d’une voix retentissante, discutaient plans de campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules de fanfarons […]. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu’on ne considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux de cuisine. (Paris, P. Ollendorff, p. 7)

14On se souvient que Rimbaud écrivait à Izambard : « C’est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l’uniforme ! » Dans ce passage de Boule de suif, l’allitération comique beaucoup de bourgeois bedonnants attire l’attention sur le ventre, qui dans la lettre de Rimbaud constitue le lieu d’un renversement politique des valeurs. En effet, comme plus tard dans « À la musique » (« Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames »), c’est la panse, attribut bourgeois par excellence, qui est mise au premier plan dans la lettre de 1870 : « les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers et tous les ventres… » (je souligne). R. St. Clair remarque avec raison que cette mise en scène des carolopolitains va-t-en-guerre transforme ces derniers en « estomacs grotesques festoyant aux dépens des autres membres du corps social4 » (p. 3). Les possédants se trouvent, si l’on peut dire, gastricisés. Au point que le bourgeois, littéralement réduit à son ventre (le bourgeois est avant tout celui qui mange – trop, de préférence), devient un parasite de la société. Il y a peut-être ici un souvenir du célèbre « Apologue des membres et de l’estomac » de Menenius Agrippa rapporté par Tite-Live : mais la conclusion du patricien (prêchant la concorde sociale au bénéfice de l’ordre et des puissants) est complètement renversée ici, et ce renversement est bien sûr à lire dans une perspective anarchiste, ou communarde.

15Rimbaud apparaît par là comme un habile déconstructeur de fables biopolitiques idéologiques. Cela le rapproche de Marx : R. St. Clair rappelle ailleurs (ch. 2, p. 80) la lecture démystifiante à laquelle est soumise, dans le chapitre du Capital sur l’accumulation primitive, la « fable des abeilles » de Mandeville, fiction lénifiante par laquelle, exactement comme le faisait Menenius Agrippa devant les plébéiens insurgés, « les puissants cherchent à maintenir le reste du monde dans un paisible sommeil idéologique » (p. 80). En ce sens, Rimbaud prend place dans un mouvement plus large, celui d’une transformation des rapports entre le politique et les métaphores corporelles au xixe siècle. Ce mouvement a été retracé du côté des sciences et de la philosophie par Roberto Esposito5 : il faudrait un jour faire un travail similaire à propos de la littérature. Dans cette histoire littéraire des corps « politiques » trouveraient leur place, outre Rimbaud et Maupassant, Sade, Balzac, Flora Tristan, Hugo, Baudelaire, Vallès, Villiers, Zola, Barrès...

« La politique, simple comme une gorgée d’eau » (Maïakovski)

16Le chapitre 1, « (Departures) Natural Bodies », propose une relecture de « Sensation », poème envoyé à Banville le 24 mai 1870, mais aussi une réévaluation du mouvement parnassien et de la relation de Rimbaud à ce mouvement. Comme l’avaient fait avant lui A.‑E. Berger, S. Murphy, Y. Mortelette, J. Bienvenu ou encore S. Whidden, l’auteur remet au premier plan l’importance du Parnasse comme modèle et contre-modèle pour Rimbaud, et suit le chemin tracé par certains travaux récents (P. Andrès, D. Evans, P. McGuinness) pour poser à nouveaux frais la question d’une politique du Parnasse.

17Selon l’auteur, les positions politiques des poètes parnassiens relèvent moins de la réaction que de l’utopie (p. 28, en référence au livre de K. Ross, Communal Luxury. The Political Imaginary of the Paris Commune). En effet, la posture esthétique n’exclut pas une politique révolutionnaire, du moins chez certains auteurs : le Parnasse ne saurait être réduit aux « postures désengagées, froidement impassibles à la Leconte de Lisle, Heredia, etc. » (p. 42). Ce serait à Banville en tant que « Parnassien de gauche » (si l’on peut dire) que Rimbaud adresserait ses poèmes en 1870, demandant « une main amie » à un groupe poétique représentant pour le jeune poète l’utopie même. L’utopie s’échappe du contemporain, mais elle ne tourne le dos à son temps que pour « s’y rapporte[r] de façon critique, […] énonçant ce qui manque au présent » (P. Macherey, De l’utopie !, Paris, De l’Incidence, 2011, cité p. 45). S’appuyant sur Adorno et Marcuse, et sur certaines réévaluations récentes des postures de l’art pour l’art (S. Gougouris, J. Petsche), l’auteur peut dès lors affirmer, selon les intuitions développées plus récemment par Agamben dans Qu’est-ce que le contemporain ? :

Même une fuite en dehors de quelque chose peut constituer un mode d’engagement [engagement] spécifique. Comme le suggérait Adorno, « l’Art » n’est peut-être jamais aussi engagé [committed] que lorsqu’il nous apparaît radicalement désengagé [disengaged], lorsque ce « tourner le dos à » peut également être compris comme un « se tourner contre » – versus – le donné, articulant ainsi le désir d’un ailleurs, d’un autrement, d’un « à-venir » […], lorsqu’il y a, dans la relation de l’art au contemporain, quelque chose d’une « inactualité ». (p. 43)

18Comment une telle dialectique joue-t-elle dans « Sensation » ? Le paysage du poème fonctionne comme hétérotopie, « contre-espace » – certes problématique – de « l’autonomie et [de] l’émancipation » (p. 71). L’utopie est ici « jouissance des sensations du monde à la surface du corps, fugue comme déploiement et appropriation d’un temps “libre” illicite, jouissance et fugues saisies à la fois comme thèmes ou lieux poétiques et comme sites où se jouent les luttes et les tendances créatrices et émancipatrices » dans l’Histoire (p. 43). Cette attention aux forces contraires qui travaillent simultanément le texte conduit l’auteur à une belle lecture éco-critique du poème, attentive en particulier à la paronymie de deux termes clefs du texte : « sentir » et « sentiers » (p. 55). Reprenant au livre classique de Jacques Plessen (Promenade et poésie, 1967) le motif du Rimbaud promeneur, ce chapitre en déploie les enjeux sur des bases nouvelles, à la fois écopoétiques (l’« âme » comme « sentir du corps » selon J.-L. Nancy, le sujet lyrique comme « projet à venir in‑corporé » et « chiasme où le somatique et le spirituel s’entrecroisent », p. 66) et biopoétiques (une telle écriture suppose en effet « une pensée du sujet comme faisant nécessairement partie du grand corps des choses du monde », expression de R. St. Clair où il faut sans doute entendre un écho du panthéisme matérialiste d’« Aube »). Le poème serait donc politique malgré, ou plutôt dans, son retrait apparent vis-à-vis de l’Histoire :

En imaginant une relation au monde selon des lignes qui fussent égalitaires et esthétiques plutôt que d’exploitation, ou en désirant un monde posé comme espace à la fois humain et spirituel à protéger et à apprécier comme fin en soi plutôt que comme territoire biopolitique à défendre ou comme valeur à extraire et consommer, « Sensation » participe, de manière subtile mais manifeste, à la grande archive de la pensée radicale qui s’est emparée de l’imaginaire politique français au crépuscule du Second Empire : dans son crépuscule rouge plutôt que dans son soir bleu. (p. 68)

19Dans un article de J. Rancière que R. St. Clair ne mobilise pas ici, « Transports de la liberté. Wordsworth, Byron, Mandelstam6 », le philosophe s’attache à montrer que le poème de Wordsworth « The Daffodils » – autre poème-promenade –, dans son lyrisme en apparence exempt de toute dimension politique (I wandered lonely as a cloud…), engage en réalité une politique et une philosophie du sujet post-révolutionnaire où peut se déchiffrer en creux l’histoire politique de la représentation en Occident, représentation bouleversée au xixe siècle par un nouveau rapport entre énoncé et énonciation, supprimant la distance de la mimèsis et annulant la hiérarchie des objets poétiques. Le lyrisme moderne, écrit Rancière, « est d’abord un mode spécifique d’énonciation, une manière d’accompagner son dit, de le déployer dans un espace perceptible, de le rythmer dans une marche, un voyage, une traversée7 ». Le sujet wordsworthien s’émancipe ainsi d’un certain régime politique de la littérature pour en instaurer un nouveau, que théorise en 1802 la préface des Lyrical Ballads dont est extrait le poème.

20Or, mutatis mutandis, c’est un geste critique similaire qui conduit ici R. St. Clair à lire comme politique un petit poème qui semblait à première vue rien moins que politique. Comme Wordsworth lu par Rancière, quoiqu’avec des enjeux différents, Rimbaud fait ici émerger un nouveau sujet : en saisissant le corps « dans son lien inextricable avec les autres corps », ces huit vers dessinent un « sujet démocratique, sujet quelconque » (p. 67), « impliqué dans la “nature” [et] compliquant cette dernière, tout en étant compliqué par elle » (p. 55). Le sujet est « une discontinuité – un clinamen, un écart ou une déviation – au sein de la nature » : à la fois « faisant inévitablement partie de la nature » et y introduisant ces « embardées [swerves] » que l’on appelle « la conscience », « la poésie » (p. 66). Par cette proposition d’une nouvelle pensée critique de la subjectivité, « Sensation » anticiperait, sinon la dissolution du sujet occidental opérée par Une saison en enfer, du moins la « poésie objective » des lettres de mai 1871 : « la poésie comme grève, violente déconstruction littéraire en solidarité avec les Communards mourants, décentrement du sujet comme site privilégié du sens » (p. 60).

Face aux murs & au vent

21Le chapitre 2, « (Diagnosis) Impoverished Bodies », propose une relecture des « Effarés » comme inversion des topoi de la poésie misérabiliste (Hugo, Houssaye, Coppée), « contre-discours » (au sens de R. Terdiman), ironisation amère. Ainsi, l’incise sarcastique « – misère ! – », au vers 4, relève d’une ironie littérale, qui mentionne le discours autre pour mieux le corroder. La structure métrico-syntaxique et le réseau intertextuel servent dans le poème une stratégie de déconstruction de la poésie bien-pensante bourgeoise, de ces poètes qui « gagnent leur pain en confectionnant des vers tire-larmes où la lutte contre la pauvreté – autrement dit, la lutte révolutionnaire – est transformée en objet de consommation ou de “plaisir esthétique” » (p. 116).

22Reprenant les analyses d’A.-E. Berger dans son livre Scènes d’aumône. Misère et poésie au xixe siècle, et retraversant – à travers la pensée de plusieurs théoriciens marxistes – la question politique et philosophique de la pauvreté, l’auteur montre comment ce poème de Rimbaud « dénonce l’ogre industriel qui, littéralement, “dévore les pauvres” » (p. 112-113). Dans « Les effarés », ce sont les individus « jetables » (B. Ogilvie) du capitalisme qui sont remis au centre. On aurait pu se référer aussi aux premiers travaux d’Amartya Sen : pour Rimbaud comme pour l’économiste indien, la faim ne relève pas de la rareté des biens mais de l’asymétrie dans les rapports économiques : « La faim désigne le fait que certains n’ont pas assez de nourriture, non qu’il n’y a pas assez de nourriture8 ». Sen proposera plus tard d’envisager la pauvreté comme privation au sens aristotélicien, dépossédant ceux qu’elle frappe non seulement d’un niveau de « revenus », mais d’un certain nombre de « capacités » (capabilities)9 : la pauvreté condamne les individus à une vie amoindrie, entravée.

23Qu’en est-il alors du corps des pauvres, demande Rimbaud ici (comme aussi dans « Les pauvres à l’église » ou dans « Les premières communions ») ? « Les effarés » met en avant la précarité, la « vulnérabilité » (J. Butler) de ces corps. La structure éminemment spatiale du poème (« Au grand soupirail qui s’allume… », « ils sont là, tous, / Collant leurs petits museaux roses / Au grillage ») rappelle aussi que le corps est pour le pauvre – selon l’expression de Fichte dans les Fondements du droit naturel – son seul « logis ». Le prolétaire ne possède littéralement rien d’autre que sa force de travail, autrement dit son corps nu (« Sous leurs haillons […] ils crèvent leur culotte »). Il ne suffit donc pas de dire que le corps est vulnérable : le corps est la vulnérabilité sociale elle-même, car il est le site de la menace qui pèse sur les sujets. Dans un essai inspiré d’Andreï Platonov et intitulé « Ten Dispatches About Endurance in Face of Walls », le regretté John Berger réfléchit lui aussi sur les corps des pauvres comme corps exposés – au sens où l’on dit : exposer un enfant –, constamment soumis aux « vents » (Rimbaud : « leur chemise tremblote / Au vent d’hiver »), et aux « murs » érigés par les riches :

Les pauvres vivent avec le vent, avec l’humidité, la poussière tourbillonnante, le silence, le bruit insupportable […], avec les fourmis, avec les grands animaux, avec les odeurs qui montent de la terre, les rats, la fumée, les vibrations venues d’ailleurs, les rumeurs, la tombée de la nuit, avec les autres pauvres10.

24Ali Benmaklouf écrit dans un livre récent : « On ne peut pas faire comme si les pauvres n’existaient pas. C’est comme si, ayant une douleur présente dans notre corps, on s’évertuait à la nier11 ». Il me semble que cette affirmation pourrait résumer sans la trahir la lecture par R. St. Clair de la politique des « Effarés » : en effet, la poésie se fait ici le site d’un retour du refoulé capitaliste, qui prend la forme du corps (du) pauvre, d’ordinaire expulsé aux marges invisibles du corps social. La poésie, lutte contre l’effacement et l’oubli, réintroduit cette « douleur », inextinguible. Au point que les dépossédés apparaissent comme les doubles du poète : dans la strophe « Chantant des choses / Entre les trous, / Mais bien bas », le chant est placé « sur les lèvres de ceux qui, l’estomac vide et l’œil effaré, regardent fixement leur exclusion de ce paradis terrestre qu’est la boulangerie » (p. 121).

Just a perfect day, drink sangria in the park

25Le chapitre 3 forme avec le précédent une sorte de diptyque, du « diagnostic » au « pronostic », de l’exclusion à l’inclusion, de la dystopie à l’utopie. L’interrogation du chap. 2 sur la possibilité d’un monde où les pauvres ne fussent plus abandonnés à mourir dehors, dans le froid et le vent, trouve ici une possible réponse. Je reprends un instant le texte de J. Berger que j’ai déjà cité, car il me paraît converger avec l’analyse de R. St. Clair :

Presque toutes les promesses sont rompues. L’acceptation de l’adversité, chez les pauvres, n’est ni passive ni résignée. C’est une acceptation qui regarde au-delà de l’adversité et y perçoit quelque chose qui n’a pas de nom. Pas une promesse, car (presque) toutes les promesses sont rompues ; plutôt quelque chose comme un suspens, une parenthèse dans le flux par ailleurs implacable de l’histoire12.

26Ce suspens, cette parenthèse, le sujet lyrique d’« Au Cabaret-vert » va la trouver « dans la modeste utopie d’un cabaret ouvrier, espace de plaisir, de paresse, et dans une communauté où les rythmes brutaux et la discipline de la journée de travail sont annulés dans et par la poésie du quotidien » (p. 152). Ce chapitre, intitulé « (Prognosis) Happy Bodies, Happy Hours », montre, en s’appuyant en particulier sur les philosophies contemporaines du commun (Esposito, Rancière), comment l’espace de liberté sensuelle et politique du cabaret offre ici une sorte d’utopie triviale, au double sens français et latin du mot « trivial » : le cabaret est littéralement un lieu commun (lieu qui plus est voué à la jouissance des nourritures terrestres), mais également un trivialis, une intersection des routes (p. 152), un carrefour qui fait ici se rencontrer les trois voies « de la poésie, d’une politique de l’utopie, et du plaisir du corps » (p. 164).

27Qu’est-ce qu’un cabaret ? Critiquant les paradigmes « trop totalisants » (p. 126), à la Adorno ou Bourdieu, pour lesquels dans le monde capitaliste le « loisir » n’est qu’un faux envers voué à être aussi aliéné que le « travail », l’auteur mobilise K. Ross (l’utopie communarde), Foucault (les espaces autres) et Blanchot (la « parole quotidienne ») pour penser une résistance au sein même du quotidien, résistance dont le cabaret serait justement l’emblème et le lieu. On penserait aussi à Michel de Certeau et à l’idée d’une pratique du quotidien : toujours est-il que le sonnet apparaît, non plus comme une « consécration quasi autistique de l’insignifiant » (p. 124), mais bien comme un poème politique en tant que construction utopique. C’est que le cabaret comme « non-lieu » (p. 152) est aussi un contre-lieu :

Les espaces et les temporalités de la frustration et de l’inertie – la maison familiale, le collège, l’église, Charleville – se trouvent supplantés par ce lieu, étrangement poétique, qu’est l’auberge du bord de la route, dans une ville ouvrière, ce bar […] où le poète fugueur choisit de situer […] une alternative aux rythmes et aux régimes du travail, à la discipline et au temps discipliné. (p. 133)

28Dans des pages qui se souviennent sans doute des analyses de K. Ross sur le rapport entre Rimbaud et Paul Lafargue (l’auteur du Droit à la paresse), R. St. Clair montre que ce sonnet « élève les plaisirs simples de l’existence incarnée [embodied], de l’appétit et de la paresse au rang non seulement de matériau digne d’inscription et de célébration lyriques, mais véritablement de contre-modèle, quotidien et démocratique, à l’otium aristocratique » (p. 134). Ce texte, parnassien dans sa négativité – le poète se retirant dans un lieu clos et à l’écart de la rumeur du monde, comme dans la pièce liminaire d’Émaux et Camées –, se distancie en même temps du Parnasse par l’importance proprement politique qu’il confère au banal. Utopie en mineur, il s’oppose à l’exotisme et par là opère une « déterritorialisation de l’idéal parnassien concevant le travail poétique comme […] autotélique » (p. 134). Il s’agit donc d’un poème politique :

Si, certes, le wine-shop ne démantèle pas l’hégémonie du workshop, c’est pourtant bien au cabaret que la question du loisir et de la normalité du travail, du caractère naturel des différences sociales (…) se trouva [au xixe siècle] débattue et ridiculisée, politisée – et parfois même suspendue. (p. 141-142)

29En analysant en détail la fonction politique, culturelle et rhétorique du cabaret dans le discours et les pratiques du second xixe siècle, l’auteur montre comment ces lieux deviennent le ferment d’une « égaliberté » (Balibar) en acte. Ils acquièrent une fonction que l’on pourrait dire indisciplinaire :

Le vrai problème du cabaret [pour les classes dominantes] était l’indiscipline ; ou, plutôt, c’était le type de sujets, de communautés et de désirs, le type de contestation du statu quo, auquel un tel pouvoir indisciplinaire était susceptible de donner lieu. (p. 150)

30Le cabaret est bien un point de convergence, où le poète fugueur trouve un repos dans cette heure de fin d’après-midi (« Au Cabaret-vert, cinq heures du soir »), celle que le titre du chapitre désigne avec humour comme une… happy hour. Temps entre parenthèses ou annulé – commentant Ernst Bloch, P. Macherey (cité ici p. 160) écrit que l’utopie « déchire le temps » – qui échappe au temps normé de la productivité économique. Et puisqu’ici à nouveau il en va du corps du poème comme du corps du sujet, le schéma rimique hétérodoxe du sonnet dit « libertin » et la pratique systématique du rejet et de l’« enjambement » (« Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table / Verte ») suspendent métriquement le temps et la règle.

31Un dernier mot sur « Au Cabaret-vert ». Dans ce poème le bonheur, y compris dans sa dimension contemplative – celle d’un saisissement devant la beauté nue de ce qui est, dans sa banalité – est affaire politique. Il y a une politique du bonheurchez Rimbaud. Non pas seulement au sens où le politique (l’Histoire, la structure sociale) détermine les conditions d’un bonheur possible ou impossible – comme le livre y insiste à juste titre –, mais aussi en ce sens plus fondamental qu’il y aurait une véritable militance du bonheur : militer pour le bonheur, se battre pour la beauté comme bonheur, serait un acte puissamment politique. Il me semble qu’en ce point précis, la politique de la poésie rimbaldienne rejoint celle de certains artistes du xxe siècle, en particulier dans le domaine de l’image en mouvement. Je pense à Chris Marker interrogeant la nature esthético-politique du bonheur dans Le Joli Mai (« …il y avait place pour le bonheur… ») ou Sans soleil (« La première image dont il m’a parlé, c’est celle de trois enfants sur une route, en Islande, en 1965. II me disait que c’était pour lui l’image du bonheur »). Et plus encore à Jonas Mekas qui, dans As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty, monumentale méditation sur les rapports entre le temps, la beauté et le bonheur, intercale à plusieurs reprises – au milieu du flicker des films de famille, chats traversant un rayon de soleil, batailles de boules de neige ou pique-niques dans Central Park à la Lou Reed – un carton indiquant avec insistance : This is a political film. Bien que, ou plutôt parce que, comme dans le poème de Rimbaud, rien ne s’y passe (Nothing happens in this film, indique un autre carton), il s’agit d’un film politique : l’art, pour citer un autre film de Mekas (Paradise Not Yet Lost), est une élégie aux « rares femmes et hommes qui se battent pour dénicher et préserver les petits morceaux de paradis… ». Une politique matérialiste du bonheur, ce serait la « prise de conscience que, si le paradis existe et quel qu’il soit, il ne peut exister qu’ici et maintenant » (Peter Kubelka à propos de Mekas)13.

Du commun au différend

32Si le chapitre 3 est articulé autour de la notion du « partagé » – koinè, bien commun, lieu (en) commun –, le quatrième (intitulé « (Anamnesis) Revolting Bodies : “Le Forgeron” and the Poetry of the Past ») se fonde au contraire sur le non-partagé, la brisure, et ses différentes facettes : le conflit (Machiavel), la lutte (Marx), le différend (Lyotard), la mésentente (Rancière). « Le forgeron » est ainsi lu par R. St. Clair comme une mise en scène de la révolution en tant qu’agôn, écriture sanglante d’une contre-histoire par le peuple. Le poème montre ainsi que

rejeter la logique du mono [mon-archie], implique eo ipso de rejeter l’idée qu’il n’y ait qu’une seule version de l’histoire, ou que la seule description valable du présent soit celle de « l’histoire écrite du point de vue du vainqueur » (W. Benjamin). (p. 185)

33Le poème fait triompher ceux qui sont d’ordinaire les vaincus de l’Histoire. Alain Badiou, cité dans ce chapitre, dit dans L’Âge des poètes que le devoir du poète en temps de révolution serait d’écrire une nouvelle épopée, qui remplaçât celle de l’aristocratie par celle du peuple forgeant un monde nouveau. Or c’est bien ce qui se dessine dans le poème de Rimbaud : « une cosmogonie épique où le peuple brise un monde, faisant venir à l’existence quelque chose de nouveau – un nouveau récit de l’histoire, du temps humain ; […] une poésie de l’événement » (p. 205-206).

34Par la figure de la prosopopée, Rimbaud non seulement donne « un visage, une voix, une forme […] aux masses sans voix et muettes que l’on a effacées de l’Histoire », mais il construit aussi cette figuration du peuple incarné comme un « alter ego, un masque du poète qui tisse ensemble minutieusement la voix révolutionnaire, la voix poétique et la voix du lecteur » (p. 169). Double du poète, le forgeron l’est également en ce qu’il se fait, dans sa harangue, voyant (p. 185-189) : par son discours, il fait en effet surgir un autre monde. La révolution ne va pas sans « vision », et vice versa. Transformant l’insulte – « canaille », « crapule » – en identité revendiquée (ce que je comprendrais comme un renversement de la violence du langage, une interpellation à l’envers ou « contre-interpellation » tels que la penseraient J. Butler ou J.‑J. Lecercle), le personnage institue un collectif, celui d’un « nous » révolutionnaire. La fin du texte opère alors une transformation théologico-politique : le forgeron devient le vrai corpsdu Peuple, justement lorsque le roi ne peut plus opérer cette fonction (incarner le corps de la nation). Démiurge, le forgeron est élevé au rang de héros titanesque à mesure même que le roi, suant et ventripotent (« Alors, de sa main large et superbe de crasse, / Bien que le roi ventru suât, le Forgeron, / Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front ! »), est dégradé : par là, le poème opère une inversion totale des hiérarchies de la « représentation » au sens de Rancière.

« Un carnaval de corps déchaînés & déraisonnables »

35Je m’attarderai moins sur le chapitre conclusif (chap. 5), non qu’il me semble moins intéressant, mais parce que la thèse en est déjà partiellement connue grâce à deux articles de l’auteur14, dont l’essentiel est ici repris. Je hasarderai plutôt une hypothèse : peut-être pourrait-on lire les deux derniers chapitres de l’ouvrage comme une réflexion sur le surgissement du bas en poésie. Dans « L’idole », l’idéalisme pétrarquien de l’hypotexte (un recueil d’Albert Mérat) est reconduit à la matérialité des fonctions dites « basses » du corps – excrétion, éjaculation, sans oublier la carnavalisation du souffle poétique devenant vent rectal dans Monve s’aboucha souvent à sa ventouse… (p. 240). La poésie est à la fois queerisée – le sonnet défait le très hétéronormatif blason et ses rôles traditionnels (écrivain-masculin-actif versus objet-féminin-passif) – et « rendue au sol » (pour reprendre la formule d’« Adieu », dans Une saison en enfer). « Le forgeron » faisait quant à lui entrer les « basses classes » dans la poésie comme nouveau sujet politique. Si la tirade du forgeron met en avant le « scandale de la démocratie » (Rancière, cité p. 199), incarnant ainsi la politique comme « mécompte », prise de parole de ceux qui n’ont pas droit à la parole, il faut rappeler aussi que les « classes dangereuses » sont toujours en même temps, pour les possédants, des classes obscènes, au sens littéral : ce qui se tient d’ordinaire – ou devrait se tenir – hors de la scène du visible, ce qui doit être caché. Ce qui fait que ces poèmes sont tous deux des poèmes politiques c’est alors qu’en eux se joue une irruption et une surrection (les pauvres, les organes génitaux) qui font « scandale ». Pour penser ensemble ces deux formes de scandale, on pourrait repartir d’un passage de L’Anus solaire de Bataille :

Ceux en qui s’accumule la force d’éruption sont nécessairement situés en bas.
Les ouvriers communistes apparaissent aux bourgeois aussi laids et aussi sales que les parties sexuelles et velues ou parties basses : tôt ou tard il en résultera une éruption scandaleuse au cours de laquelle les têtes asexuées et nobles des bourgeois seront tranchées15.

36Les ouvriers comme « parties honteuses » du corps social dans l’ordre bourgeois de la représentation, l’éruption obscène du corps dans la révolution, l’insurrection de corps inquiétants ou étrangers, la décapitation (et R. St. Clair montre que la fin du « Forgeron » opère une décapitation métrique du front / chef du roi, p. 194-199) : ce sont bien deux facettes d’un même scandale poétique qui se font jour dans ces deux textes. Obscenus désignait en latin ce qui était répugnant parce que de mauvais augure : le « tôt ou tard » de Bataille nous rappelle que la clôture de la représentation bourgeoise s’expose à un retour, sous la forme la plus violente, de ce mauvais augure qu’est le corps indiscipliné – corps queer des poètes communards (p. 237-248), corps épique du soulèvement populaire.

« … comme avec une femme » : Rimbaud avec

37Il n’est pas possible de relever ici tous les développements qui surprennent et emportent l’adhésion à la lecture du livre – telle belle page sur le dépassement du cartésianisme dans « Sensation » (p. 61) ; Banville et Verlaine analysés à la lumière de L’Idéologie allemande et de l’Anti-Dühring (p. 44-50) ; la lecture des « Pauvres à l’église » (et de certains textes de Baudelaire et Mallarmé) comme fable « cynique » déployant le dire poétique sous forme de parrhêsia, « dire-vrai scandaleux et agressif » (p. 101) ; l’étude du « zutisme » comme jouant inséparablement sur le plan de l’énoncé (irrévérence, obscénité) et de l’énonciation (communisme littéraire, parodie, satire comme satura ou trop-plein). À prendre l’ouvrage dans son ensemble, outre une thèse forte sur le caractère toujours politiquedu banal, de la matière et des corps chez Rimbaud, un des apports majeurs de cette étude est l’affirmation qu’il est non seulement inutile mais mal avisé de segmenter le corpus de Rimbaud en périodes hermétiquement séparées. L’auteur affirme en particulier que la poétique du « voyant » est déjà lisible dans les premiers textes – et toute l’étude des enjeux poético-politiques du corps développée dans le livre constitue une défense de ce postulat. R. St. Clair récuse l’idée selon laquelle le « recueil Demeny » présenterait un verbe poétique « balbutiant et incertain » (p. 103) par opposition à la maîtrise formelle dont feraient preuve les poèmes postérieurs à la Commune. Ainsi, s’il est indéniable qu’une « rupture formelle » intervient entre 1871 et 1873, pour autant Rimbaud

n’abandonne pas une vision de la poésie comme […] espace où se raconte une contre-histoire des échecs révolutionnaires, des désirs utopiques désordonnés et, en fin de compte, de la poésie comme moyen de se lier – ou de transformer ses liens – à soi, aux autres et au monde. (p. 16)

38Le Rimbaud de R. St. Clair est avant tout – pour reprendre la préposition du dernier hémistiche de « Sensation » – un Rimbaud « avec ». Le tissage du texte poétique et du sang de l’Histoire, l’intertextualité déployant des connexions en étoile, l’écologie comme « co‑ontologie » (J.‑L. Nancy), le communisme littéraire et son écriture rhizomatique provoquant une « auctorialité fluide » (p. 236 : fluidity of authorship, qu’il faut sans doute entendre dans une résonance avec l’idée de gender fluidity) : tous ces aspects se résument dans ce petit mot avec, qui détient, dans la petite pièce de 1870, la clef du bonheur :

Ce vers, Par la nature, heureux comme avec une femme, nous pouvons le lire […] comme un exemple de ce que cela peut vouloir dire, pour un « je », d’être (heureux) : cela veut dire être avec (d’autres, un/e autre). La poésie est « comme » l’existence ou l’écologie en ce qu’il s’y agit, « profondément, de co‑existence » [T. Morton, The Ecological Thought, op. cit., p. 4]. (p. 69)

39Ainsi,

Lire « Sensation » comme du pur Rimbaud (comme certains suggèrent de le faire), ou comme de la « poésie pure » au sens esthétique, nécessite que nous acceptions de troubler les eaux conceptuelles de mots comme « pureté » et « origine » avec le supplément du « avec ». De là l’importance de lire [Rimbaud] non seulement dans son contexte […], mais avec les nombreux textes au sein desquels il existe : comme intertexte, co‑texte, ou peut-être même comme perturbation textuelle, déplacement, « commotion » du sujet de la poésie […]). La poésie, pour Rimbaud, se fait avec d’autres poètes-travailleurs : avec les Parnassiens en mai 1870 ; avec les horribles travailleurs de la Commune en solidarité avec lesquels Rimbaud se déclare en grève en mai 1871 ; et avec Verlaine – entre autres – au début de l’automne 1871. Du début à la fin de la trajectoire de Rimbaud, cette poésie est impensable sans les crises littéraires et historiques, et sans les relations […] qui la forment et l’informent. (Ibid.)

40.