Acta fabula
ISSN 2115-8037

2000
Automne 2000 (volume 1, numéro 2)
titre article
Yves Chemla

L'imaginaire ininterrompu

1Ce n'est pas le moindre mérite de Francis Tremblay que d'étudier en 150 pages certains aspects majeurs de la fiction. Objet délicat et ténu, qui s'échappe dès qu'on croit le tenir, confondu bien souvent avec la littérature, la fiction est repérée dans ce livre comme un de ces " objets " culturels dont aucune société ne s'est jamais passée. Ce travail de recherche se présente aussi comme le premier pas vers une connaissance des implications existentielles exercées par les fictions. Il devrait voir un développement plus important dans le cadre d'une étape à venir marquée par l'analyse sémiotique d'oeuvres constituées en corpus et qui remettent en question, par l'originalité de leur organisation signifiante et narrative, le langage de la fiction.

2Le livre est organisé en cinq chapitres. Après des réflexions sur la fiction par lesquelles l'auteur montre le caractère insuffisant de la plupart des aspects retenus habituellement, ce sont les rapports entre la fiction et d'autres catégories ou modes de connaissances qui sont traités. La communication, la réalité et la vérité sont ainsi confrontées à cette exigence esthétique mais avant tout sociale et proprement humaine de la fiction. L'auteur montre combien les fictions sont irréductibles à ces catégories. Ce sont donc les fonctions de la fiction qui semblent à Francis Tremblay l'angle d'analyse décisif.

" Il n'y a de monde que celui de la mémoire "

3Tremblay interroge les présupposés de l'approche aristotélicienne de la fiction, " mimésis d'actions humaines " : la fonction de représentation, mais aussi le caractère humain des acteurs ou des actions, le rôle essentiel de la narration et des formes du récit ainsi que les objectifs supposés de l'imitation (représentation ou feinte, tromperie) sont désavoués par l'existence d'oeuvres qui déjouent ces présupposés. Plus grave est néanmoins l'oubli du sens fondamental de la mimésis, qui ne se borne pas à l'imitation mais qui, comme le rappelle Käte Hamburger, recoupe aussi la " fabrique ", le faire. Par mimésis, Aristote désigne les oeuvres qui ont pour objet les agents ainsi que les actions : " il s'agit d'un simulacre imagé et imaginé, qui impose à nos perceptions la fabrication réelle de l'irréel spécifique à toute fiction ". Comme le montre la lecture, par exemple, de Mrs Dalloway de Woolf, la fonction mimétique s'étend au " courant de conscience " et permet une entrée imaginaire dans la vie intérieure d'êtres autres que les lecteurs. Et pourtant ceux-ci connaissent également ce plaisir de l'invention, cette expérience intime et quotidienne du pouvoir du récit, indissociable de notre rapport à soi, au monde, à l'autre. La différence entre cette expérience intime et celle du créateur, écrivain, cinéaste, poète ou personne de théâtre, est que ceux-ci parviennent à partager cette vie intérieure, en transformant le soliloque en écriture.

4Tremblay critique ainsi la position de Genette, assimilant mimésis et fiction. Il faut en effet tenir compte de la fabrication et de la construction, du travail sur le signifiant. De même la distinction entre histoire et récit, toute théorique qu'elle soit, devient rapidement intenable. Il prend en compte un autre terme dans les processus constitutifs de la fiction narrative, la mémoire. Récit et mémoire se trouvent en fait à l'origine de tout processus de fictionnalisation.

5Comme l'a montré naguère Janet, le récit d'un événement vécu antérieurement s'adapte à la situation actuelle de sa remémoration. C'est pourquoi il importe de considérer la place de l'imagination dans les représentations mémorielles. C'est là, dans ce pli, que se joue peut-être l'essentiel : " Entre mémoire et imaginaire s'ouvre l'espace de la fiction ". Comme le montre une longue analyse de Cent ans de solitude, de Garcia Marquez, le monde prend alors sa signification grâce à la signification narrative. Mais cette organisation est décalée par rapport au réel car le désordre du monde est remis en ordre par le récit. Il y a donc bien un décalage entre le réel et ce qu'on peut en dire. Est-ce à dire que l'oeuvre de fiction vaut d'abord par sa capacité à communiquer cette réorganisation du monde ?

Considérer l'écart entre la production du texte et sa réception

6Tremblay prend acte de ce retour en force du refoulé qu'est l'auteur. La pulsion initiale de cette voix et de cette traversée jusqu'à nous serait caractérisée par l'intention. Il s'agit peut-être de construire, faire, faire voir ou ressentir. Il peut tout aussi bien s'agir de déconstruire, contrefaire ou parfaire. De même, il ne saurait être question de transmettre une émotion, mais de tout mettre en oeuvre pour en faire ressentir une. L'oeuvre prend en compte une stratégie scripturale, ce qui rend difficilement conciliable une théorie de la communication et l'acte d'écrire une fiction. En effet, il n'y aurait, pour la pragmatique (Searle notamment) aucun critère autre que l'intention pour déterminer le caractère fictionnel d'un texte, ce qui rend possible la lecture de tout texte comme une fiction. La confusion est bien entendu intenable. Tremblay se tourne alors vers le lecteur modèle d'Eco : ce n'est pas l'intention de l'auteur, mais l'intention du texte qui détermine l'aspect fictionnel. Une sémiotique de l'interprétation qui recherche non l'auteur, mais la figure du lecteur que l'oeuvre veut constituer, ouvre alors à recherche de l'articulation entre ce qui dans le texte, en référence à la cohérence textuelle constitue le système de signification et ce que le destinataire y trouve en référence à ses propres systèmes de signification. Le lecteur émet une série de conjectures sur l'intention du texte.

7Ces rapports entre texte et interprétation sont dialectiques et permettent de reconnaître l'assignation du lecteur dans le texte. À partir de l'analyse de quatre films, Orange mécaniqueBlue velvetL'Ami américainJonas qui aura 25 ans en l'an 2000, l'auteur identifie quatre modes d'organisation signifiante : le conditionnement, l'hypnose, la symbolisation, le mode réflexif. Il paraît ainsi patent que l'objectif de l'oeuvre de fiction n'est pas la communication. Il faut donc concevoir des dispositifs qui régissent l'interaction entre la fiction et ses effets, ouvrir leur analyse à la pluralité, à des pratiques qui n'ont pas à se soumettre aux visées des intentions de l'auteur et/ou de l'oeuvre. Si la fiction ne se laisse pas appréhender par l'ordre de la communication, qu'en est-il alors de son rapport à la réalité ?

Une démarcation fragmentaire entre fiction et réalité

8Il est tout d'abord difficile de distinguer entre le réel et le fictif, comme le montre l'expérience toute simple de la confrontation des témoignages lors d'un procès. Cette ambiguïté est encore redoublée dans la création en raison de la force de représentation du réel par la littérature. Cette fonction est bien entendue aussi une utopie, car le réel n'est pas représentable, comme l'ont montré les analyses de Barthes. Certes, mais si la place de la réalité dans la fiction est problématique, l'inverse est encore plus vrai : quelle est la place de la fiction dans la réalité ? L'oeuvre de fiction se présente comme une interprétation du réel, ce qui revient à admettre qu'elle le crée, afin de se donner une vérité. L'exemple canonique désormais de la " Guerre du golfe " a montré que la communication et l'information ont construit une fiction de cette guerre et sont parvenues à une oblitération de la réalité. Il y a donc des liens nombreux entre fiction et réalité, des échanges entre ces deux univers. Leur coïncidence est néanmoins impossible : on retrouve toujours des éléments fictionnels dans l'évocation de la réalité.

9Ou bien alors, en suivant Coupry et Eco, on peut considérer que nous vivons avec l'impossibilité de distinguer systématiquement et d'un seul regard la réalité de la fiction, que nous développons une aptitude à construire la vie comme un récit. Réfléchir sur ces rapports complexes constitue alors une forme de thérapie contre tout endormissement de la raison. Avec Calvino, Tremblay prend en compte la stratification de la réalité. Il y a non une réalité, mais des niveaux de réalité et la littérature ne connaît que la réalité des niveaux. À partir de Si par une nuit d'hiver un voyageur…, on en distingue au moins quatre. Celui de la plate-forme de base, l'écriture et la lecture sur laquelle se déploient les autres niveaux. Ensuite le niveau extra-textuel, marqué par l'inscription dans le texte du fragment d'existence consacré à l'écriture du texte. Puis les marques du lecteur fictif, et les marques textuelles en général, qui permettent d'accéder à celles de la communauté des lecteurs, et à tout ce qui induit les mécanismes interprétatifs. Par là, c'est l'auteur qui devient une créature de l'oeuvre et le " Je" une constitution de plusieurs " Je ".

10Ce questionnement touche ainsi la référence et ce cas particulier qu'est le nom propre. La référence est d'abord une co-référence, plus ou moins partagée avec le lecteur. Elle fonctionne essentiellement comme une croyance, et ne saurait se réduire à une relation entre une grandeur sémiotique et une qui ne l'est pas. La fiction a donc le pouvoir de créer des réseaux de référence qui ne débordent pas nécessairement sur les référents extra-linguistiques. Dans une fiction, le nom propre n'est pas dénué de significations ou de sens seconds. L'espace et le temps de la fiction, enfin, sont toujours multiples, et s'intègrent à celle-ci. Ainsi la présence au réel, c'est-à-dire au moment présent toujours déjà fuyant est problématique. On ne peut que constater le tissage entre le moment présent de la fiction et celui de l'introspection, tissage qui entremêle le sens du quotidien et celui de l'introspection, tissage qui constitue, comme le soutient Ricoeur, l'art de la fiction. Cependant, même si l'ancrage dans des réalités spatiales et temporelles permet à la fiction de fonctionner, il faut aussi considérer que l'absurde, comme chez Boris Vian, joue et déjoue ces catégories. Cette considération atteint les rapports entre la fiction et la vérité.

Ce que la fiction tient pour vrai est la vérité

11Distance et décalage démarquent le réel de sa projection dans une fiction. Ce mouvement n'est pas nécessairement assimilable à un procédé de falsification. Tremblay le désigne plutôt comme le processus par lequel la fictionnalisation induit la non-coïncidence entre le fait de raconter une histoire et la véracité des faits évoqués par le récit. La question n'est que celle de la vérité du récit, et non celle de l'(in)adéquation entre le réel et l'irréel, le fallacieux et l'authentique. Il ne s'agit pas pour autant de liquider le problème de la vérité. Pour reconnaître la vérité ou la fausseté, on doit donc tenir compte de la situation d'énonciation dans laquelle ils apparaissent en devenant accessibles ou non à notre entendement. Le traitement en est impossible hors contexte. Mais cette posture est aussi déjouée par le fonctionnement courant de la fiction.

12À la suite de Kristeva, l'auteur rappelle d'abord que la condition de la fiction est tenue ouverte par la réunion non synthétique entre le domaine vrai/faux et le domaine des transformations lexicales ainsi que syntaxiques. Le Je d'un texte de fiction est, et n'est pas. Le je qui parle est toujours différent du je dont il est question. La fiction permet une permutation incessante des instances je/tu/il. Se niant, se remplaçant, se relayant, ces instances de transition s'intègrent aux opérations de présupposition qui autorisent le langage de la fiction à dire d'un même souffle et sans s'abolir : vrai et faux, oui et non, réel et irréel, et assimilent des couples autrement considérés comme antinomiques : illusion et certitude, raison et déraison, moi et l'autre. S'ouvre alors ici tout le champ de l'identification à l'autre : le narrateur peut se projeter dans un autre, figure de l'auteur, etc. C'est reconnaître qu'il n'y a pas nécessairement fusion dialectique des identités, dans la fiction. Tremblay examine alors tour à tour la question du mensonge, de la désinformation et de l'effacement de la mémoire. Il pointe alors une série de paradoxes, et explore les risques idéologiques que fait aux sociétés encourir la généralisation des fictions.

13En effet, la fiction parasite de plus en plus l'information, notamment télévisée. Le problème est que la fiction, lorsqu'elle s'affiche comme telle, ne prétend pas nous faire croire qu'elle dit la vérité ou qu'elle reproduit la réalité. Elle cherche essentiellement à produire un effet d'émotion par la mise en spectacle du monde. Cette stratégie entraîne l'effacement des informations de la mémoire, remplacées par d'autres informations. La limite atteinte est alors celle de la fabrication des esprits, par élimination de la mémoire individuelle comme de la conscience de soi. Contre cette fabrication, il faut travailler à partir d'une mémoire " défectueuse " au regard de ces procédures totalitaires. L'exemple canonique repéré par Tremblay est celui de 1984 d'Orwell.

14La fiction n'exige donc pas que l'on croie au vrai et au faux, mais elle demande toutefois qu'on soit en mesure de les retenir en même temps. Toute proportion gardée, elle fonctionne de façon ambivalente, soit comme résistance à la réduction lexicale, qui a pour finalité de réduire les effets de connotation et de signification, soit, au contraire comme l'aboutissement de cette réduction. Il lui faut disposer de repères qui obligent à faire un choix. " Toute vérité, fictive ou non, légère ou pas, vraie ou fausse implique-t-elle, si elle veut s'imposer, la croyance dans la preuve qui l'établit ou la démontre ? ". Mais même ceux-ci peuvent participer de l'art de la feinte.

15La croyance fonctionne sans avoir eu à voir, même si croire peut aider parfois à voir. La foi s'inscrit hors du champ de la vérification scientifique et empirique. Mais en revanche, s'il suffit de voir pour croire, il y a un risque de se retrouver mythifié par les fabricants d'images. Le cinéma de fiction fonctionne sur ce jeu de déplacement des frontières entre réalité et non réalité, vérité et non-vérité, faisant prendre l'un pour l'autre. L'utilisation de règles documentaristes dans le cinéma de Welles ou dans Zelig de Allen, par exemple, permet ainsi de produire des fictions qui minent le système du jugement... L'idéal de vérité s'écroule, car le monde des apparences ne suffit pas à maintenir la possibilité de jugement. Zelig parle moins finalement du personnage que de la réaction d'une société au stimulus et au mythe qu'il représente.

16La même problématique est activée par l'approche philosophique des fictions littéraires : elle est moins attentive à la seule réalité empirique de l'oeuvre qu'à la considération de sa vérité, c'est-à-dire à la manière dont l'écrivain, dans l'oeuvre, vise à la vérité. Il est donc nécessaire d'examiner la manière dont l'oeuvre atteint à la vérité et viser la vérité de l'oeuvre, c'est-à-dire son sens. On ne raconte pas un événement parce qu'il est vrai, il est vrai parce qu'on le raconte. Le reconnaître, enfin, revient à admettre que la fiction doit être caractérisée essentiellement par ses fonctions.

Fonctions critiques de la fiction

17La lecture des fictions donne du sens à notre vie, nous aide à continuer à vivre. Les questions du sens, de l'utilité, du rapport aux savoirs, notamment du témoignage, permettent de rendre compte de la fonction utopique de la fiction, cette visée par où le plaisir de la lecture offre au lecteur cette circulation dans l'imaginaire, critique de la réalité banale et quotidienne.

18La fiction permet de fuir de l'angoisse qui nous étreint quand nous essayons de dire quelque chose de vrai sur le monde réel. Il y aurait, d'après Eco, une fonction thérapeutique de la narrativité. Elle donne forme au désordre de l'expérience et rejoint le mythe, anticipant en quelque sorte sur le futur. La lecture de roman, toujours selon Eco, a un effet apaisant. La notion de vérité ne se remet pas en question dans la fiction, alors que le monde, lui, semble beaucoup plus insidieux, piégé, leurrant. Ce sont en fait les perceptions du monde qui sont insidieuses, car les fictions du monde ne se présentent pas comme fictives, mais prétendent dire la vérité sur la signification du réel.

19Les fictions sautent les barrières des interdits qui étaient posés. Elles visent l'indicible qui demeure en marge de la parole. La littérature a donc une fonction critique : elle ne travaille plus à la consécration des valeurs admises, à l'acceptation de l'autorité, mais dénonce la complicité avec l'autorité. C'est la tâche du lecteur que de donner ou non du sens à ce qu'il lit, en dehors même de l'intention de l'auteur.

20Comme le soulignent Wellek et Warren (La Théorie littéraire), il existe un usage de ces histoires inventées, qui est de divertir et instruire, usage qui ne doit pas être confondu avec le fait d'oublier l'ennui. La fiction déclenche le désir, le plaisir, l'évasion et la connaissance, sans le sérieux d'un devoir à accomplir, d'une leçon à apprendre. Ce plaisir pluriel est de vivre des aventures que la vie quotidienne nous refuse, auxquelles nous accédons par procuration. Les connaissances transmises par la fiction sont d'un ordre différent de celui apporté par la science, la philosophie ou l'histoire.

21Mais là n'est pas pour Tremblay l'essentiel. La plupart des fonctions jusque-là examinées figurent en fait des lieux communs faiblement validés. C'est la question des savoirs qui semblent en fait plus propre à reprendre en compte les fonctions essentielles de la fiction.

22La mise en forme d'un texte de fiction relève d'un savoir-faire mis en oeuvre par son concepteur que le lecteur peut reconnaître. Ensuite, il y a tous les savoirs qui traversent le monde, et que la littérature investit (Barthes). L'oeuvre de fiction en est en fait médiatrice. Le lecteur peut se contenter de leur miroitement ou essayer d'en apprendre plus. Même s'il y a aussi un effet de reconnaissance de ces savoirs, la littérature n'en favorise aucun, elle les fait tourner et privilégie l'indirect. Il y a donc démarcation entre fiction littéraire et fiction scientifique. Face aux visées univoques, la fiction ouvre la connaissance à la multiplicité. Cette considération entraîne une modification de la perspective épistémologique qui assimile objet de connaissance et sujet de connaissance à une seule et unique identité. Les oeuvres littéraires ainsi peuvent nous aider à mieux nous connaître. " La connaissance de l'autre peut ainsi m'amener à m'interroger sur ce que je croyais savoir sur moi. "

23Une oeuvre de fiction peut alors témoigner d'une expérience vécue au cours d'un moment de l'histoire. Dans ce cadre-là, il faut distinguer communiquer et témoigner. Le Nègre crucifié, de Gérard Etienne, par exemple, nous apprend plus sur la réalité haïtienne qu'aucune science humaine ne peut nous enseigner. La place de l'énonciation, dans la fiction, se trouve de fait réactualisée par la subjectivité du narrateur. Elle transmet d'une part une émotion que ne retrouve pas le texte strictement informatif et rétablit d'autre part une fonction existentielle : raconter et raconter que l'on raconte permet de continuer à vivre.

24La fiction assume donc bien une fonction utopique. L'utopie offre en effet une vision nouvelle dans l'espace sémantique de l'imaginaire et de la fiction, depuis Platon et les lois de sa République. Cette illusion n'accepte aucun compromis, aucune concession à l'ordre ni à ses raisons. Mais elle dessine un espace dont on sait que l'on n'y entre pas, comme Moïse devant la terre promise. C'est une impasse, un seuil infranchissable pour quiconque en imagine les contours. Elle trace une rupture entre le rêve d'un monde meilleur et son inaccessible actualisation. Elle correspond à cette utopie du langage, dont parlait Barthes dans le Degré zéro, cette rencontre du possible et de l'impossible dans un seul geste du langage. La fiction littéraire a le pouvoir de faire apparaître cet espace utopique. C'est pourquoi la littérature est donc tout à la fois réaliste et irréaliste. Le rêve utopique, inscrit au coeur de toutes les fictions permet de vivre, de continuer à s'agiter, d'espérer, d'anticiper des solutions et des alternatives aux délires et aberrations des sociétés actuelles. Elle offre surtout d'émanciper le sens de la vie en l'affranchissant du vieillissement et de la mort. Leur déni est le fondement même des sociétés des civilisations répressives, où la mort devient elle-même un instrument de répression. Le mythe de la préparation à la mort, par exemple, qui introduit un élément de capitulation et de soumission est déconstruit par la fiction. Inversement, en célébrant la mort comme catégorie existentielle, la philosophie attribue une bénédiction transcendantale à la culpabilité de l'humanité qu'elle aide à perpétuer. L'imaginaire, en fait, assume l'illusion des libertés qu'il nous reste.

25En sollicitant de cette façon les processus de notre imagination et les espaces de notre imaginaire, les récits fictifs répondent à des besoins d'invention, de fantaisie et de fabulation que la platitude (voire la niaiserie) de la rectitude rationaliste nous empêche de vivre autrement. Elle s'appuie sur une double articulation : la description invite à l'imagination et celle-ci est liée à l'expression verbale. Le récit devient un répertoire de potentialités, d'hypothèses, de choses qui auraient pu être. Elle permet de sortir du monde, autrement que par la mort. Elle ouvre à l'incertain, à l'entrebâillement, que Barthes désigne dans Le Plaisir du texte.

26Ce tour d'horizon met en lumière le rôle de la mémoire dans le processus de représentation et de fictionnalisation. Les fictions disposent de ce pouvoir souvent inaperçu, car considéré comme une évidence allant de soi, d'engendrer du sens : on ne saurait vivre en marge de ce qu'elles nous enseignent sur notre rapport au monde. Si les fictions ne disent pas les ultimes vérités ni les fins dernières du monde, elles nous aident à mieux comprendre la réalité, à nous la rendre plus accessible et surtout interprétable et donc à devenir plus lucides, à une époque où les discours censés dire le vrai se réduisent justement à un tissu de fictions. Cette connaissance accrue du fonctionnement des fictions nous permet d'être mieux armés quand il faut en découdre avec les idéologies, puisque, comme l'écrit Tremblay, " les fictions sont le lieu d'une mémoire collective dont on ne doit pas faire abstraction si on veut éviter la désinformation et le joug des idées reçues ".

27Le livre suscite plus de questions qu'il n'est possible d'apporter de réponses, ce dont l'auteur est conscient. Mais c'est surtout la mise en perspective des fonctions de la fiction qui devrait retenir l'attention, même si elle oblige à sortir du cadre strict des études littéraires et à rejoindre celui d'une sémiologie plus générale. À ce titre, notamment, c'est un ouvrage dont la lecture est stimulante et devrait être conseillée aux étudiants. Les exemples retenus, tant dans la littérature que dans le cinéma, sont particulièrement efficaces. Ainsi, le choix de Gérard Etienne, méconnu en France, permet de pointer ceci par exemple, que la fiction ne se confond pas avec l'art de la représentation, mais a grandement à voir avec une esthétique de la déconstruction.