Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Décembre 2018 (volume 19, numéro 11)
titre article
Augustin Voegele

Gide moraliste ?

Stéphanie Bertrand,Gide et l’aphorisme. Du style et des idées, Paris : Classiques Garnier, coll. « Investigations stylistiques », 2018, 588 p. EAN 9782406064893.

L’aphorisme au second degré

1Non, André Gide n’est pas Michel. Et si l’Immoraliste lui ressemble par plus d’un trait, sa trajectoire n’est pas celle que voulut épouser Gide. Elle aboutit de fait à un échec qui sonne comme un jugement : le créateur se désolidarise de sa créature qui s’enfonce dans les paludes d’un insurmontable marasme.

2Pour autant, Gide est‑il un moraliste ? Ce qui ne fait pas de doute en tout cas, c’est que la morale (protestante) lui fut un point d’appui, qu’il s’en servit, dans la conduite de sa vie, comme d’une de ces contraintes nécessaires sans quoi l’homme meurt d’être trop libre. Aussi n’est‑il qu’à moitié étonnant que Gide ait repris à son compte, en littérature, le geste fondamental des moralistes : l’écriture aphoristique. Certes, la posture d’autorité dans laquelle s’installent les producteurs d’aphorismes et de maximes ne saurait lui convenir. Mais c’est pour cela même qu’il s’attaque à la forme sentencieuse : il a besoin, pour devenir papillon, d’une chrysalide à crever.

3À quoi il faut ajouter qu’il entre une part de stratégie dans le recours gidien à l’énoncé gnomique. Certes, les idées comme le style de Gide se veulent idiosyncrasiques : mais celui qui devait obtenir en 1947 le Prix Nobel de littérature n’ignorait pas qu’il portait en lui un grand homme, et qu’il était par suite de son devoir de se comporter en homme d’influence. D’où cette périlleuse équation : désireux de préserver ma singularité, je ne saurais assumer une autorité qui m’obligerait à situer ma parole dans la sphère du collectif et du général ; cependant, qui se dérobe à l’exercice de l’autorité ne saurait prétendre être influent ; il ne me reste donc qu’à emprunter, sur le mode ironique, l’autorité des autres, et à mimer (sous la forme tantôt du pastiche, tantôt de la parodie) la rigueur et la vigueur intellectuelles et stylistiques de celui qui, dans l’histoire de la littérature française, est le type même de l’écrivain autoritaire : le moraliste.

4C’est de ce parcours moralement sinueux de Gide vers les formes brèves de l’écriture gnomique que rend compte l’essai de Stéphanie Bertrand, André Gide et l’aphorisme. Du style des idées. Essai qui propose une lecture nouvelle d’un écrivain qui compte parmi les plus commentés de la littérature française, et qui abonde en formules heureuses, St. Bertrand maniant elle aussi — mais en maintenant constamment une distance critique bienvenue entre sa pensée et ses propres facilités stylistiques — l’écriture aphoristique avec la plus grande aisance.

Vérités singulières & considérations actuelles

5Relevons donc — et glosons — quelques‑unes de ces trouvailles :

  • « Gide s’appuie […] sur l’exemple des Classiques […] pour réclamer, comme les Romantiques, la nécessité d’un style […] personnel » (p. 43). Gide, en effet, oscilla constamment entre une tendance naturelle au romantisme (en témoignent les effusions pathétiques d’André Walter) et une opiniâtre volonté de se comporter en classique : aussi est‑il tentant de renverser la sentence fameuse de Michel Murat, et d’affirmer que Gide est « [romantique] par ce qu’il est, tout en étant [classique] par ce qu’il fait1 ». Or, qu’est‑ce que le classicisme gidien, sinon une morale (ou, pour détourner le lexique freudien, une hypostase esthétique du Surmoi) ? Il ne suffit pas d’affirmer, avec Yaël Dagan, que Gide « attribue au classicisme des qualités […] morales2 » : le classicisme, pour Gide, est la condition même de toute morale. Le classicisme est un art du « non‑dit3 », il est cette instance qui empêche l’homme comme l’écrivain d’en dire trop : d’un point de vue éthique, il invite au respect d’une forme de bienséance (et l’on sait à quel point Gide, même s’il fut parfois forcé d’y recourir, avait horreur du scandale) ; d’un point de vue esthétique, il conduit vers la brièveté caractéristique des formes privilégiées de l’écriture moraliste.

  • L’aphorisme gidien « incarne […] une forme d’idéal, dont l’aspect frappant atteint la cible, mais sans violence » (p. 58, c’est St. Bertrand qui souligne). Comprenez que la pratique gidienne de l’aphorisme comprend une dimension de séduction qui n’est pas sans rapport avec les inquiétudes charnelles de Gide, et donc avec son homosexualité — ou plus exactement avec sa pédérastie, pour reprendre un mot qui lui est cher. Le pédéraste, selon Gide, est celui que des frôlements, des effleurements, des caresses infiniment légères suffisent à ravir : il est aux prises avec le monde de la chair dans ce qu’il a de plus tangible, mais il spiritualise la communion des corps, la réduisant à sa plus délicate expression. Et il se pourrait bien que l’aphorisme soit la forme par excellence où se (dés)incarne stylistiquement cette double tentation de la chair et de l’esprit : descriptif par essence, l’aphorisme est le lieu d’un geste référentiel qui s’efforce de rendre aux mots leur pouvoir de dire les choses ; mais sa concision allusive le préserve de toute forme de lourdeur dogmatique, et lui permet de rester, en quelque sorte, à fleur de monde.

  • « L’aphorisme [gidien] peut […] se définir comme la mise en scène phrastique d’une idée générale » (p. 109). C’est la notion de mise en scène qui, ici, retient l’attention. Gide, on le sait, éprouvait une aversion profonde pour les aspects scéniques du théâtre. Cette aversion confinant à la répugnance s’explique par ce qui est en jeu dans l’écriture dramatique telle que Gide la manie : nul n’ignore que dans Le Roi Candaule (1901), dans Saül (1903) ou dans Œdipe (1930/1931), Gide laisse parler les démons qui agitent sa chair et son âme. Et ces démons, s’il ressent le besoin de leur donner la parole dans une écriture qui, quoique publique dans son énonciation, demeure intime dans sa conception — ces démons, il ne supporte pas de les voir s’incarner sur la scène ; ce qui n’empêche pas que ce ne soit que sur scène qu’ils puissent devenir pleinement ce qu’ils sont — à savoir des êtres charnels quoique irréels. En d’autres termes, l’espace scénique est le lieu d’un double mouvement d’incarnation (puisque les démons prennent chair) et de singularisation (puisque, indéterminés jusque‑là, ils se voient soudain prêter un visage et un corps irremplaçables). Mettre en scène et en phrase une idée générale, ne serait‑ce pas, de la même manière, donner corps (verbal) à l’idée, et la faire glisser du général au particulier ?

  • « [L]a réécriture d’énoncés aphoristiques, en s’attaquant aux formes figées, permet de dénoncer […] les lieux communs de la pensée » (p. 182). Se retirer des « lieux communs », de l’espace de la communauté est un désir qui hante Gide, qui se sent comme engagé malgré lui dans le siècle (ce qui ne signifie pas, soit dit en passant, qu’il refuse d’assumer les responsabilités qui accompagnent cet engagement forcé). Certes, l’aphorisme en lui‑même n’est pas ennemi des topoï, tant s’en faut : mais les aphorismes gidiens fonctionnent pour beaucoup sur le mode du détournement, et s’ils prétendent rendre compte, selon une logique référentielle, du monde, leur but est aussi de tourner en dérision, selon une logique hypertextuelle, les clichés et les idées reçues. Il s’agit donc pour Gide de déshabiter l’espace du consensus pour mieux investir une réalité (notamment humaine) irréductible selon lui à aucune généralité.

  • « Pour faire comprendre à son lecteur l’ouverture de son texte, Gide renoue avec des procédés autoritaires : la lecture ou l’art d’une liberté sous la contrainte » (p. 247). Formule paradoxale à souhait, mais qui rend admirablement compte de la relation pour le moins complexe de Gide à l’autorité — et qui, surtout, laisse entrevoir que Gide pourrait bien être un précurseur des existentialistes. Pierre Bayard, il y a quelques années, s’amusait, dans Et si les œuvres changeaient d’auteur ? (2010), à attribuer des textes célèbres (de La Chartreuse de Parme aux Frères Karamazov) à des écrivains qui auraient pu les écrire. Et il faut bien dire qu’un récit comme L’École des femmes (1929) aurait pu être signé Simone de Beauvoir ; et que la vision gidienne du lecteur fait inévitablement penser à la conception sartrienne de l’homme condamné à être libre. Gide, quand il écrit, veut inciter ceux qui le lisent à penser : il se pose en inquiéteur, et ses livres doivent fonctionner comme des stimuli intellectuels et moraux. Loin de vouloir imposer au lecteur une certaine image du monde, et donc une certaine lecture du texte, Gide s’efforce de créer du possible : mais, pour ce faire, il n’a d’autre choix que de forcer la main d’un lecteur qui trop volontiers s’en remet, pour comprendre le monde comme le texte, à un auteur dont dès lors l’intention est souveraine.

  • « L’actualité offre à l’aphoriste de nouveaux sujets » (p. 293). L’énoncé gnomique n’est‑il pas le lieu même de la formulation d’une vérité générale, donc inactuelle, sinon éternelle ? Chez les moralistes classiques peut‑être — encore que cela soit très discutable —, mais pas chez Gide. Le « contemporain capital », de fait, malgré sa défiance à l’égard de tout engagement, compta parmi les écrivains de son temps les plus soucieux de la réalité. Si, à l’époque d’André Walter, il se réfugie volontiers dans l’univers désincarné du symbole, bien vite, il renonce à ces paradis artificiels privés de toute substance. Certes, il est parfois nostalgique d’une forme de permanence, mais il est d’abord et avant tout attentif aux accidents du siècle, depuis les révolutions jusqu’aux faits — d’où les Souvenirs de la cour d’assises (1913), le Voyage au Congo (1927) et Le Retour du Tchad (1928), Retour de l’URSS (1936) et les Retouches (1937), mais aussi Les Caves du Vatican (1914) et Les Faux‑Monnayeurs (1925). Point de considérations inactuelles, donc, dans ses aphorismes et ses maximes, qui, plutôt que d’une volonté de s’élever au‑dessus de la mêlée, témoignent d’un effort constamment renouvelé pour se maintenir à la hauteur de l’histoire moderne, et pour la rendre, sinon vivable, du moins lisible.

  • « Les aphorismes tendent à construire un portrait tendancieux de l’homme autant que de l’écrivain » (p. 318). L’objectivité gnomique, de fait, est un leurre : mais Gide démonte le mécanisme de l’illusion. On sait quel mépris il avait pour l’injonction socratique : « Connais‑toi toi‑même ». Vaine quête — et quête, surtout, qui n’est jamais plus périlleuse que quand elle est, apparemment du moins, couronnée de succès. Penser se connaître, c’est fixer définitivement les contours de sa propre image, et par conséquent se forger une prison identitaire (encore une fois, on songe à Sartre). Faire son autoportrait, pour Gide, ce n’est donc pas se montrer tel qu’en lui‑même : car il refuse que la chimérique éternité de l’écriture gnomique le fige en une quelconque posture. L’approche gidienne de l’aphorisme est fondamentalement dynamique : fausser, biaiser son propre portrait, c’est avant tout, pour Gide, se forcer à sortir de lui‑même pour mieux rejoindre l’un de ses « mois » possibles ; et c’est aussi, d’une certaine façon, s’interdire de profiter de l’élan acquis : l’inertie n’est qu’une forme mobile du statisme, et rester soi‑même, c’est vivre sur une énergie passée, quand le devoir de l’homme comme de l’écrivain est de découvrir (ou d’inventer) continuellement de nouvelles ressources vitales.

  • « La véritable “manière” de l’aphoriste [est] celle d’un équilibriste des mots » (p. 529). C’est sur ces mots riches de sous‑entendus que se termine l’essai de St. Bertrand. En effet, la figure de l’équilibriste, ou de l’acrobate, occupe une place non négligeable dans l’œuvre de Gide. Dans Les Caves du Vatican, Lafcadio est acrobate —  il le prouve en sauvant, sous les yeux admiratifs de Geneviève, deux enfants prisonniers d’une maison en flamme. Dans Les Faux‑Monnayeurs, Passavant est l’auteur d’un texte intitulé La Barre fixe (allusion transparente à Cocteau et à son Grand Écart). L’acrobate, pour Gide, est un être désirable. En témoigne, notamment, telle note diaristique datée du 24 janvier 1902 : « Aux bains, […] pour être sûr que Ghéon y trouve Émile mardi prochain. Curieuses acrobaties d’Émile et d’un autre. Ils sont là trois qui nagent admirablement4. » Dans Si le grain ne meurt (1924/1926), d’ailleurs, la figure de l’acrobate et le mot « acrobate » lui‑même jouent un rôle crucial. Évoquant sa rencontre avec Oscar Wilde à Alger, Gide rapporte les propos que tient l’écrivain irlandais alors qu’il vient de recevoir une lettre d’amour particulièrement émouvante : « [cette lettre] est d’un jeune… How do you say ?... acrobate ? oui ; acrobate ; absolument délicieux5 ». Gide met en scène la façon dont Wilde trébuche sur le mot « acrobate ». Certes, c’est que Wilde n’est pas mais sans doute est‑ce aussi que l’acrobate est une figure dont on hésite à dire le nom. Et puis il y a la « scène du bal », où Gide évoque ce qui, sans doute, constitue pour sa psyché amoureuse la « scène originelle » : « je tombai amoureux, oui, positivement amoureux d’un garçonnet un peu plus âgé que moi, qui devait me laisser un souvenir ébloui de sa sveltesse, de sa grâce et de sa volubilité. Il était costumé en diablotin ou en clown, c’est‑à‑dire qu’un maillot noir pailleté d’acier moulait exactement son corps gracile6. » À la fois « clown » et acrobate, ce petit garçon est en outre un « diablotin ». Or, dans une lettre datée du 27 juillet 1898, Gide écrivait à Paul Valéry : « Je t’aurais l’air de bafouiller si je dis que ce qui fait différer mes démons des autres, c’est qu’ils ne sont pas extérieurs à Saül […]. Il les faut faire jouer par une troupe de petits clowns de cirque complètement emmaillotés de noir — donc ne paraissant jamais nus — ou toujours7 ». Ces démons de Saül ressemblent étrangement au petit garçon rencontré lors du bal… En somme, se comporter en « équilibriste des mots », c’est tenter, dans la sphère esthétique sinon dans le « monde réel », de s’égaler à ces être gracieux et infiniment séduisants que sont les acrobates ; et c’est, aussi, « mettre en scène » ses démons. Gide, donc, s’il n’est pas l’Immoraliste, n’est pas non plus à proprement parler un moraliste, puisqu’il s’empare de la brièveté gnomique, forme dogmatique par excellence, pour la transformer en la manifestation verbale d’une posture essentiellement ambiguë…


***

6L’ouvrage de St. Bertrand donne à penser — un peu à la manière des livres de Gide lui‑même. Gide et l’aphorisme marque selon nous un tournant majeur dans l’histoire de la critique gidienne, dans la mesure où il ose aborder de front la question, trop souvent contournée par les commentateurs, du style gidien.