Lumières américaines
1Alors que les États‑Unis se trouvent placés, pour le plus grand plaisir des uns et le plus grand déplaisir des autres, au centre du monde, voilà un bien curieux ouvrage qui nous est donné à lire. La préface de Bernard Chevignard apprendra au lecteur – qui en ignore probablement tout – ce qu’il faut savoir de Jean de Crèvecœur. Ce Normand, né en 1735, vécut en Angleterre, au Canada puis, dès 1765, dans ces colonies anglaises promises à un avenir qu’elles ne pouvaient sans doute pas imaginer. Il y devint cultivateur, propriétaire terrien et crut vivre heureux. La guerre d’Indépendance le surprit dans sa quiétude familiale. Loyaliste aux yeux des colons et colon aux yeux des loyalistes, on le jeta en prison. Il ne rentra en Normandie que pour mieux retourner à New York, en qualité de consul de France. Il fréquenta Jefferson, Franklin et Washington. Une autre convulsion historique, la Révolution française, le révoqua. Il rentra dans son pays natal et assista avec effroi à la Terreur et aux campagnes napoléoniennes, sans plus jamais pouvoir rejoindre sa terre d’élection. Jusqu’à sa mort (1813), il ne lui restera que le souvenir des jours enfuis, des jours d’avant le 4 juillet 1776 et le 14 juillet 1789. En 1801, il donna les trois tomes de ses Voyages, que lut Chateaubriand. Mme Françoise Plet réédite aujourd’hui, en un volume d’extraits soigneusement choisis et annotés (parfois par Crèvecœur lui‑même), cette « géographie humaine et économique totale » (p. 18). Nous la lirons autant comme un document passionnant sur une Amérique disparue que comme un témoignage sur cette foi dans le progrès que nous avons perdue. L’optimisme foncier de Crèvecœur fait passer sous sa plume toutes les utopies du xviiie siècle. Certains passages évoquent des pages de Jules Verne ou le discours aux comices agricoles de MadameBovary. En sage disciple des Lumières, qu’il condamnera plus tard, il cultivait son jardin mais, hélas ! l’Histoire a passé. Je présume que les ethnologues ou les américanistes (car Crèvecœur a étudié les anciens monuments indiens) connaissaient déjà bien cette relation de la « naissance d’une nation ». Au lecteur peu féru d’ethnologie ou d’américanisme, la belle sélection de Mme Plet ne révélera pas un auteur (qui se méfiait des poètes bucoliques – voir p. 237), mais seulement – c’est pourtant déjà beaucoup – un homme.