La représentation du moi et les cas limites de l'autobiographie
1Leigh Gilmore travaille depuis plusieurs années dans le champ spécifique de l'autobiographie. En 1994, elle faisait paraître Autobiographics, essai remarqué par la critique dans lequel elle notait toute l'importance de la construction de la vérité pour l'écriture intime. Elle nous revient cette année avec The Limits of Autobiography (TLOA) qui se veut une étude sur l'autobiographie appuyée par l'analyse de textes qualifiés de cas limites. À la première lecture, on a tendance à reprocher un manque de rigueur pour le choix des textes étudiés par l'auteure. Ce qu'elle appelle, en effet, ses cas limites sont souvent des textes qui ne touchent que de très loin la véritable autobiographie, du moins au sens où l'entend Philippe Lejeune. On comprend toutefois en approfondissant sa réflexion, que l'étude des textes périphériques à l'autobiographie éclaire l'objet lui-même, comme si en étudiant les pourtours on comprenait mieux le noyau. Les textes qu'elle nous présente ont été choisis à partir d'un paradigme commun: ils définissent tous un personnage victime d'un traumatisme. Ainsi ce qui intéresse Gilmore, c'est de saisir comment une victime de traumatisme se représente dans un récit qui la définit. D'innombrables questions découlent tout naturellement de cette approche. Comment se présenter quand on est habité par un traumatisme ? Faire part de sa condition impose de faire la paix avec soi et les autres. Par sa nature même, le texte autobiographique amène le lecteur à jouer un rôle important dans la représentation de l'auteur. Ce que l'auteur vit comme un traumatisme peut aussi être vécu par le lecteur comme un tabou. Quelles sont donc les stratégies narratives qu'emploieront les victimes de traumatisme afin de garder attentive l'oreille de leur confident ? Peut-on croire le récit d'un traumatisé, quand sa narration est empreinte d'une charge émotive trop forte pour paraître vraie ? Rappelons que le traumatisme définit la victime, en ce sens que ce qui choque un individu pose les balises de ce qui pour lui est acceptable. Le traumatisme est donc un choc personnel qui malmène les limites subjectives du bon sens commun.
2Dans son premier chapitre, Gilmore s'interroge d'abord sur l'émergence des récits de vie. Les dernières décennies ont été fertiles en autobiographies et mémoires. Dans la seule littérature anglophone, il y aurait eu plus de 4000 récits de vie publiés entre 1990 et 1996. Pour en venir à un tel essor, il dut certainement y avoir des mouvances dans la société. En d'autres mots, si certaines gens ont pu s'exprimer, c'est sans doute que la société a vécu des transformations profondes qui permirent à ceux qui n'avaient pas d'audience de trouver une oreille intéressée. " Women, people of color, gay men and lesbians, the disabled, and survivors of violence have contributed to the expansion of the self-representation by illuminating suppressed histories and creating new emphases. " (TLOA, p. 16) L'auteure n'approfondit pas sa recherche sur cette société en évolution, par contre elle note au passage certaines pratiques de la télé qui n'existaient pas dans les années 60 et 70 et qui s'inscrivent dans le même courant. En effet, l'arrivée des spectacles télé qui s'apparentent à des confessions publiques démontre une soif des téléspectateurs de connaître la vie des gens qui nous ressemblent, quoique paradoxalement, ceux qui sortent de l'ombre nous ressemblent que très rarement.
3Gilmore se questionne et argumente longuement sur la mémoire des victimes de traumatisme et ce que les psychanalystes appellent la fausse mémoire. Elle tranche finalement en acceptant l'existence de cette mémoire prise en défaut, tout en ne lui concédant que la place qui lui revient. Un fait intégré à un récit de vie a toujours une signification, qu'il soit vrai ou faux. Pour Gilmore, il est moins important de savoir si l'on ment ou si l'on dit la vérité; ce que l'on doit privilégier, c'est l'étude de la construction, de la représentation de ce fragile moi de cristal, et les stratégies employées pour se construire. L'auteure s'appuie d'ailleurs sur les recherches de Laub pour qui la narration d'un traumatisme n'est pas moins importante que l'événement qui l'a provoqué. Raconter un épisode douloureux de sa vie ne sera jamais revivre l'événement, c'est plutôt tenter de mettre un baume sur une plaie par la simple délivrance d'une oreille compatissante. Se raconter est une expérience qui peut sortir le sujet d'un douloureux concept pour le placer dans une histoire qui fait sens. " For Laub, telling is crucial. He claims that trauma has not happened in the same ways to someone before and after she or he can organize the story in narrative terms and recount it successfully. Narrative not only contains trauma in its formulation, but is itself an experimental category. " (TLOA, p. 31)
4L'auteure passe ensuite à l'analyse de Moi, Pierre Rivière et de la confession de Louis Althusser. Ces deux textes s'inscrivent dans une tradition de mémoires scandaleux où les principaux protagonistes sont meurtriers. Nul ne cherche ici l'oreille qui les pardonnera et qui les guérira du mal. Ils oeuvrent hors la loi tant dans la société que dans leur production narrative. Ils veulent se raconter, un point c'est tout. Althusser cherche à se comprendre et découvre dans la sexualité les raisons de sa mésadaptation sociale. " The trouble is, there are bodies and, worse still, sexual organs ". (Althusser dans TLOA, p. 41) Dans cette lancée, Gilmore affirme que les mémoires de Rivière et d'Althusser donnent raison à Foucault, qui voit dans la sexualité un paradigme post-structuraliste. On définit et on connaît quelqu'un dans et par la sexualité. Ceci dit, le discours de la sexualité est aussi lié à d'autres discours. Chez Rivière et Althusser, il s'agit de discours sur la folie, la misogynie, la criminalité et le système pénal, discours qui nourrissent la sexualité et qui sont nourris par elle. Tous ces pôles de tensions ne sont pas en déphasage avec l'identité, au contraire ils la créent, et encore plus ils sont l'identité. " These memoirs are extraordinary in that they demonstrate the interimplications of these discourses as identity. They don't hamper, constrain or distort identity ; they are not antagonistic to it ; they are identity and thus the focus of self-representation. " (TLOA, p. 41-42) À remarquer que tout ce discours sur la sexualité en rapport avec l'identité démontre une fois de plus à quel point l'autre est nécessaire pour se définir. L'écriture intime est peut-être, plus que tout autre forme d'écriture, déterminée par la réception. Toute la théorie du " trauma " semble orientée par l'oreille de l'autre.
5Au second chapitre, Gilmore analyse Bastard Out of Carolina de Dorothy Allison. Triste histoire d'une jeune fille illégitime dont les droits sont restreints par son registre de naissance. Triste histoire d'une enfant maintes fois abusée par son beau-père violent. Et enfin, triste histoire d'un système pénal phallocrate qui permet des situations intenables. En Caroline, (est-ce encore le cas aujourd'hui ?), seul un homme peut donner la légitimité à un enfant. Si elle veut effacer la tache originelle enregistrée sur l'acte de naissance de son enfant, la fille-mère doit se marier. Ce faisant, le père devient propriétaire de l'enfant et peut en disposer à sa guise. Bien que le pacte autobiographique ne soit pas scellé, tout porte à croire que cette histoire soit celle de l'auteure de Bastard. N'écrit-elle pas ailleurs ces très belles phrases qui lèvent pudiquement le voile sur sa vie passée : " Behind the story I tell is the one I don't. Behind the story you hear is the one I wish I could make you hear. Behind my carefully buttoned collar is my nakedness, the struggle to find clean clothes, food, meaning, and money. Behind sex is rage, behind anger is love, behind this moment is silence, years of silence. " (Allison dans TLOA, p. 63)
6Ce nouveau cas limite que nous présente par Gilmore pose la sempiternelle question du " où s'arrête l'autobiographie et où commence la fiction ? " Et d'autres encore : comment mémoire et imagination se rencontrent pour construire des données historiques ? Est-ce qu'une personne traumatisée peut rendre le témoignage crédible d'une expérience collective ? Qui le décide et en vertu de quel pouvoir? Et si le mensonge ou la fiction n'était que finalement qu'un complémentaire de la vérité ? " Most controversial is the perennial claim that fiction offers truths that fact cannot. Once fiction's truth is prefer to fact's, the autority of both trauma and autobiography that derives from the eyewitness's credibility is thrown into a crisis of legitimacy. " (TLOA, p. 47) Au delà de ces questions, en persiste une, celle qui est le leitmotiv du livre de Gilmore : comment le personnage-narrateur se représente-t-il dans le texte ? Bastard Out of Carolina semble construit dans un univers symbolique où le rôle du narrateur est tout puissant. La crise identitaire du personnage tient de son statut d'enfant illégitime, et tout se rapporte à ce statut de citoyenne de seconde classe. Étant une bâtarde, il est somme toute normal que l'on abuse d'elle. Ainsi que le spécifie Gilmore, " Dorothy Allison connects the damage of incest to the shame of illegitimacy ". (TLOA, p. 69) Le personnage se dessine dans un univers de violence, d'abus sexuel mais dans un discours à forte teneur symbolique et poétique, petites douceurs absentes du quotidien de l'enfant qui cherchent à embaumer le passé de l'adulte.
7" There will always be a father " est le titre du chapitre suivant et renvoie à la dernière phrase qu'aurait dite Gary Gilmore avant d'être exécuté pour le meurtre de deux jeunes mormons. Gary Gilmore fut le premier criminel fusillé après que l'Utah eut réinstauré la peine de mort. Son procès fut spectaculaire et demeura tristement célèbre. Il semble que l'accusé ait tout orchestré pour obtenir ce verdict final. Norman Mailer s'inspira d'ailleurs de cette histoire pour écrire son roman The Executioner's Song qui lui rapporta le prix Pulitzer en 1980. Plusieurs années plus tard, le plus jeune frère du condamné à mort, Mikal, publie Shot in the Heart, auto/biographie dans laquelle il témoigne de l'intérieur comment la famille vécut ce drame. Ici Leigh Gilmore (aucune parenté évidente avec Gary et Mikal) explore la représentation du moi dans un contexte où le narrateur raconte l'histoire de sa famille pour se raconter. Fils d'une famille nombreuse, l'auteur de Shot in the Heart est le seul enfant aimé d'un père violent. S'il veut se libérer du poids d'un passé dramatique, il doit parler avec les morts et élucider quelques mystères qui hantent sa famille. Parmi ces secrets bien gardés, le narrateur avoue que le jour même où son frère aîné passait à l'homicide, il avait appris que son père violent n'était pas son père géniteur. Le pacte du silence était tellement bien scellé, que la famille n'a pas ouvert la boîte de Pandore au procès, et ce, même si la révélation aurait pu atténuer le verdict. Cette fois-ci, on cherche à comprendre non seulement comment la vie de nos proches peut influencer la nôtre, mais aussi comment les discours d'autrui peuvent intervenir dans la construction du moi. Le plus bel exemple est d'abord puisé dans une correspondance où Gary Gilmore rapporte la dernière phrase que lui aurait dite un confrère de prison avant de s'éteindre. Quinze ans plus tard, soit peu de temps avant d'être exécuté, Gary Gilmore reprendra à son compte les derniers mots que lui avait dit son ami : " I want to disappear into the nothingness inside myself, where nobody can hurt me ever again " (TLOA, p. 86-87) Tel un bon journaliste, l'auteur de Shot in the Heart voulut aller à la source, pour mieux comprendre qui était ce jeune homme avec qui son frère s'était lié d'amitié. Vaine démarche, il n'existe aucune trace de son passage à la prison d'état du Utah. Pourtant la même phrase revient deux fois, à quinze ans de distance, sous la plume de l'assassin. La première fois, il la prête à son compagnon de cellule et la seconde fois, il se l'approprie sans mentionner qu'il la repique. Que ce soit un mensonge, un faux souvenir ou de la fiction pure et simple ; le jugement a peu d'importance. Si la première histoire est inventée, elle n'est pas moins partie prenante de la représentation du frère de l'auteur. Shot In the Heart n'est pas, au sens propre, une autobiographie. Le discours y est en fait autant biographique qu'autobiographique. Qu'à cela ne tienne, il y a tout de même une représentation du moi et voilà ce qui intéresse l'auteure de Limits of Autobiography.
8En résonance au chapitre précédent, Leigh Gilmore analyse dans " There will always be a Mother " l'oeuvre de Jamaica Kincaid. Encore une fois des textes où le pacte autobiographique ne sera pas entériné. Jamais les narrateurs ne partageront avec leur auteure le même patronyme. Ce qui importe pour Gilmore n'est pas tant l'identité des trois instances mais la métonymie qui assure une contiguïté de l'autoreprésentation. Sans rejeter l'oeuvre des deux intellectuels, Leigh Gilmore s'inscrit tout de même en porte à faux de Ricoeur et Olney, qui privilégient la métaphore comme figure dominante de l'autobiographie.
" The autobiographical subject represents the real person not only or even primarily as a metaphor of self, wherein the self in the text transcends its materiality and becomes an emblem for a person's striving. But by emphasizing metaphor, autobiography seems to represent or be represented by the metaphorical resonance of reality. Then, autobiography appears as a metaphor for truth beyond argument, of identity beyond proof, of what simply is. Yet, insofar as autobiography represents the real, it does so through metonymy, that is, the claims of contiguity wherein the person who write extends the self in the writing, and puts her in another place. " (TLOA, p. 101)
9Par ce procédé qui augmente la portée autobiographique, Gilmore peut construire une théorie unique pour trois personnages narrateurs de Jamaica Kincaid. Aussi écrit-elle, " Kincaid extends what appears to be the same character, with different names, book after book. " (TLOA, p. 101) Chacun des personnages est en conflit avec un membre de la famille. L'un d'eux se rappelle de la dure phrase que lui a dit un jour sa mère : " You just cannot go around the rest of your life looking like a little me. " (Kincaid dans TLOA p. 110) Véritable assertion couperet, c'est tout un monde qui s'effondre, une subjectivité qui doit apprendre à se détacher de l'objet qui la définissait. Une fois de plus, l'autre déterminait le moi.
10Enfin, le dernier chapitre de The Limits of Autobiography explore l'œuvre de Jeanette Winterson. En exergue de ce chapitre on retrouve une citation de Michel Foucault, tiré du " Philosophe masqué ". En 1980, Foucault acceptait de donner une entrevue au Monde à la seule condition qu'elle se fasse sous le couvert de l'anonymat. Quand on lui a demandé ce qui le poussait à ne pas révéler son identité, il répondit que " [l]e nom est une facilité " (Dits et écrits, p. 104) ; ce qui fut traduit par " A name makes reading too easy ". (TLOA, p. 120) C'est de l'anonymat qu'il s'agit dans ce nouveau chapitre. Un peu à la façon d'Anne Garreta, Jeanette Winterson a publié un roman dans lequel il est impossible de déterminer le sexe du narrateur. Un je qui ne se nomme pas, par définition lejeunienne, ne peut pas devenir autobiographique. Quoi qu'il en soit, Gilmore trouve suffisamment de traces autobiographiques dans le paratexte pour aborder Written On The Body à la façon d'un cas limite de l'autobiographie. Un tel texte déstabilise le lecteur. Ainsi que Foucault le mentionnait plus tôt, on connaît autrui par sa sexualité. Le narrateur de Written eut des amants et des maîtresses. Rien n'indique dans la relation centrale qui le lie à Louise s'il est question d'une relation homosexuelle ou hétérosexuelle. Il n'y a jamais d'accord grammatical révélateur du sexe du narrateur. Il va sans dire que le personnage qui dit je n'est jamais interpellé ni nommé. Pourtant, on sait à quel point nommer un personnage, c'est le placer dans un univers de sens. En analysant ce texte à la façon d'un cas limite de l'autobiographie, Leigh Gilmore pose une question pertinente, à savoir quand et comment l'absence d'informations peut être perçue autrement qu'un manque d'informations dans la démarche identitaire. En ce sens, l'absence d'informations dans la représentation du moi doit aussi être perçue comme élément significatif. Donner un nom, un sexe à un personnage, c'est déjà le positionner dans un ordre social hautement mythifié. Foucault qui refuse de se nommer démontre tout le poids social accordé aux patronymes. Ici ce n'est pas le mensonge ou les faux souvenirs qui sont analysés mais les omissions volontaires et involontaires. Le silence ne peut-il pas aussi être lu comme une affirmation ?
11Il y a toujours eu et il y aura probablement toujours deux attitudes chez les auteurs. L'attitude pudique qui dit que tout est fiction et qu'on ne doit pas chercher d'éléments autobiographiques dans les romans, et celle de Marie Cardinal qui affirmait plutôt que tous ses romans sont autobiographiques. De toute évidence, Leigh Gilmore préfère la seconde hypothèse à la première. Si la réflexion est riche dans The Limits of Autobiography, il subsiste néanmoins un danger avec ce type d'approche. Le concept de " représentation du moi " (self-representation) paraît embrasser beaucoup trop large. Au fond, fictive ou factuelle, toute affirmation porte en elle son locuteur et est une représentation de la voix qui l'émet. Analyse-t-on toujours le même objet quand un narrateur est autobiographique, un autre est mémorialiste et un troisième fictif ? Certes, tous trois s'inscrivent dans un texte et tous trois ont la même fonction. Mais la relation pragmatique qui les unit aux lecteurs est en tous points différente. Et cette donnée change considérablement la façon de transmettre le message. Évidemment, la réalité résistera toujours à l'arbitraire du signe dont la fiction est un produit. Même si la démonstration est éclairante et rappelons-le pertinente, la méthode n'agace pas moins. La représentation de moi dans une autobiographie est d'abord une représentation projetée par l'auteur. Quant à la représentation du moi de l'auteur dans un roman, il semble qu'elle soit d'abord une projection du toi par un critique...