Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Printemps 2001 (volume 2, numéro 1)
titre article
Cécile Alduy

Bonnefoy lecteur de Baudelaire

Y. BONNEFOY, Baudelaire : La Tentation de l'oubli, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2000.

1Derrière la modestie de ses dimensions et de son ton, la plaquette que publie aujourd'hui Yves Bonnefoy poursuit l'analyse toujours recommencée de la parole poétique, et expose à partir d'un exemple certes illustre, mais surtout concret, les enjeux axiologiques auxquels est confrontée cette dernière. Dans ce petit volume sont retranscrites deux conférences prononcées à la Bibliothèque nationale de France en l'an 2000. Récrites par l'auteur, elles ont été polies avec cette pureté de style qui lui est propre, et leur inachèvement avoué en fait un travail préparatoire destiné à poser les fondements d'une étude de la poésie moderne.

2Deux poèmes des Fleurs du Mal servent de point de départ à ce projet : "Je n'ai pas oublié, voisine de la ville…" et "La servante au grand cœur, dont vous étiez jalouse…". Si leurs tonalités respectives s'opposent, de la lumière resplendissante d'une cérémonie luxueuse à la mélancolie froide d'une existence effacée, ces deux poèmes successifs partagent, outre leur forme non strophique et l'absence de titre, le motif (sujet ?, thème ? contenu ? se demande Bonnefoy) du souvenir et de l'oubli. Et c'est bien un diptyque, et un mouvement dialectique, que forme cette suite presque continue d'alexandrins, disposée sur deux pages pour un face-à-face révélateur.

3Tous deux font allusion à des scènes concrètes de l'enfance de Baudelaire. Bonnefoy part alors dans la direction d'une anamnèse paradoxale, où c'est le critique qui va chercher dans la mémoire et dans la correspondance de Baudelaire les événements qui serviraient de trame biographique à ces évocations. Ils remontent à une période ancienne, particulière, où, à la mort de son père, Baudelaire enfant se retire seul avec sa mère dans une grande maison de Neuilly, à l'été 1827. Ces quelques mois de grand bonheur et de grande intimité semblent fondateurs pour l'éveil à la sensualité du petit Charles, bercé dans les fourrures et les parfums de sa mère, mais ils se voient également entachés de l'ombre de la trahison future de la mère, Caroline, prête à succomber à la chair et à épouser Jacques Aupick. L'accusation envers cette femme oublieuse et de son deuil et de son fils se change toutefois dans le deuxième poème en une faute commune, qui frappe un "nous", et débouche sur l'évocation d'un risque pour le poète lui-même dans son activité d'écriture. Ce risque, que Bonnefoy repère au-delà du sens explicite du texte comme une confirmation de sa propre théorie de la poésie moderne, pèse sur l'expérience de vérité que la poésie devrait viser, et consiste en l'oubli de la mort et de la finitude de notre humaine condition. Ainsi s'achève une première conférence qui a surtout rassemblé les données biographiques et l'interprétation psychanalytique dont Bonnefoy a besoin pour parvenir à son véritable propos, qui va, on le devine, au-delà de l'anecdote et de la psychocritique.

4Les réticences premières envers cette démarche biographique, qui semble s'éloigner du texte et n'en retenir que des atmosphères et le détail de quelques mots, aussitôt intégrés dans une interprétation univoque, s'effacent si l'on se laisse séduire par la saveur d'une langue, d'une pureté rare, et d'une pensée qui se veulent d'emblée fondatrices (on dirait parfois militantes) et poétiques. L'analyse critique est ici au service d'une philosophie et d'une éthique de la poésie, qui se propose de la fonder en raison et en vérité. Yves Bonnefoy ne sonde pas la psyché de Baudelaire pour livrer une lecture psychologisante du processus de création, ni n'asservit le texte au profit d'une plongée (aléatoire) dans l'inconscient du poète. Sa démarche n'est donc pas une méthodologie, encore moins une réduction de la création littéraire à des conflits œdipiens irrésolus. Elle est d'emblée théorie, au sens fort, voire doctrine, mais aussi pédagogie de cette doctrine, illustrant dans le retour à la vie concrète de l'auteur enfin renvoyé à sa modeste condition d'homme, l'exigence faite à la poésie de se souvenir des êtres dans leur finitude.

5Outre la cohérence conceptuelle et la vraisemblable des analyses, dont on sent bien qu'elles s'étayent sur une connaissance intime de l'œuvre aussi bien que de la vie de Baudelaire, l'auteur emporte l'adhésion lorsque ces premières étapes débouchent sur le vrai propos de ces conférences. Il s'agit d'expliciter une nouvelle fois sa théorie de la modernité poétique, modernité vécue, justement, tout autant que pensée. À travers Baudelaire, c'est la question de la place de l'art dans la vie, ou plutôt de la vie dans l'art qui est posée — et l'on comprend alors que l'oubli du père défunt soit une faute poétique, et non morale, ainsi qu'une faute philosophique, car elle est l'oubli de la mort et de notre condition humaine aussi bien.

6Que faut-il entendre par la "tentation de l'oubli" ? Le désir que l'écrivain peut éprouver de se laisser porter par sa "belle langue", créatrice d'un monde à sa convenance, sans se rendre compte qu'il perd ainsi le contact avec les choses et les êtres comme ils sont dans une relation inter-humaine que naissance et mort, et le hasard des évènements, déterminent. Et poésie est de se souvenir de cette perte, de lutter contre cet oubli, afin de rendre à ces réalités du monde quotidien leur présence, leur capacité d'enseigner la sorte de vérité qui est propre à l'existence effectivement vécue. "

7La faute implicite de la mère et de l'enfant dans cette félicité des jours d'été à Neuilly que décrit le premier poème, cette faute n'est donnée à entendre que dans le second texte : c'est l'oubli de Mariette, "la servante au grand coeur", et du père défunt. Dans ce deuxième poème se dit cette fois non plus une sensualité érotique qui vise à se sublimer dans l'expression poétique, mais un réel amour de l'être, dans sa contingence et son quotidien, une "compassion" qui semble devenir aussi la clé d'une vraie poésie, éloignée des mirages de l'éros pétrarquiste ou platonique. La fascination pour la mère, dans sa logique de l'interdit et du dépassement obligé, correspondrait à un "affinement du désir, un passage de celui-ci du corps aimé et vécu à une âme qui en serait la quintessence et délivrerait la chair". À l'inverse, l'affection envers Mariette passe par des gestes ténus et concrets, ou des objets qui nous renvoient à notre fragilité et notre humanité. Les deux poèmes confrontent ainsi deux principes amoureux, éros et compassion, et reflètent la tension psychique qui déchire Baudelaire, tenaillé par une double aspiration à l'être et à l'Idéal, qui a rapport avec la poésie comme telle, car "le poétique est effectivement impliqué dans l'existence, et pas seulement comme un texte qui la reflèterait à son plan, c'est-à-dire par le dehors".

8Chez Baudelaire, le corps est plaisir, mais associé encore à une pensée de la transcendance, car le désir va au Bien, le Beau étant son épiphanie. Bonnefoy repère à travers d'autres textes un système des signes où se vérifie idéalement l'adéquation du corps à l'esprit dans l'identité rêvée entre le Beau et le Bien. Mais soudain se rompt cette harmonie avec la révélation de la faute de la mère envers lui-même, envers son père, et de la prise de conscience de sa propre faute envers Mariette. L'effondrement de ce système exige en réaction de reconstruire une unité, loin du désir, mais toujours à travers les données de la perception, premières voies ouvertes à la création poétique, et dès lors passage obligé pour le poète. Ce sera dans une ascèse de la chair et un éveil à la sensation pure qu'il parviendra à redécouvrir un arrière-plan de transcendance au-delà du risque de fourvoiement dans l'idéal amoureux. S'ouvriront alors des profondeurs infinies dans la jouissance sensuelle des "correspondances" et l'ébranlement du Beau et de sa transcription musicale. Mais la recherche de la "belle image" est vouée à l'échec, car celle-ci a tôt fait de se déchirer, comme le poème "À une passante" l'illustre. Et la langue elle-même fait peser une "matière de son sur la musique de l'idéal" qui la ramène une nouvelle fois à son caractère concret et contingent. Dans ce retour obligé de la matérialité dans la langue se reconnaît le dépassement nécessaire de la volonté esthétisante vers une poésie de la compassion, qui prend pour compagne la sœur, et non plus l'amante ni la mère.

9Tel est le "raisonnement" probable de Baudelaire que Bonnefoy retrace, et qui est d'abord celui du poète Bonnefoy. Cette fiction, ou projection, permet à ce dernier d'incarner sa pensée, et donc d'être pleinement en accord avec soi-même en s'attachant à l'être concret, biographique, mortel de Baudelaire en proie à un questionnement surgi de l'expérience, et non à une figure idéale du Poète. Ce détour par les contingences, mêmes imaginées, tente de remédier au risque de construire un système de pensée abstrait, une esthétique définie, mais hors de la vie, alors que la vérité qu'il s'agit d'exprimer, est justement née d'une confrontation avec le réel et un vœu de retour du réel dans la poésie. "L'Art qui se dégage de soi se reconnaît en dette devant l'existence ordinaire, et la sorte d'amour qu'on y rencontre". La démarche étonnante de Bonnefoy s'explique et se justifie par cette reconnaissance d'une faute de l'art contre la vie, et le risque d'oublier de la mort, c'est-à-dire la finitude qui entache mais aussi leste notre quotidien et en fait la valeur de vérité.