Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Mars 2017 (volume 18, numéro 3)
titre article
Thomas Le Colleter

« Le chant des voix ensevelies » : horreurs & merveilles de l’opéra

Timothée Picard, Sur les traces d’un fantôme. La civilisation de l’opéra, Paris : Fayard, 2016, 728 p., EAN 9782213681825.

1La véritable somme de T. Picard ici proposée à l’analyse apparaît, selon les propres mots de l’intéressé, « animé[e] d’un souci inquiet : celui d’embrasser tout un pan de civilisation qui paraît menacé pour mieux interroger son héritage et son devenir à l’heure où les conceptions que l’on se fait de la culture connaissent une mutation sans précédent » (p. 709). À ce titre, le geste inaugural, évoquant l’exhumation récente des antiques « urnes de l’opéra », dans lesquelles étaient entreposés des enregistrements des plus grandes voix du début du xxe siècle, apparaît comme une belle métaphore de la volonté de l’auteur : prendre pour point de départ – pour prétexte ? – le Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux, célèbre roman paru en 1910, afin de déployer « le vaste tissu de références et d’imaginaires qui l’ont nourri » (p. 19) et s’en servir pour parcourir les implications de l’imaginaire de l’opéra tel qu’il se donne à éprouver dans la littérature, les arts et l’histoire des idées, de Crébillon jusqu’à nos jours.

2Le choix du roman de Leroux apparaît particulièrement adapté, dans la mesure où il attire notre attention sur une certaine vision du monde, caractéristique, selon l’auteur, des rapports que notre civilisation entretient avec l’opéra : « Publié en 1910, il exerce sa rêverie sur une époque antérieure, celle des années 1880, qui semble elle-même méditer sur les splendeurs d’un temps révolu datant d’avant la Commune et la guerre de 1870. » (p. 20.) Le Fantôme de l’Opéra mettrait ainsi au jour la « pulsion archéologique » inhérente à tout amateur d’opéra, qui tend à suggérer que la nostalgie et la conscience de la perte, imminente ou advenue, seraient consubstantielles à cette « civilisation » lyrique qui n’en finirait pas de jouir de la beauté de son propre crépuscule. En outre, le roman permettrait de prendre conscience de la nature profondément paradoxale de l’art lyrique : alors que l’opéra est l’art savant par excellence, l’œuvre qui en saisit peut-être le mieux les implications est issue de la culture populaire. On voit apparaître ici l’un des autres grands postulats du livre : l’idée que l’esprit de l’opéra est d’une nature plastique qui se survit dans sa capacité d’adaptation à d’autres formes artistiques (le cinéma notamment). L’intérêt de prendre pour point de départ le genre opératique s’explique dès lors, dans la mesure où « les artistes et les intellectuels ont trouvé dans l’opéra ou quêté à travers lui un modèle » (p. 30). L’opéra apparaît ainsi comme un moyen heuristique pour interroger « l’essence même de l’art au moyen duquel ils s’expriment » (p. 30). Or cette interrogation révèle une ambivalence profonde dans la perception de l’art lyrique : celui-ci apparaît tantôt comme une non-forme, incohérente, kitsch ; tantôt comme une forme nouvelle, profuse, libre, idéale.

3Au-delà d’une réflexion centrée sur l’identité du genre opératique et ses prolongements intermédiatiques, T. Picard élargit perpétuellement le questionnement à une méditation beaucoup plus vaste : car à travers l’opéra, c’est bien tout un « état de civilisation » qui est envisagé, celui de la culture bourgeoise à son apogée, dont il s’agit ici d’examiner les fondements, les fantasmes et les survivances. La réflexion qui s’ouvre prétend donc brasser aussi bien une problématique esthétique qu’une approche culturelle, politique et sociale.

Le Fantôme en son Palais

4La première partie de l’ouvrage se met en quête des représentations de l’opéra véhiculées par le livre de Leroux. Or celui-ci présente l’intérêt de constituer un véritable « abrégé » de toutes les conceptions, thèmes, problématiques associés à l’art lyrique en France à une époque donnée. Ainsi, le Fantôme de l’Opéra porte en lui un extraordinaire témoignage sur la représentation que la culture occidentale se fait de l’opéra au xixe siècle, et, à ce titre, il présente un intérêt synthétique auquel aucun des « chefs d’œuvre canoniques de la littérature mélomane » (p. 33) ne peut prétendre. Cela permet à T. Picard d’explorer dans un premier temps les filiations génériques et culturelles du roman, en replaçant celui-ci dans son contexte d’écriture. La nature « populaire » de l’œuvre invite à une réflexion sur les caractéristiques propres à la littérature populaire de l’époque, qui se trouve alors à un moment charnière, influencée aussi bien par l’industrie naissante du cinéma que par l’essor du journalisme.

5L’auteur commence par rendre compte de la fascination exercée par le roman populaire à la fin du xixe siècle et au début du xxe en expliquant que celui-ci parvient à « donner des formes concrètes convaincantes aux principaux conflits – désir et crainte mêlés – qui travaillent l’imaginaire collectif à un moment spécifique1 » (p. 41). À ce titre, il fournit un cadre privilégié pour « la fabrique des mythes de l’époque moderne » (p. 42). T. Picard suggère que le roman de Leroux parvient précisément, en synthétisant plusieurs veines littéraires (le fantastique, l’imaginaire musical de la littérature, le fantasme de l’opéra, une certaine représentation de la bourgeoisie du Second Empire), à « façonner le quasi-mythe de son temps » (p. 53). Or, la fabrique du mythe repose sur un substrat ambivalent : d’un côté, le Fantôme de l’Opéra s’inscrit dans un contexte postnaturaliste qui conduit le narrateur à multiplier les revendications de véridicité et à affirmer une foi inébranlable dans les valeurs de la rationalité positiviste ; d’un autre côté, ce scientisme bon teint se trouve régulièrement mis en doute par toutes les formes possibles d’irrationalité et de superstitions. Le mythe du Fantôme repose précisément sur le halo de doute porté sur son existence : existe-t-il, ou non ? Ce questionnement de lecteur naïf s’avère avoir une portée ontologique vertigineuse, dans la mesure où il interroge plus généralement le mécanisme même de l’opéra, tantôt considéré comme opérateur de dévoilement d’une vérité à travers l’illusion, tantôt, au contraire, comme vecteur d’aveuglement et d’erreur. Or, si le roman se ressaisit de la plupart des composantes de l’esthétique fantastique, il les soumet « à un régime de mise en scène tel […] qu’ils sont gelés par le recours au second degré » (p. 55). Ainsi se trouve dévoilé un mécanisme à triple fond dans lequel la stabilisation du sens n’est pas donnée.

6T. Picard poursuit la réflexion en se consacrant à l’exploration des héritages de Leroux, le Fantôme venant synthétiser une longue tradition littéraire et picturale. Ainsi se trouvent brossés les grands thèmes qui parcourent le roman, du topos de la Belle et la Bête à toutes les formes de la monstruosité (Shelley, Hugo) ou de l’enquête policière (Poe). L’auteur passe ensuite en revue les sources ayant pu présider à la construction de l’image du Palais Garnier, ainsi que les représentations archétypiques de la diva et du divo, déjà présents chez Hoffmann et porteurs d’une charge satirique raillant leur égocentrisme mesquin. Au-delà de la satire des chanteurs, il apparaît que le roman propose une réflexion sur les pouvoirs du chant. En traitant celui-ci sur le mode fantastique, Leroux semble revendiquer une défense du pouvoir envoûtant de l’art contre le désenchantement du monde provoqué par l’affirmation grandissante de la rationalité calculatrice et du capitalisme marchand. De ce point de vue, l’intertexte fondamental est constitué encore une fois par l’œuvre de Hoffmann, dans laquelle le chant apparaît comme le miroir de l’intériorité sensible, mais aussi par d’autres références où il se rapproche davantage de l’expression d’une sexualité féminine trouble (Carmen). T. Picard parcourt alors les avatars des différentes valeurs attribuées au chant en littérature, de Balzac à Schnitzler en passant par Villiers de l’Isle-Adam, de la mélopée post-rousseauiste à celle, mécanisée et inquiétante, de l’Ève future. Il ressort de cette enquête que l’imaginaire littéraire du chant au xixe siècle permet avant tout de mettre en exergue une « tension entre amour et sexualité, vérité du chant et vérité de l’être, dont la construction fantasmatique de la diva rend hyperboliquement compte » (p. 178), et dont une approche psychanalytique du roman (celle, en l’occurrence, de Slavoj Žižek2) pourra faire son miel.

7L’auteur termine le premier temps de la réflexion en se penchant sur l’imaginaire de l’Opéra comme lieu au xixe siècle. Encore une fois, il montre à quel point celui-ci apparaît investi de significations ambivalentes : tour à tour artificiel et profond, spirituel et pulsionnel, il est le lieu par excellence où « la dialectique de l’être et du paraître est susceptible de se renverser » (p. 203) et où le carnaval et la valse des identités aboutissent à une reconfiguration inattendue de la vérité à travers l’illusion. Tout au long des différentes fictions littéraires ici convoquées (Hesse, Poe, Werfel), il est ainsi successivement revêtu de significations métaphoriques diverses : parfois « royaume enchanté de l’infini cher aux romantiques, offert en compensation du monde limité et nécessairement frustrant dans lequel l’homme se meut quotidiennement » (p. 194), il apparaît également comme figuration de la psyché. À ce titre, il peut laisser libre cours à l’expression des fantasmes les plus débridés et donner son cadre à un jeu de massacre qui prend également une dimension politique, ou déboucher sur l’image traumatique, quoique peut-être secrètement désirée, de sa grandiose autodestruction, motif qui hante l’œuvre de Julien Gracq notamment. Un retour à l’œuvre de Leroux permet de clore ce premier temps en montrant que « la relation que le roman entretient avec la représentation d’un XIXe siècle inconscient et inhibé dépasse de loin la seule question du sexuel. Elle engage également la culture et l’Histoire » (p. 241). Le début du roman évoque en effet un cadavre retrouvé par hasard dans le sol de l’Opéra, qui, selon le récit officiel – réfuté par le narrateur – serait une victime de la Commune. Cette association du Fantôme avec les communards laisse entendre le rapport ambigu que l’opéra entretient « avec le refoulé collectif, le mensonge, le secret » (p. 241). La bourgeoisie aisée aurait-elle édifié son temple sur le « cadavre des révolutions refoulées » ?

Paris, capitale du xixe siècle

8La deuxième partie se focalise logiquement sur le mythe de l’Opéra comme lieu, dont le Palais Garnier apparaît comme l’archétype. T. Picard le considère comme un moyen d’accéder à la « psyché du xixe siècle » et, plus généralement, de dépeindre « la culture bourgeoise à son âge d’or » (p. 245), ainsi que le rapport que nous entretenons avec cet âge d’or. L’image d’un fantôme effrayant rôdant derrière les ors et les velours serait une façon de suggérer l’horreur sous la beauté et l’exubérance : moyen imagé d’exprimer l’angoisse de l’homme du xixe siècle, confronté à la disparition de la possibilité de tout rapport lyrique au monde sous l’influence de la science et de la finance, et cherchant à cacher cette angoisse derrière une beauté si chargée qu’elle en devient suspecte. À l’intersection entre beauté et angoisse se situe le kitsch, qui constitue l’objet d’étude majeur du chapitre.

9T. Picard commence par se plonger dans les écrits de Garnier pour analyser les références qui animent le projet de construction de son Opéra, lieu focal du xixe siècle, dans lequel se trouve condensé tout ce que la civilisation bourgeoise engendre d’idéaux, aussi bien politiques qu’esthétiques. Il souligne le paradoxe qui sous-tend l’ambition de l’architecte : « Le nouveau théâtre apparaît en effet comme une œuvre moderne qui cherche paradoxalement à compenser les méfaits de la modernité en faisant perdurer l’enchantement coloré d’un lointain qui se perd. » (p. 250.) Ainsi, « la débauche de beauté » posséderait une « fonction compensatoire » ; l’auteur résume dans une phrase particulièrement saisissante le dispositif dont il rendrait compte :

10La mise en scène spectaculaire d’un objet promesse de jouissance, produit grâce à la technique (monde industriel) et qu’il faut dûment monnayer (monde capitaliste), pour retrouver la féerie perdue d’un temps idéalisé d’avant la modernité où nature et culture ne faisaient qu’un – ces mondes de la compensation se trouvant être eux-mêmes hantés par le spectre de la déréliction (p. 250).

11Dans ses essais intitulés Le Théâtre et Le Nouvel Opéra, l’architecte définit ce que doit être l’opéra de son temps : une institution à la gloire de la bourgeoisie, qui instruit le public en le distrayant à travers un théâtre dont la noblesse suppose le luxe et la richesse, et dans laquelle le spectacle est autant dans la salle que sur la scène, conformément au « penchant théâtral » de l’humanité – la foule des spectateurs étant considérée comme l’actrice principale de cette œuvre monumentale. Cette ambition se traduit d’un point de vue architectural par une rêverie démesurée et accumulative qui tire ses symboles de principes esthétiques empruntés à l’opéra lui-même, et notoirement le Grand Opéra à la française, celui de Meyerbeer. Cela a pour conséquence d’installer une forme de circularité parfaite entre le réel et la fiction : « l’opéra comme genre inspire l’Opéra comme lieu qui, en retour, stimule de nouveau l’opéra comme genre (p. 275) », puisque le Foyer de la danse est placé dans la perspective de la scène, de manière à pouvoir être utilisé lors des spectacles : ainsi le réel et la fiction s’interpénètrent dans un univers qui a vocation à être plongé dans une fête perpétuelle.

12L’insistance sur la fonction compensatoire de l’opéra permet de remettre en perspective un mystère situé au centre du roman. Au cœur de l’univers du Fantôme, se trouve en effet un espace qui constitue son refuge secret, son seul endroit de répit. Or, ce lieu est éminemment déceptif : il s’agit d’une chambre « de style Louis Philippe », véritable capharnaüm où pullulent bibelots, dentelles et autres objets de pacotille – illustration éclatante d’un goût pour le moins douteux. Comment rendre compte de cette surprise ? Il apparaît alors nécessaire de déployer une méditation sur le kitsch, qui émerge précisément au xixe siècle : le Fantôme représenterait « le paradigme d’un tel dispositif dont il cristallise toutes les significations symboliques (p. 278) ». Le recours à Walter Benjamin est indispensable ici. Selon Benjamin, la perte d’unité de l’aura associée aux œuvres d’art, caractéristique d’un monde où celles-ci sont désormais susceptibles d’être indéfiniment reproduites, se paye d’un éclatement de cette aura dans les objets reproduits qui s’en font les vestiges pâlis, les témoins dégradés3. Or, le sentiment de cette perte se manifesterait « de manière compensatoire par une esthétique de la saturation, de l’artifice et de la mélancolie » (p. 279), caractéristique de certains aspects du roman, et notamment de la chambre d’Erik. La pulsion accumulative propre au kitsch, qui collectionne les bibelots, serait le témoignage, selon Céleste Olalquiaga4, longuement citée dans l’ouvrage, de la contradiction insoluble entre un désir et son épanouissement impossible, « entre un passé irrécupérable et un présent fragmentaire, avec pour seule certitude une incapacité à être » (p. 281). L’état d’âme qui en est le corollaire est la nostalgie. C’est l’occasion pour T. Picard de brosser de très belles pages sur les passages parisiens et les intérieurs bourgeois poussiéreux, qui convoquent aussi bien Aragon que Benjamin, encore (celui de Paris capitale du xixe siècle cette fois). Le chapitre se clôt sur une évocation de la position d’Hermann Broch sur le style opéra, quintessence de la culture bourgeoise qui relève d’un système de valeurs parfaitement fallacieux : ainsi se trouve mise en évidence l’articulation profonde du monde de l’opéra avec le kitsch, au sens que Broch lui donne, à savoir une esthétique cohérente masquant un vide éthique béant. Après avoir évoqué ce point théorique décisif, il s’agit de s’introduire dans la salle pour rendre compte de cette ambivalence. Cela permet à l’auteur de proposer un panorama des « scènes à l’Opéra » dans le roman du xixe siècle : Balzac et Stendhal sont successivement convoqués, avant que nous ne plongions avec Verne et Proust dans l’envers du décor, une Atlantide fantasmée, à laquelle le lac mythique situé sous la scène de l’Opéra n’est pas tout à fait étranger. Le Fantôme, à la suite du capitaine Nemo, apparaît finalement comme un monstre hybride, tenant à la fois de la nature et de la culture, du passé et du présent, du sacré et du profane, du progrès et de la tradition.

13Le chapitre suivant articule cette méditation sur le kitsch avec les conséquences sociopolitiques du projet de Garnier, en le faisant dialoguer avec les ambitions wagnériennes. Bayreuth formule un rêve d’opéra populaire qui définit de nouvelles missions pour celui-ci, et qui fait écho à l’ambition de Garnier. Mais ce rêve peine à se concrétiser : « l’internationale de l’élite snob n’est pas prête à laisser la place au peuple espéré » (p. 375). Ainsi se dessine une réflexion sur les orientations et les pratiques sociales auxquelles l’opéra a présidé depuis la fin du xixe siècle. Un tournant décisif se joue en effet à cette époque : les classes populaires se détournent d’un art qui leur paraît ridicule, définitivement associé à une élite oisive. L’ouvrage propose ainsi une interrogation sur les raisons qui ont pu expliquer la fracture entre le peuple et l’opéra, alors même que celui-ci possédait tous les ingrédients d’un spectacle populaire. Parallèlement, l’opéra ne cesse de s’internationaliser, mais la perception de celui-ci se teinte d’une profonde mélancolie, comme si nous assistions au « rayonnement anachronique d’une étoile déjà morte » (p. 376).

14L’auteur commence par s’interroger sur le rapport que l’opéra entretient avec la réalité sociale, en confrontant les positions contradictoires de Théophile Gautier et de Bertolt Brecht. Pour Gautier, l’opéra est le moyen de s’abstraire d’une quotidienneté vulgaire pour lui substituer un émerveillement nécessaire à l’homme. Dans cette perception utopique, l’ambition de l’opéra consiste à proposer à l’homme un espace entièrement libéré de l’histoire et de la politique, guidé par le seul souci du plaisir et de la fête. C’est précisément cette jouissance que Brecht critique, dans la mesure où elle anesthésie tout esprit de protestation et légitime la perpétuation de la société bourgeoise. Brecht confirme que l’opéra exclut l’histoire : mais loin de s’en réjouir, il y voit un moyen pour le bourgeois de masquer les antagonismes sociaux et de les endormir dans un plaisir lénifiant. L’ambition sociale de l’opéra est alors examinée à travers l’étude de l’échec du rêve bayreuthien de Wagner, celle d’une régénération du peuple par le peuple qui déboucha au contraire sur le triomphe de la marchandisation de l’art, puis sa récupération par le national-socialisme.

15Une référence à l’ouvrage classique de Lawrence W. Levine5 vient confirmer historiquement la faille de plus en plus béante qui s’installe entre le public bourgeois et le public populaire au xixe siècle. Levine estime que la musique germanique porte une lourde responsabilité dans cette évolution. En effet, le processus d’absolutisation initié par l’idéalisme et le romantisme allemands se traduit par une sacralisation de l’art et une logique de distinction qui implique une « vassalisation » et un mépris, non seulement des autres musiques (celle de Verdi notamment), mais aussi du peuple : « car il est entendu que la génialité authentiquement inspirée […] s’exprime à travers des formes esthétiques complexes et néanmoins visionnaires dont l’homme du commun, surmontant une impression première d’opacité, doit peu à peu se pénétrer. » (p. 401.) Le seuil de l’opéra est désormais gardé par des barrières symboliques qui « entérinent la segmentation du public en plusieurs types de spectateurs » (p. 401). Cette image d’un opéra renfermé sur lui-même et qui n’en finit pas de mourir dans un sublime crépuscule est illustrée à travers la perception qu’en proposent Mujica Láinez et Michel Leiris.

16T. Picard clôt la deuxième partie de son ouvrage en s’intéressant au personnage de Christine Daaé, l’héroïne du roman de Leroux, qui permet de questionner la représentation de la femme à l’opéra. Il part de la réflexion proposée par Catherine Clément dans L’Opéra ou la défaite des femmes (1979). Celle-ci souligne le « triomphe paradoxal de la diva » : la sublimation de la femme se paye de la mort, quasi-nécessaire, de toute héroïne d’opéra. Celle-ci, se trouvant reconduite représentation après représentation, reproduirait un sacrifice archaïque sanctifié par les applaudissements. La chanteuse deviendrait ainsi « l’allégorie d’une société où la femme est prise dans le jeu d’une représentation perpétuelle transformant sa vie en destin et soumettant son moindre geste à une dramaturgie réglée qui exhibe son corps en même temps qu’elle le nie » (p. 415-416). Ainsi se trouverait justifiée la survivance de l’opéra, mort comme genre mais toujours vivace comme spectacle – essentiellement masculin : il s’agirait de perpétuer sous forme symbolique « des siècles d’oppression et de familialisme », et de « montrer, dans une splendeur finie, la femme d’avant dans les miroirs des hommes6 ». Pour résoudre l’aporie, Catherine Clément en invite à un « trouble dans le genre » avant l’heure, notamment à travers un intérêt porté à certains personnages masculins, eux aussi victimes, et qui de ce fait ont « franchi la limite d’un seul des deux sexes » (p. 420).

17Ayant en tête ces réflexions, l’auteur passe en revue un certain nombre d’illustrations du topos de la « rencontre d’une belle inconnue » à l’opéra (Crébillon, Villiers de l’Isle-Adam), ainsi que ses subversions (Eça de Queirós, Horacio Quiroga), et poursuit en étudiant la figure d’Emma Bovary et ses avatars (E.M. Forster, Carpentier). Si Emma apparaît condamnée au fantasme et à la frustration dans sa loge, son pendant sous la pleine lumière de la scène existe également en littérature : c’est Nana, allégorie de « toute une société se ruant sur le cul » (Zola), symbole – vigoureusement condamné – de « l’art prostitué par l’industrie culturelle naissante à l’heure de l’avènement des masses » (p. 442). La Natacha de Tolstoï (Guerre et paix) vient compléter le triptyque, et permet de prolonger le procès intenté à la civilisation de l’opéra. Le chapitre se clôt sur l’évocation de quelques autres romans (Edith Wharton, Dominique Fernandez, Michel Tremblay) qui ont pour point commun de dénoncer la « puissance aliénante des conventions sociales » (p. 453), et dont certains évoquent le lien entre homosexualité et passion pour l’opéra.

The Music of the Night

18La dernière partie de l’ouvrage s’interroge sur le Fantôme après le Fantôme : elle est consacrée à tous les avatars du mythe au xxe siècle. Le fait que le roman de Leroux ait été autant adapté sur d’autres supports tient peut-être à sa nature même de roman populaire. L’auteur s’appuie sur les travaux de Sarah Mombert et Jean-Yves Mollier7 pour suggérer que l’adaptabilité fait très tôt partie du cahier des charges des écrivains de romans populaires, qui obéissent à une stratégie lucrative. Percevant cette plasticité, les entrepreneurs à l’origine de l’émergence des industries culturelles ont accordé très vite une importance au genre, qui acquérait ainsi une valeur que lui déniait l’institution littéraire. Ainsi, le roman populaire n’a-t-il pas été valorisé pour sa qualité littéraire intrinsèque mais pour sa plasticité générique, pour sa capacité à se recycler dans autre chose que lui-même. À cela s’ajoute la spécificité du Fantôme de l’Opéra, œuvre rêvée, du fait de son immense postérité, pour qui s’intéresse à la question de l’adaptation en général, et aux mutations des représentations de l’opéra au fil du temps et au gré des supports en particulier.

19L’auteur commence donc par parcourir les adaptations cinématographiques du Fantôme, depuis celle, fondatrice, de Rupert Julian (1925), jusqu’à celle de Brian de Palma (1974) en passant par la Chine révolutionnaire de Ma-Xu Weibang (1937). C’est l’occasion pour l’auteur de brosser succinctement une histoire du cinéma de genre et de l’évolution de ses esthétiques. Le deuxième temps est consacré à la multiplication exponentielle des adaptations télévisuelles et cinématographiques de l’œuvre dans les années 1980‑90 (Markowitz, Argento, Dwight H. Little, Ronny Yu), ainsi qu’au ballet de Roland Petit et Marcel Landowski donné à l’Opéra de Paris (1980), qui fait revenir le fantôme dans son écrin original. Un détour intéressant par Cocteau, Dominique Fernandez et Patrice Chéreau permet de défendre une forme de culture populaire tout en dénonçant par la même occasion le regard méprisant posé par une partie de l’intelligentsia française sur celle-ci – mépris dénoncé vigoureusement par Cocteau, qui substitue à la dichotomie savant/populaire une autre ligne de partage, celle qui sépare les écrivains « naïfs » (Hugo, Balzac, Leroux) des « intellectuels » (Stendhal, Proust), avec une nette préférence pour les premiers. C’est sensiblement le même point de vue que défend Fernandez quand il déclare préférer « une littérature qui narre à une littérature qui théorise » (p. 543). Ce mépris explique peut-être que le Fantôme ne soit pas prophète en son pays, et que le faible nombre d’adaptations qu’il a suscitées soit sans commune mesure avec l’engouement du reste du monde. À la fin de ce tour d’horizon mondial, l’étude de la deuxième version du Fantôme de Dario Argento (1998) permet de réfléchir à une éventuelle continuité entre opéra et cinéma, questionnement qui constitue du reste le fil rouge de toute cette troisième partie. Or cette débauche de théâtralité portée à l’écran serait la marque d’une inquiétude concernant la capacité du cinéma à susciter, à l’heure de la prolifération des images, le désir du spectateur,. « Une façon d’y répondre consiste alors à remettre en question les frontières qui séparent réalité et représentation, vérité et illusion, afin de plonger le spectateur au cœur même du spectacle et par là le sidérer et le ravir. » (p. 605.)

20Le dernier temps de cette partie ouvre une réflexion sur la célèbre comédie musicale d’Andrew Lloyd Webber, The Phantom of the Opera (1986), ainsi que sur le phénomène de fan fictions qu’elle a engendré. Selon T. Picard, l’œuvre est fondamentale car elle permet de questionner le type de représentation qu’est susceptible de produire l’industrie culturelle de masse à l’époque contemporaine. Or, il n’est pas anodin que « l’œuvre tout entière se souvien[ne] de l’opéra et de sa civilisation […] pour recomposer avec eux en style postmoderne la partition émouvante et vague de ce que nous appelons désormais romantisme » (p. 608) – au prix de son aseptisation. Quel peut-être le sens du triomphe d’une œuvre dont « l’enjeu essentiel […] est le revenant » ? Comment comprendre le succès d’une rêverie nostalgique et « un rien réactionnaire » sur une époque révolue et exhibée comme telle, comme le prouve le geste initial du chandelier qui monte, « tirant de la poussière un royaume englouti », et dont l’opéra serait la quintessence ? L’étude détaillée de l’adaptation au cinéma qu’en a proposée Joël Schumacher (2004) débouche sur une remarque de Barthes qui pourrait s’appliquer à la plupart des œuvres évoquées ici. À propos d’une représentation épouvantable de l’Orphée de Gluck à laquelle il venait d’assister, Barthes évoque « un spectacle passablement ridicule, parodique sans le savoir de son propre genre ». Or il remarque que « cet élément kitsch non seulement ne [l]e gênait pas, mais encore [lui] plaisait ». Il « jouissai[t] à la fois, d’une façon dédoublée, de la vérité du spectacle et de sa parodie : un rire (ou un sourire) qui ne détruit pas8 ».

21Enfin, l’auteur se plonge dans l’univers virtuel immense suscité par le succès de la comédie musicale, et sur toutes les tentatives de narrations parallèles pouvant être regroupées sous la dénomination de fan fiction. T. Picard s’en saisit pour proposer une méditation sur un genre voisin de l’adaptation : celui de la transfiction, « qui consiste à reprendre les éléments d’une fable pour écrire grâce à eux une histoire nouvelle qui s’affranchit de l’œuvre source et de ses adaptations » (p. 609), démarche bien connue à travers les prequels, sequels et autres paraquels dont l’industrie du cinéma est particulièrement friande. Or, ce phénomène a ceci d’intéressant qu’il nous oblige à repenser les catégories d’œuvre et d’auteur elles-mêmes, puisqu’il remet en question le principe de clôture de la fiction-source et permet par là l’émergence de véritables mythes :

22À partir d’un certain degré de présence dans l’imaginaire collectif, telle figure n’est en effet plus forcément associée à tel auteur ou telle œuvre en particulier, et la transfictionnalité apparaît comme un acteur fondamental dans la constitution de ces quasi-mythes modernes dont Le Fantôme de l’Opéra représente justement un bel exemple (p. 637).

23À cela s’ajoute également une remise en cause du canon, puisque pour les auteurs de fan fictions ici évoqués, ce n’est pas le roman de Leroux qui constitue l’œuvre source, mais la comédie musicale d’Andrew Lloyd Webber, voire le film de Joël Schumacher. Ainsi, T. Picard suggère avec malice que « ce n’est pas l’œuvre charismatique qui suscite la transfictionnalité, ni que c’est d’elle qu’émane la grande figure ou le mythe moderne, mais au contraire que c’est l’activité transfictionnelle qui dessine rétroactivement les contours d’une possible œuvre source et produit ce mythe » (p. 639). Le développement se poursuit par l’étude de prequels, sequels et paraquels particulièrement représentatifs, et se clôt, de manière plus surprenante, sur l’évocation hétéroclite des parcs d’attractions, mangas, comics, et autres reprises punk et heavy metal que l’univers du Fantôme a pu inspirer.

Le masque & la rose : kitsch, enchantement et modernité. De l’opéra au cinéma

24Cette réflexion totalisante et encyclopédique ressaisit en conclusion une série de questions qui n’ont cessé de se poser au fil du texte : pourquoi l’opéra suscite-t-il en nous la nostalgie ? Comment se fait-il que l’imaginaire de l’opéra ait été fixé de la manière la plus marquante par un roman populaire ? Comment expliquer le goût marqué du cinéma pour l’opéra ? Toutes ces questions impliquent de définir au préalable ce qui fait la spécificité de l’« opératique », cet « esprit de l’opéra moins l’opéra » (p. 691) perceptible dans la surabondance d’adaptations parcourues tout au long de l’ouvrage. T. Picard en propose la définition suivante :

25L’opératique a quelque chose à voir avec le romanesque, le théâtral ou le cinématographique en tant que concrétisation exaltante mais outrée d’une certaine idée du roman, du théâtre ou du cinéma. […] [Mais il possède] autre chose de spécifique associant décorum, performance, paroxysme, lyrisme, stylisation, artifice, totalité, escapisme, kitsch, etc. L’opératique […] suscite l’enchantement par des moyens improbables […]. L’Opéra Garnier, beau et monstreux à la fois, et le Fantôme qui en est l’âme, attirant et repoussant en même temps, sont comme la matérialisation de cette étrange aspiration esthétique qui nous pousse à composer avec la puissance castratrice du bon goût dont l’empire sur nous est pourtant immense (p. 693).

26Pour en approfondir la théorisation, l’auteur a recours à une armature conceptuelle puisée chez Youssef Ishaghpour et Alessandro Baricco. Ishaghpour remarque9 que la naissance de l’opéra, au xviie siècle (L’Orfeo), coïncide avec la naissance du roman et du théâtre modernes (Don Quichotte et Hamlet). Or, là où Cervantes et Shakespeare prennent acte dans leur œuvre même de l’effondrement du cosmos de la Renaissance et du désenchantement du monde qui lui est conséquent, l’opéra aurait eu pour fonction compensatoire de rédimer cette perte par le rêve et la fantasmagorie – on reconnaît là les postulations développées dans la deuxième partie de l’ouvrage. Ainsi, théâtre et roman d’une part et opéra d’autre part ne seraient que l’endroit (déceptif) et l’envers (utopique) d’une même perception de la réalité, perception qui s’effondre précisément au début du xxe siècle. Mais la spécificité de l’opéra réside dans le fait qu’il se montre toujours conscient de l’enchantement qu’il instaure : « il dissimule et dévoile en même temps le fait qu’il n’est pas le monde idéal mais sa reconstitution » (p. 697). Ce faisant, l’opéra procède à une réévaluation de la notion d’apparence : il demeure sans cesse sur une ligne de crête où le spectateur, sans être dupe, acquiesce toutefois à l’ivresse et à l’immédiateté du chant de la passion – là où le roman est le genre de la médiation de celle-ci.

27Ishaghpour établit un parallèle avec l’évolution du cinéma au xxe siècle. Celui-ci aurait composé naïvement avec la part d’artifice qui lui est consubstantielle jusqu’à l’arrivée d’Orson Welles, qui y introduisit une forme de conscience métaréflexive suscitant à titre de réaction la nostalgie d’une « enfance de l’art ». C’est ce qui explique que le cinéma d’après la Seconde Guerre Mondiale, et particulièrement d’après 1968, se soit orienté vers l’exhibition toujours plus appuyée de sa nature de spectacle et de simulacre, suivant en cela un processus que l’on pourrait qualifier d’opératique. Le blockbuster contemporain ne serait alors rien d’autre que le rejeton kitsch de l’opéra, comme le suggère Mehdi Belhaj Kacem de manière provocatrice – Wagner n’ayant été dès lors que « le premier des très grands mauvais cinéastes10 » (p. 700) ! L’échec des idéaux révolutionnaires dans leur lutte contre la société du spectacle aurait ainsi pour corollaire le retour en force de l’opératique, et de sa puissance compensatoire et enchanteresse face à un réel définitivement désenchanté. À cette nuance près que le cinéma a entretemps perdu de sa naïveté et qu’il paraît difficile désormais de faire mine d’ignorer le désenchantement du monde, ce qui expliquerait l’aporie dans laquelle ce type de cinéma se trouve plongé.

28Alors, comment composer (si l’on peut dire), en tant que créateur, avec la société du spectacle ? Andrew Lloyd Webber a été accusé de plagier Puccini, et cette accusation est tout à fait significative. Alessandro Baricco11 fait de Puccini et de Mahler les compositeurs qui, au prix de plusieurs concessions majeures et au risque du mauvais goût, ont su prendre en marche le train de la modernité, en s’ouvrant aux masses et en acceptant ce que cette modernité avait de foncièrement spectaculaire – au rebours des propositions exigeantes de l’école de Vienne, qui auraient définitivement coupé la musique savante de son public en la sanctuarisant dans un rituel obsessionnel et mortifère. Cette ouverture supposait de prendre acte de la marchandisation de la culture et de l’assumer en tant que telle, ce qui explique la recherche permanente de l’effet chez Puccini, recevable malgré son aspect sirupeux, car précisément en phase avec la nature profonde de notre modernité. L’enjeu pour un compositeur contemporain consisterait alors, selon Baricco, à rendre compte de la « spectacularisation » du monde, mais sans pour autant se laisser avaler par elle. Or, c’est précisément là que le bât blesse, selon T. Picard : jamais la comédie musicale de Lloyd Webber ne « met en exergue ce que le grand spectacle de la modernité pourrait avoir de problématique, autrement que dans sa version involontairement parodique et kitsch » (p. 706). Toute portée critique y est passée par pertes et profits.

29L’ouvrage se clôt néanmoins sur un ultime coup de théâtre, à travers la réflexion qu’il propose sur la valeur à accorder finalement au spectaculaire, question qui est toujours demeurée à l’horizon de la démonstration. Force est de constater que celui-ci n’est plus le même aujourd’hui qu’au xviie siècle : il adjoint à l’esthétique baroque de la représentation une « esthétique de la présence », comme le remarque Isabelle Moindrot12. Si, en effet, on pousse le spectateur d’aujourd’hui à apprécier la prouesse technique de l’illusion, on attend en même temps de lui qu’il « adhère au grand tout de la représentation » (p. 706). Le spectaculaire se trouve donc investi d’une singulière ambivalence : prétendant concilier « distance et adhérence, lucidité et émotion », il suscite nécessairement la méfiance. Mais, si l’on en croit Timothée Picard, cette ambivalence est une force, dans la mesure où elle permet de « remet[tre] en question tous les types de normes et de conventions » (p. 708). C’est donc sur une orientation optimiste que se termine le livre : celle qui tend à rappeler l’extraordinaire plasticité d’une culture populaire bel et bien vivante, en phase avec un spectaculaire caractéristique de la modernité, mais qui n’est dès lors plus nécessairement le signe d’une abdication naïve au monde comme il va et conserve intacte sa puissance de subversion.