Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Témoignages
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Christine Noille

Poétique, un désir de théorie

Au rayon bricolage, on trouvera aussi, inévitablement, le lecteur1.

I

1Je me trouvais ce premier matin de novembre appuyée sur le seuil de ma maison d’été, un vent du sud-est baignait l’air de douceur, le soleil hésitait, je pensais à la livraison de Fabula LHT sur Poétique : l’idée me plaisait. Ainsi donc cela fait quarante ans, me disais-je en rêvant, quarante années de parution, à raison de quatre numéros par an et mettons, l’un dans l’autre, huit articles par numéro, on arrive au moins à 1280, mil deux cent quatre-vingts articles de poétique, qui ont fait Poétique et peu ou prou, aussi, bien sûr, la poétique. Combien en ai-je lu ?... pas tant que ça au fond, mais il est vrai aussi que j’en ai encore moins écrit, dans les faits je n’ai qu’un article de paru dans Poétique, et encore c’était il y a longtemps…

2En face de moi, je vois le grand chêne dont les feuillages bruissants se rapprochent chaque saison un peu plus du toit d’ardoises : un article en vingt ans, comment cela a-t-il pu être possible, comment ai-je pu être aussi intimement de ce côté-là de la pensée sans avoir tenté d’y prendre langue ?... Et comme je ne savais que dire, je me suis mise à songer au dernier numéro de Poétique, le 167, avec un nouvel article de Charles, sans surprise sur la cohérence, mais un bon signe, qu’une œuvre se poursuit. Cela n’a pas manqué de me renvoyer un an en arrière, il y a tout juste un an, un 10 novembre, quand est arrivé sur ma boîte mail l’autre article, l’article précédent, et avec lui la nouvelle que l’on attendait, que Michel Charles retravaillait et publiait – en allant à l’essentiel : les idées, leur transmission, leur débat2. En y repensant j’ai senti, adossée à la porte d’entrée, le même plaisir, la même chaleur, le même sourire. Et puis la même idée, douce-amère, qu’il n’était peut-être pas si simple de faire comme si on avait l’éternité et qu’il fallait bien, un jour ou l’autre, se décider à mettre les choses au clair…

3Au fond qu’ai-je voulu faire dans tant d’articles que j’ai écrits ailleurs, dans les supports divers de la recherche en rhétorique – critique littéraire du xviie siècle, histoire des formes, métacritique – ai-je eu en quelque façon une approche théoricienne - mais ai-je fait de la théorie ? Je me suis assise sur les marches de ma maison d’été et j’ai pensé un peu sérieusement, une heure ou deux, à ce que j’ai publié, à ce que j’aurais aimé, à ce qui continue à me mobiliser.

4Et en rentrant je me suis dit, je devrais faire une mise au point pour les quarante ans de Poétique, sur ce que c’est qu’une pensée théorique, ou du moins sur ce qui me paraît consubstantiel à Poétique, et peut-être au bout du compte je saurai par quel biais j’ai été partie prenante de l’aventure poéticienne et en quoi je puis dire aujourd’hui que je suis (un peu) dans la théorie.

II

5Par exemple, il y a une chose qui peut sembler rapide dans ce que j’ai annoncé en commençant, qu’il y ait ici et maintenant, intact, évident, actuel, un désir de théorie. En disant cela, je reprends bien évidemment à mon compte, en la déplaçant, une formule d’Antoine Compagnon dans laquelle s’est captivé mon intérêt pour Le Démon de la théorie, là où, juste après avoir taxé d’épigones les récents contributeurs de Poétique – « La revue Poétique […] publie pour l’essentiel des exercices d’épigones » –, il cite dans la foulée Sollers et dit :

« La théorie reviendra, comme toutes choses, et on redécouvrira ses problèmes le jour où l’ignorance sera allée si loin qu’il n’en sortira plus que l’ennui. » Philippe Sollers annonçait ce retour dès 1980 […]. Si la théorie comme ambigu de marxisme et de formalisme était déjà passée de mode en 1980, que dire aujourd’hui [n.d.l.r. : 1998] ? Avons-nous atteint assez d’ignorance et d’ennui pour désirer à nouveau de la théorie3?

6Ce n’est pas de ce désir-là dont je voudrais m’occuper ici : comme si on pouvait ingénieusement instrumentaliser un savoir sur le discours de la théorie à des fins manœuvrières – comme si on pouvait faire que la théorie soit un discours archivable, histoire de la renvoyer à son archive et l’enfermer dans une U.E. de licence – comme si on pouvait établir une histoire documentée de l’idée de théorie afin de la compromettre et de la dissoudre dans le réseau des « traditions de la modernité » – comme si on pouvait instruire une archéologie de la théorie pour réduire son actualité – « 1966 » – à un simple effet de mode – à un présent éphémère surnageant sur la crête du Temps. Ramener le désirable de la théorie à un produit du contexte, à ce fugitif engouement circonstanciel pour un supplément d’intelligence qu’évoquait Sollers, autant dire à une mythologie (germanopratine), comme qui dirait une nostalgie d’intellectualité, ne m’intéresse pas. Mais je m’égare.

7C’est si facile de se laisser parler par des clivages… Si désir pour moi il y a, c’est à peu près ce qu’on appelait autrefois une libido sciendi, un désir de connaître, je dirai tout simplement une préférence, pour certaines formes de savoir et de savoir-faire en matière d’analyse littéraire. J’ai envie – quand je suis seule à mon bureau, au moment décisif des choix et des engagements – de travailler dans un espace de questionnements, de concepts et de gestes critiques que je pense non seulement pertinents mais qui seuls m’intéressent pour parler de la chose littéraire : et ces questionnements, ces concepts et ces opérations de pensée ont à voir avec une pratique de la théorisation, telle du moins qu’elle a été initiée et diffusée par Poétique et dont le cadastre qu’en proposent régulièrement les index me convient globalement :
1. théorie de la critique
2. conceptualisation des formes, procédés, instruments d’analyse
3. théorie des genres et types de discours
4. réflexions sur les frontières du discours4.
Je ne m’intéresse pas également à tout là-dedans (disons que je suis plus du côté d’une réflexion épistémologique sur les modes d’argumentation des théories anciennes et contemporaines, et que j’avance en parallèle dans la compréhension d’une rhétorique des dispositifs de structuration), mais je ne vois pas en quoi le projet qui est méthodiquement le mien d’essayer de confronter et de reformuler quelques-unes des hypothèses théoriques qui parcourent le discours de la théorie aurait à voir avec une exaspération des habitudes institutionnelles de la critique.

8Ce que je veux dire, c’est que le désir de théorie est d’abord une adhésion forte à une communauté d’intérêts et de pratiques, en-dehors des clivages, des mépris, des aliénations et des compromis qui parcourent l’actualité ordinaire du champ. Quand je travaille, Aristote et Genette sont mes contemporains, Vossius et Charles mes interlocuteurs, Florian Pennanech et Fontanier mes lecteurs… Mes contemporains, mes interlocuteurs, mes lecteurs... Ah ! c’est-à-dire que c’est là une représentation mentale, une structure idéale et fictive de mon espace de réflexion car en vérité, que pensent-ils, que peuvent-ils penser, mes lecteurs, de mon travail ? Mais qui nous lit aussi, au-delà du premier cercle, nous qui sommes arrivés après, vingt ou trente ans après les années de fondation? Et ne nous réduisons-nous pas de fait, dans tant d’articles dispersés ça et là au gré des rencontres et des occasions, à n’être que des exemples sans qualité, des épigones, et pas même des épigones ?... C’est la seule question au fond, la seule qui m’importe à présent et m’habite, au gré de mon âme inquiète5.

III

9J’ai fait un tour au jardin, l’herbe a tout envahi, je me suis mise à nettoyer dans la première allée, cela m’a distrait : maintenant je puis reprendre les choses, d’un peu plus loin, je suis allée trop fort. Quand je dis que l’archéologie du geste théorique peut aisément être détournée, je n’ai pas supposé qu’elle était inutile, ni encore moins sans valeur. D’ailleurs, très sérieusement, je veux essayer de ne pas me laisser piéger par l’exercice de la faculté de discriminer, ce que j’appelle les facilités de l’évaluation, de la critique, de la relégation : autant dire ce que je sais trop bien faire, depuis toujours. Ce n’est pas comme cela que l’on peut travailler dans la durée – que Poétique a travaillé – que l’on peut construire un espace de circulation, de confrontation, de reprise et de germination des idées : ou plus exactement, l’entretien d’un espace d’idées est une chose trop importante (pour la théorie) pour qu’on prenne le risque de cliver. Mais je m’égare.

10Ce sur ce quoi je veux revenir, c’est qu’une archéologie de la théorie n’est pas sans me séduire : non pas tant pour l’interpréter comme acte de langage intervenant dans une situation historique complexe – comme le fait précisément Compagnon quand il résume la situation théorique à une pragmatique du paradoxe (à une pratique de l’opposition systématique) ; non pas même pour mettre d’emblée à plat les discours de la théorie afin d’en analyser les structures formelles de raisonnement – ce qui est mon approche habituelle ; mais d’abord pour saisir mettons le discours de Poétique à l’intérieur de la théorie, comme archive, ensemble de représentations, système de codes éthiquement signifiants – dont je reconnaîtrais partager en quelque manière la langue intime. J’aimerais en déployer les mythologies – et idéalement les éprouver comme miennes –, j’aimerais en démêler les nœuds d’implicite, en lever « un à un les voiles »6 : ou du moins, en cartographier quelques lieux en travail – où le style théorique de Poétique serait possiblement en jeu et partant, plus préhensible…

11La pluie s’est mise à tomber, je ne ressortirai pas au jardin ce soir. Je prends le temps de m’expliquer plus au long, c’est au fond ce que je fais de mieux, reprendre les choses, les tamiser, les discuter. Et par exemple, pour le dire nettement, le positionnement des poéticiens à l’égard de l’histoire littéraire et de ses doxas ne me paraît pas constituer une bonne entrée dans le discours de Poétique pour l’objet qui m’occupe. Car très platement, il ne me paraît pas y faire problème : il est épistémologiquement structuré par toute une série d’argumentaires à la fois critiques et programmatiques, et idéologiquement assumé comme lieu d’un choix scientifique fort. Les arguments peuvent bouger, les choix se faire complexes, mais c’est là la cuisine ordinaire d’une pensée en devenir. Quand Poétique réfléchit sur le discours de l’histoire et sur les modes de prise en charge des contextes, elle ne fait, somme toute, que son travail, de réflexion, de théorisation, de débat. Elle ne se met pas en danger sur ces objets, elle s’y ressource, elle s’y renforce, elle s’y refonde.

12Mais il me semble qu’il est d’autres points sur lesquels, loin de réfléchir, elle est réfléchie, traversée, révélée – par ses propres tropismes, par ses propres plis – d’autres passages moins contrôlés, moins « léchés », plus vifs : et je pense ici aux lignes qui introduisent habituellement certains des textes publiés dans la section « Documents » de la revue, pour lesquels j’ai une affection toute particulière (de les trouver ici, dans Poétique, alors que j’aurais pu les avoir croisés ailleurs, dans mes lieux occasionnels de rencontre et de débat). Comment dire, ce sont des documents venus d’avant, des xviie, xviiie, xixe siècles ou d’un xxe siècle datable et daté, des documents que le premier numéro de Poétique désignait sous la périphrase de « texte ancien devenu difficilement accessible7 » et dont je retiens surtout, bien évidemment, ceux qui viennent du côté de l’« ancienne rhétorique » – pour reprendre le vocable par lequel ces discours sont entrés dans la modernité, quelque part en tête d’un Aide-mémoire finalement lui aussi mémorable8. Ou pour le dire frontalement, en tant que rhétoricienne j’aime à voir se balader dans les interstices de la revue Poétique (ou de la collection du même nom) ces fragments de la rhétorique technique qui finissent par dessiner comme une version fantôme de la théorie au présent, sa déclinaison à l’ancienne, son palimpseste. Et que les noms des anciens techniciens de la parole – Vossius, Ménestrier, Mably: ou encore Platon et Aristote du côté de la collection Poétique, sans parler de Fontanier, du côté que l’on sait – viennent relayer ceux des poéticiens de Poétique et se mêler à eux dans les répertoires quinquennaux de la revue n’est pas sans me satisfaire confusément.

13Mais il y a plus : que ces « documents » soient « difficilement » accessibles est une chose (matérielle, biographique, accidentelle : on n’a pas le loisir de les consulter dans la bibliothèque qui les aurait référencés) ; mais leur inaccessibilité a ceci de particulier qu’elle semble résister à leur pure mise à disposition (du lecteur), autrement dit qu’elle n’a apparemment pas pu être résolue par les seules opérations de traduction et d’annotation mais a donc exigé, nous y revoilà, un dispositif complémentaire de prologue (plus rarement de postface), parfois endossé par l’éditeur, parfois même anonyme9. L’anonymat, quoiqu’exceptionnel, ne me semble pas du tout anodin concernant ce discours en marge dans Poétique : j’y verrai pour ma part le symptôme d’un effet qui n’est pas que de surface, à savoir que dans l’optique du montage éditorial, ces lignes n’ont à la limite pas même le statut de texte. En italiques, dévolues à la fonction de seuil, que Poétique donne à lire comme en citation, elles ne s’assument que pré (-textuelles), para (-critiques), infra (-théoriques), et leur unique message semble être de défense et d’excuse : « Ceci est un texte théorique ancien, mais lisez-le, ce n’est pas mal du tout, mieux : ça donne à penser ! ».

14J’ajoute immédiatement que pour ma part, ces lignes d’excuse me semblent à tous égards décisives – je dirai même lumineuses – quant à ce que Poétique tient pour théorique, quant à cette identité du théorique sur laquelle je m’interroge et qui partout ailleurs dans Poétique est exemplifiée dans la masse – et densément travaillée – alors qu’ici, elle est tout simplement (et presque avec évidence) expliquée, nommée – dite. En les relisant d’un peu plus près, on y reconnaîtra – du moins c’est mon hypothèse – à l’état natif les topoï d’un style de pensée en théorie, comme la signature d’une identité poéticienne.

15Un reste de soleil vient auréoler les nuages, le soir tombe, je vais allumer dans la pièce basse. Je m’aperçois que j’ai continué à écrire, sans me faire illusion, mais avec plaisir – comme une archéologie de mes idées.

IV

16Une première chose, donc : ces présentations nous parlent de la théorie présente tout autant et peut-être plus que de l’« ancienne ». Je retrouve dans les liasses empilées sur le coin de table où j’ai posé mes affaires ici, les exemples que j’avais eu l’occasion de rassembler sur le sujet il y a environ deux mois pour une communication dans un séminaire, les façons qu’ont eu Todorov, Charles ou Hamon, d’introduire dans le saint des saints de la modernité critique quelque chose comme le repère d’une antériorité, la consonance d’une voix autre et digne d’intérêt. Je reprends ici ce qui m’avait paru alors, à savoir qu’en défendant la possibilité d’une actualité théorique pour un texte du passé, ces présentations valident l’idée d’une anachronie possible des théories ; en partant de l’idée d’une menace d’anachronie, ces introductions travaillent intensément à des opérations d’actualisation qui peuvent se lire comme des interventions extrêmement délicates pour injecter dans l’énoncé risqué ce qui fait – ce qui est censé faire, de façon parfois presque idéologique et pré-théorique – le propre (le présent) de la théorie.

17La difficulté vient bien sûr de la conscience aiguë qu’a le présentateur, de ce qu’il y aurait de naïf et de lourd à établir entre telle théorie actuelle et le document daté un rapport de prédécesseur à successeur. La rencontre épistémologique entre deux systèmes de théorisation ne saurait se satisfaire de leur assimilation analogique (par glissements historiques). Et de fait, les présentations n’en finissent pas de dénier tout rapport généalogique, toute relation d’influence ou de préfiguration, comme l’explicite emblématiquement Tzvetan Todorov dans le numéro 1 de la revue :

« Découvrir » un auteur du passé, traduire ses théories dans un vocabulaire contemporain, les apparenter aux idées en vogue : c’est là à la fois une tâche séduisante et peu attirante – de par sa facilité même […]. Mais que [i.e. à propos de Khlebnikov] son mérite unique soit d’être le précurseur de tel critique parisien, serait-ce une raison suffisante pour qu’on essaye de le tirer de l’oubli ? S’apercevoir que tel lieu commun d’aujourd’hui a déjà été énoncé voici quelque cinquante ans n’a pas d’intérêt particulier pour quiconque n’est pas un historien des idées10.

18Ou encore Michel Charles, tout aussi catégorique :

L’intérêt d’un Ménestrier ne tient pas à ce qu’il représenterait un état balbutiant d’un « savoir » actuel ; toute la question, pour ce genre de texte, est précisément de l’interroger selon des catégories pertinentes11.

19Bref, l’actualité d’un texte théorique daté ne passe pas par la simple interprétation historique de mon présent : le théorique n’est pas dans mon passé. Rendre le document théorique présent m’oblige de fait à des opérations plus retorses, plus contournées, de façon à négocier deux choses peut-être un peu différentes, d’une part, bien sûr, son intérêt épistémologique direct, j’y reviendrai, mais d’abord et directement, comme je l’ai suggéré un peu précipitamment plus haut, son identification symbolique comme discours théorique.

20Et cette identité symbolique du faire théorique, que Poétique verbalise dans le rituel d’actualisation des textes anciens, il me semble qu’on peut la décliner en trois items, en trois mythologies – le mythe d’un savoir exemplaire – d’un savoir donnant à arpenter un territoire inconnu – d’un savoir expert en outillage. Je recopie ici en vrac quelques fragments de mon exemplier, constitué de bric et de broc, d’extraits de Poétique bien sûr, mais également de textes parus pas très loin du premier cercle.

Fragment 1

21« Ce document est une réflexion critique exemplaire

22(première, dernière, unique !)…»

23Nota 1. Les assertions qui suivent ne sont jamais prouvées.

[…] ce texte de Vossius nous paraît aborder exemplairement la plupart des débats menés ultérieurement dans une optique rhétoricienne ou poéticienne […]12.

Le texte de Ménestrier est certainement le texte classique le plus riche et le plus complet sur la question. […] Reste que […] l’intérêt de ce texte est justement d’être une contribution importante à une poétique de l’énigme et un document rare de l’histoire de l’esthétique13.

Le dossier qui ouvre ce numéro réunit deux réflexions théoriques sur le discours historique. Avec l’une, on est à la fin de la rhétorique classique ; avec l’autre, au début de l’analyse moderne des discours14.

Et puisque nous y sommes, ne nous refusons pas un minuscule plaisir, le cas Fontanier, doublement exemplaire, 1. parce qu’il est représentatif et 2. parce qu’il est unique :

Ce traité des Figures du Discours, que l’on peut à bon droit considérer comme l’aboutissement de toute la rhétorique française, son monument le plus représentatif et le plus achevé […]15.

[…] le propos de Fontanier – écrire un traité complet des figures – est en 1818 une entreprise originale, en laquelle il a eu sans doute très peu de prédécesseurs, et aucun imitateur (si bien que ce traité est pour nous, pratiquement, le seul du genre)16.

24Commentaire 1. C’est qu’on pourrait appeler le complexe d’Aristote. Pour Poétique, un article de théorie est (idéalement) fondateur – qu’il soit en avant, initiant par ses thèses un programme de discussions et de recherches ; qu’il en soit au sommet, récapitulant et formalisant un ensemble de travaux ; qu’il soit en dissidence, faisant émerger un nouveau cadre de validation des propositions. Où l’on voit que la mythologie de surface de l’exemplarité engage en profondeur quelque chose comme un mode de structuration du raisonnement théorique.

Fragment 2

25« Ce document est une réflexion critique dépaysante

26(arpentant des territoires conceptuels inconnus !)…»

27Nota 2. Les assertions qui suivent sont éprouvées (par l’éditeur et/ou le lecteur, à la lecture du texte édité : on est donc dans l’effet du discours, sa rhétoricité si l’on veut).

La partie la plus étrange des doctrines de Khlebnikov est sans doute celle qui est consacrée aux nombres17.

Texte dépaysant par sa langue (un certain latin), son polyglottisme perpétuel (Vossius passe très souvent du latin au grec, et pas seulement dans ses exemples), par ses allusions – localisables, mais difficilement explicables et contrôlables par les non-spécialistes que nous sommes – aux débats contemporains qui devaient agiter le champ de la réflexion rhétorique, par sa prolifération citationnelle (chaque exemple est souvent doublé ou triplé) et par l’appareil parfois borgésien de son intertextualité18.

Cela ressemble à l’exploration d’une terra incognita, mais à portée d’archive :

Une voie d'approche […] [est] donc de confronter la nouvelle sémiotique de l'écriture et l'ancienne pratique du langage littéraire, qui s'est appelée pendant des siècles la Rhétorique19.

28Commentaire 2. C’est ce qu’on pourrait appeler le tropisme vers l’étranger (vers l’altérité). Pour Poétique, un article de théorie est (idéalement) une aventure – hors des modélisations conceptuelles normalisées ; il sera conçu et/ou perçu comme une proposition de remodélisation – d’importation et d’acclimatation, dans le champ de l’analyse littéraire, de modèles de raisonnement et de questionnement élaborés dans d’autres disciplines. Le tropisme vers l’étranger recouvre là encore un style de pensée en théorie.

Fragment 3.

29« Ce document est une réflexion critique technique

30(intelligemment technique !)…»

31Nota 3. On est prié de ne pas confondre entre un usage « irréfléchi et mécanique », « scolaire » (sic), de la « trousse à outils », et une « ambition » (sic) technicienne, visant à discuter et à repenser l’outillage20… Côté théoricien moderne parlant d’un grand ancien, cela donne :

[…] [Sur le] travail « technique », qui est, comme on le verra, loin d’être négligeable […] Ménétrier analyse en fait plus la catégorie de l’énigmatique que l’énigme proprement dite. C’est qu’il la met en prise directe […] sur des mécanismes tropiques et, particulièrement, sur la métaphore […]21.

32Côté théoricien ancien donnant le mode d’emploi de sa technique, cela donne :

C'est même aux exemples qu'on va d'abord, et, avant de voir à quel genre ou à quelle espèce de trope ils ont été rapportés par l'auteur, on cherche à quel genre ou à quelle espèce ils doivent être rapportés en effet. […] On refait soi-même ces analyses à sa manière, et on les compare ensuite avec celles de l'auteur, pour voir si le résultat du moins est le même […]22.

33Et (pour confirmation) du côté de la revue Poétique quand elle classe ses propres articles, cela donne :

[Section 4.2.] Formes, procédés, instruments d’analyse23.

34Commentaire 3. C’est ce qu’on pourrait appeler le rêve de l’ingénieux bricoleur : confer l’exergue que j’ai mis en tête de ces réflexions – et confer également le célébrissime éloge du bricolage critique paru dans un article un peu antérieur à Poétique (très stricto sensu) :

Dans un chapitre aujourd’hui classique de la Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss caractérise la pensée mythique comme « une sorte de bricolage intellectuel ». […] L’œuvre initiale est une structure, comme ces ensembles premiers que le bricoleur démantèle pour en extraire des éléments à toutes fins utiles ; le critique lui aussi décompose une structure en éléments : un élément par fiche, et la devise du bricoleur : « ça peut toujours servir » est le postulat même qui inspire le critique […]24.

35Pour (la) Poétique, de la théorie à la pratique (d’écriture ou de lecture), la conséquence est bonne si elle passe par un protocole méthodique de mise en œuvre : qu’il soit bricolé ou raisonné, empirique ou expérimental, un tel protocole opératoire est le pôle actif, interventionniste, du savoir théorique – autre façon de dire que la techne est une possibilité éminemment désirable pour la théorie… Et pour moi aussi, ai-je envie d’ajouter, après y avoir pensé un gros quart d’heure peut-être : de fait, mon sujet s’est un peu perdu en cours de route – ou plus exactement, je me suis retrouvée là où je voulais en venir. À l’actualité – problématique, difficile, mais incontournable, mais désirable – de l’« ancienne rhétorique », que je me permets de renommer simplement et à dessein (c’est-à-dire sans préjuger de son inactualité, de son historicité) la rhétorique technique...

36Il faut que j’imprime ce papier, pour y voir plus clair, j’ai besoin de bouger : je m’aperçois que je me suis laissée saisir par l’humidité qui suinte des murs en cette saison. À vrai dire, je ne suis rien moins que sûre d’avoir quelque talent pour la théorie : je trouve quelquefois beaucoup de plaisir à réfléchir, voilà tout.

V

37Il fait presque froid dans ma maison d’été, le chauffage manque cruellement, j’ai dû partir plus tôt. Dans le train de nuit qui roule presque à vide et me ramène à Paris, je reviens sur ce que je disais, que l’introduction dans Poétique d’une théorie historiquement ancrée passe par la négociation de son actualisation. Bien sûr, la chose m’intéresse, elle est même pour moi, tout à fait littéralement, cruciale : à la croisée de mes investigations dans la technique rhétorique, quelque part entre histoire d’une pratique critique et sortie de l’histoire, entre archéologie d’un discours et réactivation, entre monnayage d’un document et initialisation d’une théorie…

38Quand je dis qu’il y a, dans Poétique, un discours d’actualisation des théories anciennes, j’ai bien conscience de dire deux choses à la fois : que leur présentation consiste à en dire l’actualité et en même temps à en signifier la distance (l’ancienneté) ; ou encore, que ce qui est présenté du texte en question est assurément son intérêt épistémologique et son identité théorique (son exemplarité, son altérité ou sa technicité), mais d’abord sa date (son histoire). Bref, éditer un texte théorique, c’est l’avoir éprouvé comme texte théorique et l’avoir relié – à soi, à son propos, à son questionnement : c’est le re-territorialiser dans le présent de la réflexion. Mais le dater, c’est le constituer en archive, c’est être tenté d’en faire l’histoire – et le roman. L’énoncé présentatif est de fait un énoncé tendu entre deux postulations parfaitement inverses, la postulation narrative qui fait du texte théorique édité un événement et la postulation réflexive qui en fait un sujet et un pôle de mon questionnement.

39Je ne vois avec netteté la plupart de ces choses qu’en les écrivant : ainsi, je dois admettre qu’il semble bien que le théoricien présentateur se fait parfois plaisir à imiter l’historien antiquaire, à risquer un propos sur les contextes et les à-côtés, qui est tout autant un début de récit, comme une amorce d’histoire vraie. Ce qui peut donner, version romance exotique :

Jan Mukarovsky est né le 11 novembre 1891 à Pisek, en Bohème du Sud […]25,

40version nouvelle galante :

Le père Claude-François Ménestrier (1631-1705), jésuite et professeur de rhétorique, grand érudit, spécialiste d’héraldique, organisateur de fêtes et amateur de curiosités diverses, a consacré son œuvre […]26,

41ou encore, version antiroman genettien :

En 1830, après un dernier erratum, on perd sa trace : bref, une vie discrète et exemplaire de professeur, vouée apparemment tout entière à l’enseignement par la parole et par l’écrit. Faut-il souhaiter d’en savoir davantage27 ?

42Mais en les parcourant, je ne puis que mesurer combien on est loin, avec ces énoncés-là, de la façon très forte qu’a eu ailleurs le même Gérard Genette de se positionner, par exemple par rapport à Kant - sans le dater, sans le narrativiser, sans s’historiciser :

Je dois sans doute indiquer dès maintenant que l’exposé qui suit procédera largement par discussion de points de vue antérieurement soutenus par d’autres, de Hume à Kant et à Vivas, Beardsley, Goodman, Danto ou Walton, et quelques autres. De fait, la considération, tantôt positive, tantôt négative, et le plus souvent les deux à la fois, de leurs ouvrages m’a aidé à préciser et à formuler des positions qui, j’en suis sûr, n’en étaient pas moins, « quelque part », les miennes avant que ces réactions diverses ne m’en aient fait mieux prendre conscience. […] En élisant ses cautions et ses repoussoirs, chacun révèle, et d’abord découvre ses choix profonds, que le commentaire d’autrui et l’argumentation critique lui permettent de confirmer et de motiver, voire de rationaliser […]. Je précise en tout cas, si nécessaire, que mon propos n’a rien d’historique […]28.

43Si j’ai repris un peu longuement ce texte que j’avais récemment retrouvé et enregistré sur mon ordinateur – avec quelques autres qui ont scandé et porté la réflexion que je poursuis obstinément sur ces objets depuis quelque temps et que j’ai enfin entrepris de mettre en forme –, c’est qu’il est bien à l’exact opposé de l’option historicisante, totalement du côté de la spéculation et du raisonnement, faisant l’esquisse d’une genèse qui n’a rien de personnel, mais qui me semble tout à fait archétypale, une des genèses possibles de la théorisation à l’œuvre : quand elle passe par l’analyse et la formalisation de quelques positions argumentatives majeures ressaisies dans un corpus archivé, quand elle passe par leur confrontation, leur reformulation et leur validation dans un cadre de pertinence actuel – celui-là même qui a présidé à leur repérage et à leur discussion.

44Ou, pour le dire une bonne fois pour toutes avant que j’oublie d’y revenir, je pense que, du point de vue épistémologique, il n’y a pas d’autre actualisation possible d’une théorie que, très littéralement, sa contradiction.

45D’un côté, donc, le récit d’une histoire : de l’autre, le protocole d’une méthode d’argumentation ; d’un côté, la datation d’une généalogie : de l’autre, une consultatio qui est en même temps disputatio. Je dirai tout simplement que pour le Genette de La Relation esthétique, le texte de Kant (ou de Goodman, ou de…, etc.) n’est pas un document ancien ; et que pour le Genette des Figures du discours, le texte de Fontanier est à la fois un texte théorique et un document ancien. De même pour moi, au fond : quand par exemple je lis Barthes dans Poétique, Barthes dont le discours théorique fluctue d’une rubrique à l’autre, tantôt article, tantôt « Document » (et même « Inédit »). Quand, disais-je, Roland Barthes écrit dans la revue (le premier article du premier numéro, qui s’intitule, si je me souviens bien, « Par où commencer » et qui dans mon souvenir peut se lire comme une réflexion en acte sur les protocoles de mise en œuvre de l’analyse structurale d’un récit29), il est clair que je lis le texte de Barthes comme une réflexion qui m’interpelle, qui sollicite mon accord intellectuel – sur la pertinence et l’importance de ce qui est avancé concernant le protocole de mise en œuvre de l’analyse structurale d’un récit. Mais quand je prends connaissance de tel autre texte de Roland Barthes, versé dans la section « Documents » – « Le discours de l’histoire », Poétique 49, février 1982 –, sa datation (« 1967 ») et son genre (« Document ») m’en font autre chose, une photographie datée de sa réflexion théorique, par rapport à laquelle ne se posent pas seulement pour moi les questions de pertinence et/ou de réfutation, mais aussi de situation généalogique dans l’archive, d’insertion dans une histoire. D’un côté je suis d’emblée dans des stratégies de prise en charge de l’énoncé théorique ; de l’autre côté, je négocie un entredeux, entre un intérêt épistémologique et une conscience historiciste. Le document me donne à réfléchir Barthes – si exemplaire, si fondateur – et me le dérobe en même temps, si années soixante, si daté. Il en fait en même temps le présent de ma pensée et le passé de mon siècle…

46Inconfort de ma lecture, incertitude de ma position, et je dirai tout aussi bien : peut-être, au-delà, ambiguïté de mon rapport à Poétique en général, en tant qu’elle est tout entière et à son tour datée pour moi, dotée de quarante années de présence qui sont possiblement quarante années d’ancrage dans une origine (1970)… À y bien regarder, je ne pense pas pourtant. Je n’ai pas un seul instant envie de faire l’histoire de Poétique, d’en orchestrer un récit, d’en narrativiser l’existence, d’en rassembler les circonstances, d’en recenser les contextes – de la lire comme un document. J’apprécie à l’occasion de parcourir tel témoignage sur tel épisode de son passé – par exemple le récit de son changement de direction en 197930 -, mais cela n’a rien à voir avec mon intérêt vital – actif – professionnel pour la revue : des multiples discours de la théorie, tissés dans Poétique, j’aime d’abord éprouver l’audace, le pouvoir de suggestion, la capacité à proposer des modélisations qui m’intéressent. J’aime leur exemplarité, leur altérité, leur technicité, toujours et encore : et puis, le cas échéant, leur pertinence, leur validité – pour moi, pour mon propre itinéraire de pensée.

47J’aime, quand je lis Poétique, y trouver un aliment à ma réflexion (par exemple, en ce moment, sur le point très précis, très technique, des dispositifs textuels de séquençage, de transition, de cohésion : si l’on veut, de composition). Ou comme le disent avec une justesse remarquable les éditeurs d’Aristote :

Nous avons simplement tenté un essai – que certains trouveront sans doute timide, d’autres téméraire, beaucoup maladroit, mais que nous avons voulu honnête – pour nous situer nous-mêmes en face d’un texte ancien31.

48C’est là la pierre de touche – et tout autant, le nœud de mon investissement dans les techniques rhétoriques, en particulier celles qui prennent en charge les processus et les effets de la dispositio (de la structuration) : car je n’ai aucune velléité d’en faire l’histoire et si je puis envisager d’en éditer un document, ce n’est pas essentiellement pour donner à voir un système théorique exemplaire, modélisateur, technique, dont j’aurai fait l’archéologie ; c’est d’abord pour inscrire dans le présent d’une communauté lectoriale une étape et comme un jalon dans ce qui est ma proposition actuelle de théorie ; c’est pour en discuter, en retenir, en reformuler quelques hypothèses qui seront – forcément – complètement les miennes.

49Et je précise : je n’envisage pas la technique rhétorique à la façon d’une immersion dans l’ancien, mais comme un programme de réflexion au présent sur un outillage redoutable, sur un défi technique dont l’appropriation m’aide à détailler, à développer et à motiver ce que John Pier et Jean-Marie Schaeffer nommeraient « un ensemble d’hypothèses (empiriquement falsifiables) concernant la nature de la disposition textuelle, ses différents types, ses modes d’engendrement, ses constantes et ses variables constructives32 ».

50Voilà qui est dit. Pas trop abstraitement, je l’espère. Je crois que mon train va bientôt arriver, le voyage m’a paru interminable dans la nuit : et déjà pourtant, je regrette la liberté de temps, le vide de soucis que seule l’itinérance m’offre encore. Dieu sait quand je pourrai retrouver un peu d’air, pour reprendre ce papier, le poursuivre, le préciser. C’est sans doute aussi pour cela que je n’arrive pas à être dans la théorie mainstream, façon Poétique : toujours en suspens, erratique, vouée au bricolage, définitivement underground. J’espère seulement, au gré de mes rencontres, pouvoir renouer le fil de mes idées à l’occasion d’un échange un peu vif, un peu sérieux… Mais je m’égare : la suite attendra un prochain retour dans ma maison d’été – là où, à la tombée du soir, l’on peut voir encore Pierre Ménard emporter ses cahiers et en faire une joyeuse flambée.

51À tous ceux qui ont fabriqué Poétique – un jour, une vie –
À tous ceux qui l’ont – tant – inspirée.

Novembre-décembre 2011