Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Témoignages
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Raphaël Baroni

Vivre (de) la poétique

Le terme même de « théorie » ayant fini par devenir un gros mot, toute analyse générale – et donc structurale, au vrai sens de ce terme – était déclarée caduque1.

Histoire de la poétique

1J’aurais voulu intituler cet article « Qu’est-ce que la poétique ? », ce qui aurait été un travail certainement moins narcissique et beaucoup plus utile pour mon éventuel lecteur. Seulement, je crois que j’aurais dû alors renoncer à l’écrire, car je ne pense pas être la personne la mieux placée pour répondre à cette question. D’une part, il me manque l’érudition nécessaire (et les compétences linguistiques) pour couvrir le vaste champ couvert par la poétique contemporaine, qui est – bien davantage que dans les années 1960-1970 – une poétique internationale, avec de nombreuses ramifications, écoles et sous-écoles. D’autre part, définir la « poétique » est devenu un exercice anachronique. En effet, depuis l’ouvrage fondateur d’Aristote jusqu’à nos jours, en passant par le cours de Paul Valéry en 1937 et l’effervescence des années 1960-1970, les définitions abondent et il serait certainement plus raisonnable de les recenser, d’en reconstruire l’histoire et de cartographier les usages polysémiques du terme, plutôt que de tenter d’ajouter une nouvelle définition à un corpus déjà pléthorique. Il faudrait au moins avoir connu le dernier âge d’or de la théorie littéraire, où la question de savoir ce qu’était la « poétique », ou plutôt ce qu’elle devrait ou aurait dû être, s’est posée de la manière la plus aiguë et la plus fertile2. Voilà un rôle taillé sur mesure pour Antoine Compagnon, qui a tiré le bilan de la théorie littéraire avec la légitimité de celui qui a vécu toutes ses guerres, ses promesses et ses désillusions, ses prouesses et ses excès, enfin tous les aléas de son histoire récente :

Vers 1970, la théorie littéraire battait son plein et elle exerçait un immense attrait sur les jeunes gens de ma génération. Sous diverses appellations – « nouvelle critique », « poétique », « structuralisme », « sémiologie », « narratologie » –, elle brillait de tous ses feux. Quiconque a vécu ces années féériques ne peut s’en souvenir qu’avec nostalgie. Un courant puissant nous emportait tous. En ce temps-là, l’image de l’étude littéraire, soutenue par la théorie, était séduisante, persuasive, triomphante3.

2N’ayant pas connu la « féérie » de cette époque, la « nostalgie » m’est également étrangère. Toutefois, en dépit de mon manque de recul (ou peut-être grâce à lui), je ne peux être entièrement d’accord avec le jugement sévère posé par Compagnon quand il affirme que les « théoriciens des années soixante et soixante-dix n’ont pas trouvé de successeurs » et que la « revue Poétique, qui persévère, publie pour l’essentiel des exercices d’épigones4 ». Peut-être les choses ont-elles évolué depuis la parution du Démon de la théorie, en 1998, ou peut-être Compagnon a-t-il, pour le coup, un peu trop de recul, peut-être souffre-t-il de presbytie et ne distingue-t-il pas les qualités des objets les plus proches. On pourrait d’ailleurs affirmer que le vaste bilan offert par son propre ouvrage constitue en lui-même l’un des plus beaux monuments récents de la théorie littéraire : loin de se limiter à retracer l’histoire de la poétique, il lui ajoute un chapitre passionnant en problématisant, peut-être pour la première fois, ses rapports polémiques avec le « sens commun ».

3Si j’ai bien compris l’intention de Florian Pennanech, qui m’a invité à participer à ce numéro de la revue LHT5, il s’agirait de montrer que la revue et la collection « Poétique », ainsi que « la » poétique en générale, ne sont pas des choses du passé, et qu’il y a de la « vigueur » et de la « fécondité » dans les travaux contemporains qui se rattachent à cette discipline. C’est la raison pour laquelle je m’autorise à partager mon expérience subjective de « jeune » poéticien, qui se situe aujourd’hui (je cite encore Pennanech) « entre ce qu’il faut bien appeler un héritage et de nouveaux horizons à déblayer ». J’aimerais montrer comment ma trajectoire académique m’a amené à travailler dans le champ de la théorie du récit, et la manière dont une conjoncture particulière des études littéraires a conditionné ce parcours, qui fut parfois celui du combattant. Cela me permettra d’évoquer à la fois les éléments actuels qui me semblent justifier la renaissance de la poétique, mais également un certain inconfort institutionnel, expliquant peut-être la difficulté de l’émergence d’une relève dont la visibilité serait suffisante pour qu’on puisse la comparer aux pionniers qui se sont illustrés il y a un demi-siècle.

4Je tiens à préciser d’emblée que, malgré le relatif inconfort dans lequel se tient le poéticien contemporain – qui dépend en partie de l’organisation institutionnelle du monde académique –, cela ne condamne nullement ce dernier à des « exercices d’épigones », et qu’il y a pour lui un véritable avenir, plein d’aventures et de défis à surmonter. J’ajouterai que cet avenir, s’il n’est pas déjà tout tracé, représente malgré tout un chemin désirable pour les études littéraires, surtout dans le contexte de crise qu’elles traversent aujourd’hui. Il ne s’agit pas de relancer la guerre entre poétique, critique ou histoire, mais plutôt de souligner la complémentarité entre des approches différentes de la littérature, dont chacune concourt à sa manière à défendre la valeur singulière des études littéraires. Jean-Marie Schaeffer a récemment rappelé le « profil historique cyclothymique6 » des études littéraires, et force est de constater, ainsi que le soulignait Compagnon, que l’enthousiasme pour cette discipline a atteint son paroxysme à une époque où la théorie était « séduisante, persuasive, triomphante ». Il me semble que cette coïncidence est loin d’être fortuite et j’en conclus que la santé des études littéraires dépend, en partie du moins, de la vitalité de sa branche théorique. J’essayerai donc de décrire ma trajectoire et mon point de vue personnel sur la poétique, mais aussi d’évoquer les enjeux qui justifient (ou qui contrarient) son retour en grâce, ainsi que quelques chantiers qui s’ouvrent devant elle.

La poétique écartelée

5L’apothéose de la poétique, 1970, correspond précisément à l’année de ma naissance. Je ne sais pas s’il faut y voir une prédestination, mais autant dire que ce n’était pas la « féérie » de la poétique qui m’animait à cette époque-là. À mon entrée à l’Université de Lausanne, vingt ans plus tard, le « feu de paille7 » évoqué par Antoine Compagnon aurait dû s’être consumé depuis longtemps, et la théorie littéraire se limiter à l’assimilation, durant l’année propédeutique, de quelques outils descriptifs hérités de la narratologie structuraliste. En fait, ce n’est pas du tout ce qui s’est produit, puisqu’au début des années 1990 la section de français était animée par un intense débat entre Jean Molino et Jean-Michel Adam, la théorie du récit et celle de la textualité représentant les enjeux de la controverse. D’un côté, le littéraire donnait occasionnellement des cours de narratologie centrés sur la question de la voix et du point de vue dans une approche épistémologique, interculturelle et historique ; de l’autre, le linguiste s’appuyait sur la « séquence narrative » (héritée de Propp, Greimas, Bremond, Larivaille, Labov) pour décrire l’un des modes de structuration transphrastique des textes et des discours. La tension entre ces deux points de vue est exposée dans l’introduction de l’un des ouvrages les plus célèbres de Jean-Michel Adam, dont la première édition remonte à 1992 : Les textes : types et prototypes. Dans ce livre, Adam réfutait les arguments de Molino, qui représentait à ses yeux « la tendance radicale qui met en question l’idée même de linguistique du texte8 ». La critique de Molino portait essentiellement sur les typologies textuelles qui, selon lui, étaient trop rigides ou trop vagues pour rendre compte de la complexité effective et de la diversité formelle des textes. Le passage d’une typologie à un modèle plus complexe, dans lequel différentes séquences textuelles prototypiques étaient susceptibles de se combiner au sein d’un même texte, lui-mêmes organisés en fonction de différentes normes socio-historiques (par exemple les genres de discours), doit certainement beaucoup à ce dialogue fécond entre le linguiste et le littéraire9. Toutefois, le divorce semblait consommé entre une narratologie que l’on pouvait considérer comme « thématique » et qui avait été partiellement assimilée par la linguistique textuelle (la représentation séquentielle de l’histoire racontée constituant le fondement de l’une des séquences prototypiques structurant les textes au-delà de la phrase) et une narratologie dite « modale », traitant essentiellement les questions relatives à la voix, au point de vue et aux distorsions temporelles du récit10, qui demeurait un domaine de recherche privilégié pour les études littéraires, mais dans une version plus sceptique, instrumentale et historicisée qu’à ses débuts11.

6Avec le recul, il me semble que les échanges entre Jean Molino et Jean-Michel Adam ont non seulement été l’une des sources profondes de ma passion pour la théorie du récit12, mais qu’elle illustre aussi, de manière exemplaire, la façon dont la narratologie, en tant que branche de la poétique, s’est trouvée écartelée entre des disciplines voisines et concurrentes. En fait, on peut affirmer que cette évolution se trouvait en germe dans la posture adoptée par les « poéticiens » des années 1960-197013 : ces derniers occupaient généralement des postes dans des départements de littérature et, en conséquence, les œuvres littéraires constituaient leur corpus de référence ; mais en même temps, ils s’inspiraient ouvertement de la science pilote de l’époque, à savoir la linguistique structurale, et ils ont posé les fondements d’une nouvelle science du récit (la narratologie) qui, par définition, devait être applicable au-delà des frontières de la littérature, voire même au-delà de la représentation verbale ou fictionnelle. Si la linguistique semblait ainsi offrir un cadre interprétatif adaptable aux enjeux auxquelles les études littéraires avaient à se confronter, à l’inverse, ces dernières ont contribué à élargir les ambitions des sciences du langage en changeant l’échelle de l’analyse, de la phrase au texte. Barthes, dans son fameux article programmatique de 1966, annonçait ainsi la création d’une « linguistique du discours », née dans le creuset des études littéraires : « Le discours a ses unités, ses règles, sa “grammaire” : au-delà de la phrase et quoique composé uniquement de phrases, le discours doit être naturellement l’objet d’une seconde linguistique14 ».

7L’évolution aurait pu aller en direction d’une intégration de cette « seconde linguistique » dans les départements de littérature ou, à l’inverse, d’une subordination des études littéraires au sein d’une linguistique du discours, aux ambitions beaucoup plus vastes. Mais un tel mouvement aurait certainement été considéré comme un « suicide » de part et d’autre : d’un côté, les études littéraires ne pouvaient que perdre ce qui faisait leur identité, à savoir la spécificité de leur objet, sa littérarité, sa créativité verbale, sa complexité sémiotique, son historicité particulière, son lien privilégié avec la culture, etc. ; de l’autre, la relégation de la linguistique du discours au rang de simple outil d’analyse mis au service des textes littéraires aurait été évidemment contraire à son ambition première, qui visait à rendre compte de l’ensemble des pratiques langagières, et pas seulement de la création littéraire.

8Le conservatisme disciplinaire a donc été le plus fort et, après l’euphorie des débuts, un repli s’est opéré de part et d’autre. La linguistique a perdu son rôle de « science pilote » et les études littéraires se sont détournées de la théorie pour se recentrer sur les aspects historiques et culturels des œuvres, qui apparaissaient comme leur domaine propre. Malgré cela, il faut reconnaître que la section de français de l’Université de Lausanne, en intégrant dans une même unité l’étude de la littérature et celle de la linguistique française, a trouvé une voie praticable : celle d’une double formation permettant aux futurs théoriciens de la littérature de bénéficier d’une solide compétence linguistique et aux futurs linguistes de se confronter à la complexité des textes littéraires, de se familiariser avec sa tradition théorique et de collaborer avec des historiens et des critiques. La très bonne qualité de la formation lausannoise me semble en partie découler de cette situation, même si la cohabitation interdisciplinaire ne s’est pas toujours déroulée sans heurts.

Migration et nostalgie de la poétique

9Dans un état des lieux récent, John Pier a montré que la théorie du récit en France – que l’on peut considérer comme l’une des branches les plus fécondes de la poétique – n’a pas évolué vers une « narratologie postclassique15 », qui serait demeurée un champ de recherche propre aux études littéraires, comme cela a été le cas dans plusieurs autres pays (notamment aux États-Unis, en Angleterre et en Israël), mais qu’elle a plutôt évolué en direction une assimilation par la linguistique textuelle et l’analyse du discours :

Theoretically oriented research on narrative continued, but not always under the label of narratology, some of it in non literary fields. French discourse analysis appears to offer a conceptual and methodological framework for addressing the concerns of postclassical narratology16.

10De manière très concrète, à l’Université de Lausanne, Jean-Michel Adam a d’ailleurs dirigé de nombreuses thèses qui se rattachent, directement ou indirectement, au champ de la théorie du récit ou de la fiction17. Ainsi, la théorie du récit, qui s’était d’abord développée dans le giron de la « poétique », semble n’avoir pas entièrement disparu du paysage académique, mais avoir simplement migré vers un autre champ disciplinaire, dans lequel elle a continué à prospérer, en dépit du constat désabusé dressé par Antoine Compagnon.

11Reste que, pour de nombreux acteurs institutionnels, la « narratologie » continue à être associée à une branche de la poétique, et donc à se rattacher à la théorie littéraire. On peut dégager plusieurs raisons qui pourraient justifier ce jugement.

12Premièrement, on peut constater que d’Aristote à Gérard Genette, c’est dans le cadre des études littéraires que se sont écrites les pages les plus marquantes de l’histoire de la théorie du récit, de sorte que les destins de la narratologie et de la poétique semblent traditionnellement liés, voire même, pour certains, indissociables18. Dès lors, se former aux rudiments de la narratologie consiste habituellement à se familiariser avec la tradition théorique de la poétique et à pratiquer l’étude des œuvres littéraires, canoniques ou déviantes, tout en se ménageant quelques perspectives sur d’autres formes narratives, notamment historiques ou conversationnelles, mais aussi visuelles, filmiques, bédéiques, médiatiques, voire trans-médiatiques.

13Il faut d’ailleurs reconnaître que ce « privilège » dont jouit la littérature, en tant que corpus d’élection pour la théorie du récit, se justifie en partie du fait que œuvres littéraires demeurent un champ d’expérimentation incomparable pour l’étude de la narrativité. Certes, ainsi que l’affirmait Michel Butor, la narrativité est l’un « des constituants essentiels de notre appréhension de la réalité19 » – ce dont témoignent, entre autres, les travaux de Christian Salmon20 sur les nouveaux usages sociaux des histoires que l’on raconte pour gagner des guerres, vendre des produits ou gagner des élections – mais il faut ajouter que les textes littéraires demeurent le meilleur « laboratoire du récit21 », c’est-à-dire un espace où les formes et les fonctions narratives sont actualisées de la manière la plus créative, la plus libre, et donc la plus révélatrice de leur nature profonde et de leurs possibles22.

14Enfin, on pourrait ajouter que la littérature, en tant qu’elle se définit essentiellement comme une conteuse d’histoires et comme un objet sémiotique complexe offert à l’interprétation, a un besoin spécifique et vital des outils d’analyse développés dans le cadre d’une théorie du récit23. Il est en effet impossible d’analyser sérieusement une œuvre sans recourir à des notions telles que le genre, le style, l’intrigue, la voix, le point de vue, l’ordre, la durée, la fréquence, etc. Et toutes ces notions doivent non seulement être précisément définies, mais elles doivent encore être continuellement interrogées et redéfinies à la lumière des textes littéraires, dont l’une des fonctions essentielles consiste précisément, à rendre visibles et à travailler les normes du discours et les codes sur lesquels s’érige la communication. Ainsi que le soulignait Jakobson, ce travail sur le code consiste précisément en la définition de la fonction poétique. On peut donc affirmer que la théorie du récit et l’analyse des œuvres littéraires se trouvent dans une relation d’interdépendance, chacune se nourrissant de l’autre.

15En conséquence, je pense que l’on peut soutenir que la poétique demeure un point de départ incontournable pour la théorie du récit, même si cette dernière a récemment migré vers le champ des sciences du langage24. Cependant, il faut bien admettre que la narratologie, en prenant pour objet la représentation narrative (verbale ou non verbale) d’une histoire (réelle ou fictionnelle), ne se réfère pas, par principe, uniquement aux œuvres littéraires ; elle est donc, par définition, une discipline qui se situe à cheval sur plusieurs « lieux » institutionnels25. D’ailleurs, la définition de la « poétique », que Jean-Marie Schaeffer décrit comme « l’étude de l’art littéraire en tant que création verbale26 », invite également à un rapprochement nécessaire entre une théorie spécifique de « l’art littéraire » et une théorie plus générale de la « création verbale ». Dès lors, le poéticien comme le narratologue se tiennent dans un équilibre instable entre des disciplines qui, par ailleurs, travaillent sur un plan institutionnel à maintenir leurs spécificités, voire à renforcer leurs différences de manière à sauver leur pré-carré dans l’organisation des études académiques.

Poétique fiction

16Face à ce rapide état des lieux, que j’ai esquissé en me fondant sur mon expérience personnelle et subjective, on peut espérer que les choses évolueront en direction d’une situation moins conflictuelle et plus productive. Idéalement, je pense qu’il aurait été souhaitable que la poétique, en tant que branche littéraire spécialement dévolue à la théorie, s’institutionnalise, à l’instar de l’ancienne rhétorique, qui possédait une certaine autonomie au sein des études académiques. Cette « poétique institutionnalisée » – à laquelle pourraient se rattacher, entre autres, la stylistique, la sémiotique, les théories du récit et de la lecture, l’éthique et l’esthétique de la littérature – devrait se tenir dans un dialogue constant avec, d’une part, l’histoire et la critique littéraire, et d’autre part avec les sciences du langage, notamment la linguistique textuelle et l’analyse de discours27 (qui est d’ailleurs elle-même partiellement héritière de la rhétorique), sans pour autant avoir à se fondre entièrement dans l’une ou l’autre perspective.

17À mon sens, il peut y avoir un intérêt à défendre la perspective singulière offerte par la poétique, dans la mesure où cela permettrait d’éviter de la limiter à une méthode d’investigation particulière (la linguistique et l’analyse de discours ne constituent pas les seules entrées sur le phénomène littéraire, il faut aussi tenir compte des approches sémiotique, cognitive, éthique, esthétique, sociologiques, etc.) ; cela offrirait, par ailleurs, le moyen de tirer le meilleur parti d’une réflexion qui se construit à partir d’un genre de discours dont il faut, malgré tout, souligner la spécificité : l’œuvre littéraire est un discours écrit, complexe, formant une archive culturelle qui s’inscrit dans une longue durée historique, et qui pose des problèmes d’écriture et d’interprétation spécifiques.

18On pourrait aussi tirer profit d’une institutionnalisation de la poétique pour démontrer l’utilité des études littéraires quand il s’agit d’éclairer d’autres champs du savoir, puisque la théorie de la littérature, par la généralité de ses concepts et la transitivité de ses outils d’analyse, est en mesure de se confronter à d’autres formes de discours. C’est d’ailleurs probablement ce qui explique l’enthousiasme qu’a pu engendre la poétique durant l’« âge d’or » évoqué par Compagnon : à cette époque, les théoriciens de la littérature semblaient avoir leur mot à dire non seulement sur l’étude des œuvres littéraires, mais également sur le développement d’une linguistique du discours, sur l’écriture de l’histoire, sur la représentation sémiotique des événements, sur la construction de la réalité, sur le rapport du langage et de la forme narrative avec des questions éthiques et politiques essentielles, qui intéressaient l’ensemble de la société… À l’inverse, le risque que courent aujourd’hui les études littéraires lorsqu’elles se replient uniquement sur l’histoire et la critique des œuvres singulières et des auteurs, c’est qu’on leur assigne un rôle muséal de conservation de la culture, l’érudition se suffisant à elle-même, à la manière d’un monument national ou d’une archive que l’on préserverait contre les morsures du temps et contre l’avachissement intellectuel inhérent à la société du spectacle.

19Un autre avantage d’un découpage institutionnel dans lequel serait réservée une place à part pour la poétique, ce serait d’éviter de demander aux poéticiens (qui sont plus nombreux qu’on ne le pense) d’être ce qu’ils ne sont pas par définition. En effet, les compétences du théoricien de la littérature sont à la fois moins étendues et plus spécifiques que celles du linguiste : par exemple, le poéticien peut ignorer complètement les problèmes inhérents à la transcription conversationnelle (puisque pour lui, le texte est toujours une donnée, même si parfois il demande à être « établi » à travers un travail sur les variantes) alors que, par ailleurs, sa conception de la lecture se distinguera assez nettement des théories de la « pertinence » visant à décrire le décodage d’un acte de communication « ordinaire ». D’un autre côté, si le poéticien peut avoir intérêt à nouer des collaborations, non seulement avec des linguistes, mais aussi avec des historiens ou des critiques littéraires, il n’a pas de raisons particulières de restreindre a priori son champ d’investigation à un corpus d’œuvres définis en fonction d’un auteur, d’un siècle ou d’une langue particulière28. Il pourra développer des affinités électives particulières avec certains auteurs (par exemple Borges, Dostoïevski, Rabelais, Houellebecq, Godard ou Crumb), mais ces affinités seront d’abord déterminées par des enjeux théoriques, et non par des critères nationaux, historiques, esthétiques ou même sémiotiques. Malheureusement, que je sache, en dehors du Collège de France, où les heureux élus peuvent créer leur propre chaire, une telle discipline ne s’est pas encore institutionnalisée sur large échelle dans le paysage francophone29.

Survi(vr)e de la poétique

20En dépit de ce que j’ai avancé plus haut, j’aimerais souligner que l’absence d’une poétique institutionnalisée ne signifie nullement sa disparition en tant que discipline théorique. Dominique Maingueneau affirme à ce sujet que :

Même si le partage n’est pas toujours facile à faire, il faut […] distinguer les disciplines au sens institutionnel, celles que reconnaissent les pratiques de l’administration, et les disciplines qui structurent la recherche, celles qui permettent aux acteurs des champs scientifiques d’organiser leurs activités30.

21Et parmi les facteurs qui permettent aux disciplines de recherche (par exemple l’analyse de discours ou la poétique) de survivre, voire d’émerger et de se développer, les canaux de diffusions sont particulièrement importants. Ainsi peut-on affirmer que l’existence d’une poétique contemporaine en France doit beaucoup au dynamisme, jamais mis en défaut, de la revue « Poétique » et de la collection éponyme des Éditions du Seuil31. Cette revue et cette collection ont constitué, tout au long de mon parcours de chercheur, des points de ralliement et d’identification fondamentaux, non seulement parce que j’y étais accueilli sans que l’on me demande de justifier mon ancrage disciplinaire, mais aussi parce que je m’y retrouvais en compagnie d’auteurs qui avaient déterminé ma vocation : Roland Barthes, Tzvetan Todorov, Michel Charles, Gérard Genette, Jean-Marie Schaeffer. Ainsi, à mes yeux, la poétique consiste d’abord en une « famille intellectuelle » (dont le foyer a longtemps été sis au 27, rue Jacob) et, du fait de mes « fréquentations », je me suis identifié à elle longtemps avant d’être en mesure de définir ce que le terme « poétique » pouvait signifier exactement.

22Mais la survie de la poétique ne tient pas seulement à l’existence de revues ou de collections. Ainsi que je l’ai mentionné, le simple fait que la structure des études à l’Université de Lausanne ait permis de maintenir vivant le débat portant sur la théorie du récit constitue un point de départ essentiel pour la création d’une vocation théorique. De même, l’existence d’une formation doctorale interdisciplinaire à Lausanne ainsi que d’un séminaire de narratologie contemporaine au Centre de recherche sur les arts et le langage (CNRS, EHESS) m’a offert la possibilité de poursuivre mes études post-grades dans le champ de la théorie du récit et d’enrichir mes perspectives au contact de chercheurs confirmés appartenant à des horizons variés et venant des quatre coins du monde.

23Sur un horizon élargi, on peut constater que la théorie du récit, loin de s’essouffler, s’est en fait internationalisée et pluralisée32. Je crois qu’aujourd’hui, le théoricien du récit francophone ne peut plus se contenter de s’inscrire dans la tradition de la « poétique française ». Sur une échelle internationale et interdisciplinaire, il semblerait en fait que l’on assiste, depuis le milieu des années 1990, à un véritable « tournant narratif33 », dont les effets se font sentir dans l’ensemble des sciences humaines. Pour répondre à ces nouveaux défis, de nombreux réseaux34 se sont développés ces dernières années, autant pour favoriser les échanges entre les chercheurs à un niveau local et international, que pour améliorer la visibilité des avancées les plus marquantes menées dans les diverses disciplines qui nourrissent aujourd’hui le débat théorique sur le récit.

24Vu la place que tient aujourd’hui la forme narrative dans notre société et dans les domaines du savoir, peut-être n’a-t-on jamais eu autant besoin de poéticiens bien formés et ouverts sur des horizons divers. Malgré cela, l’absence de soutiens institutionnels et de débouchés professionnels rend l’existence de ces jeunes poéticiens relativement compliquée, pour ne pas dire compromise. Certes, depuis quelques années, l’interdisciplinarité est encouragée par les politiques de formation. Toutefois, il faut reconnaître qu’un profil interdisciplinaire n’est pas toujours très « rentable » quand il s’agit de mener une carrière académique. Mon expérience personnelle m’a montré que les postes mis au concours par la section de français de l’Université de Lausanne ne m’ont jamais permis de tirer parti de mes compétences acquises dans les domaines de la narratologie, de la linguistique textuelle et de la poétique littéraire. En effet, du côté de la linguistique, il m’a été clairement signifié que l’approche du récit enseignée dans cette sous-section différait sensiblement de la « narratologie », qui demeurait la chasse-gardée des littéraires. En d’autres termes, je n’étais pas assez linguiste pour occuper un tel poste et, de toute façon, si je l’avais occupé, je n’aurais pas été autorisé à enseigner les sujets sur lesquels portaient mes recherches. Du côté de la littérature, en revanche, même si un intérêt pour la théorie et pour l’interdisciplinarité était souhaité, mes travaux sur la narrativité médiatique faisaient tache dans mon dossier, et l’on m’a reproché de ne pas être assez « littéraire ». D’ailleurs, quelles que soient les spécificités secondaires des postes mis au concours, les critères de sélection principaux continuent à être majoritairement définis en fonction des auteurs, des siècles ou des régions linguistiques : on recrute des dix-septiémistes, des dix-huitiémistes ou des vingtiémistes, éventuellement des spécialistes de la littérature de l’Ancien Régime ou de la littérature romande, et on se présente à ces concours comme des rabelaisiens, des proustiens ou des sartriens.

25J’évoquerai un simple fait qui résume mon inconfort institutionnel : dans la librairie de mon université, il existe des rayons « Linguistique » et « Histoire littéraire », mais aucun rayon étiqueté « Poétique » ou « Théorie littéraire ». En conséquence de quoi, ma thèse sur la « tension narrative » se trouve alternativement (mal) classée sur l’un ou l’autre des étages.

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Photo des rayons de la librairie Basta!
Université de Lausanne, 15 juin 2011

26Aujourd’hui, c’est finalement du côté de la didactique du français langue étrangère que j’ai réussi à m’établir. Cette situation me semble relativement confortable dans la mesure où je pense que la didactique a toujours constitué un prolongement naturel et nécessaire de la poétique. Cette dernière, en effet, en mettant en lumière des structures transitives ou des fonctionnements généralisables, offre à l’enseignant une « boîte à outil » qui peut être utilisée pour analyser un corpus indéfini d’œuvres singulières. Et cette « boîte à outil » peut elle-même faire l’objet d’un enseignement spécifique, de manière à ce que l’analyse des œuvres se transforme en une compétence pratique étendue, qui pourra servir ultérieurement à faciliter l’interprétation (voire la production) de nombreux autres textes ou discours, littéraires ou non littéraires.

Perspectives de la poétique

27En ce qui concerne les horizons actuels de la poétique, il me semble que l’évolution centrale consiste à retisser des liens entre la littérature et vie, c’est-à-dire à sortir de la pure textualité pour repenser la fiction comme un événement qui se produit « dans le monde35 ». Ainsi que le souligne Marielle Macé dans son dernier essai sur la lecture :

Il n’y a pas d’un côté la littérature et de l’autre la vie […]. L’expérience ordinaire et extraordinaire de la littérature prend ainsi sa place dans l’aventure des individus, où chacun peut se réapproprier son rapport à soi-même, à son langage, à ses possibles : car les styles littéraires se proposent dans la lecture comme de véritables formes de vie, engageant des conduites, des démarches, des puissances de façonnement et des valeurs existentielles36.

28Cette nécessité de repenser les rapports entre la littérature et la vie constitue un vaste champ de recherche qui se distingue assez nettement des travaux menés auparavant. Aujourd’hui, on accorde à nouveau de l’importance aux deux ancrages essentiels de l’œuvre, en amont et en aval du texte. Au-delà de la description des structures objectives des œuvres, on s’intéresse à la production et aux usages des textes, qui nous renvoient à la figure de l’auteur et à celle du lecteur, auxquels correspondent les fonctions de la voix et l’effet. Il faut donc sortir de la clôture textuelle afin de repenser le récit littéraire comme un acte ou une expérience. Dans le giron Nouvelle Critique, ainsi que le résume Wayne C. Booth :

Toute une génération en était arrivée à accepter sans réfléchir l’idée qu’un vrai « poème » (et cela inclut la fiction) n’est pas censé « signifier » mais « être ». Ayant disqualifié l’auteur au prétexte de l’« illusion de l’intention » (intentional fallacy), les lecteurs au prétexte de l’« illusion affective » (affective fallacy), le monde des idées et des croyances au prétexte de l’« hérésie didactique », et l’intérêt narratif au prétexte de l’« hérésie de l’intrigue », certaines doctrines de l’autonomie de l’œuvre s’étaient desséchées au point de ne laisser subsister que les systèmes de relations verbales et symboliques37.

29À l’inverse de cette tendance, le recadrage auquel nous assistons aujourd’hui consiste à considérer l’œuvre comme un fait de langage intentionnel et performatif, ce qui nous amène à nous repencher sur le cas de l’auteur (implicite ou réel), sur le style, défini comme une manière « d’être au monde38 », sur les questions de l’autorité ou de la responsabilité des énoncés romanesques39, sur la dynamique de l’intrigue et sur l’intérêt narratif, sur les effets des textes et sur les processus cognitifs qu’ils requièrent et qu’ils engendrent, etc. Ces questions « pratiques » ne sont d’ailleurs pas tellement éloignées de la position pré-structuraliste de Paul Valéry, qui affirmait que l’œuvre de l’esprit n’existe qu’en « acte » et que, si l’on ôte la « voix » du texte, tout devient arbitraire40. En 1994, Jean-Marie Schaeffer écrivait quant à lui que la poétique continuait à être « un vaste chantier » et que, dans sa phase la plus récente, on pouvait constater l’essor d’une approche pragmatique qui est, je crois, encore d’actualité :

Les développements récents de la poétique témoignent d’une prise en compte de plus en plus large d’un […] aspect : la dimension pragmatique, terme sous lequel on peut regrouper l’ensemble des questions qui surgissent dès lors qu’on s’est rendu à l’évidence que les œuvres littéraires sont des actes discursifs et que donc leur dimension verbale doit être replacée dans un cadre plus global de leur situation communicationnelle41.

30Cette évolution s’accompagne d’une attitude moins polémique de la poétique vis-à-vis des autres approches des textes littéraires, puisqu’il s’agit désormais d’articuler les œuvres avec leurs contextes biographique, social ou historique, mais également avec une conscience (celle de l’auteur ou celle du lecteur), qui peut être définie sur des plans psychologique, cognitif ou philosophique. Ainsi que l’affirme encore Jean-Marie Schaeffer :

Contrairement a ce qui a parfois été soutenu à l’époque du « structuralisme », la poétique ne saurait être la théorie de la littérature : il y a autant de théories du littéraire qu’il y a de voies d’accès cognitives à la littérature, c’est-à-dire un nombre indéfini. Chacune de ces approches (historique, sociologique, philosophique, psychologique ou autre) découpe dans le champ littéraire un objet d’étude spécifique, en sorte que ses relations avec les autres approches sont (ou devraient être) non pas concurrentielles et exclusives mais interactives et complémentaires42.

31Il me semble que la poétique a beaucoup à gagner dans ces échanges interdisciplinaires. Non seulement elle peut ainsi s’enrichir de perspectives qui lui échappaient durant la période structuraliste, mais elle peut également démontrer son utilité pour d’autres champs du savoir. Pour s’en convaincre, il suffit de constater le succès réjouissant (bien que parfois problématique) des thèses ricoeuriennes sur le temps et le récit : à partir d’un dialogue entre historiographie, poétique et philosophie, Ricœur a développé des notions telles que la « triple mimèsis », la « configuration », la « mise en intrigue » ou l’« identité narrative », qui ont trouvé des applications dans de nombreuses disciplines des sciences humaines.

Mes horizons poétiques

32Pour ma part, dans mon premier livre43, j’ai essayé de redynamiser la notion d’intrigue en abordant cette dernière sous un angle rhétorique, notamment inspiré par les travaux de Meir Sternberg44. Cette approche m’a permis d’éclairer le fonctionnement des dispositifs textuels qui nouent une intrigue, quand on les met en rapport avec un contexte communicationnel marqué par une progression incertaine dans un texte réticent. J’ai montré notamment comment les récits établissent une tension narrative, dont dépend leur intérêt, qui sera éventuellement résolue dans le dénouement. Pour expliquer non seulement la visée rhétorique des structures narratives mais également leurs effets concrets sur les lecteurs, j’ai également pu m’appuyer sur les travaux menés dans les champs de la psychologie cognitive, de l’intelligence artificielle, de la sociologie interactionniste et de la transtextualité. La manière dont il est possible de décrire les processus, intrinsèquement cognitifs et passionnels, qui nous permettent de nous représenter mentalement une histoire au fur et à mesure de son développement, me semble ainsi fournir un socle pour analyser non seulement le fonctionnement des intrigues « artificielles » de la littérature, mais également la manière dont nous nous représentons les événements auxquels nous participons, qui ouvrent des perspectives temporelles au sein d’une intrigue émergente que l’on pourrait qualifier de « naturelle45 ».

33Parcourir l’arc entier de la narration, depuis la construction textuelle d’un effet intentionnel jusqu’à son accomplissement, cognitif et passionnel, exige certainement de surmonter des défis épistémologiques et méthodologiques considérables. Toutefois, grâce à cette approche, il devient possible de remotiver les structures narratives, en définissant leurs liens avec la production d’un intérêt romanesque et d’une dynamique interprétative. Sur un plan didactique, nul doute que les apprenants s’intéresseront davantage à démonter les rouages de la « fabrique du suspense » et à apprendre comment les œuvres s’y prennent pour les passionner (ou, au contraire, pour dé-passionner leur lecture), plutôt qu’à inventorier les personnages qui remplissent tel ou tel rôles narratifs prédéterminés et à dresser le schéma conventionnel de leurs actions, sans savoir à quoi cela peut bien servir, si ce n’est de constater que tous les récits partagent entre eux quelque chose de commun.

34Dans mes travaux plus récents46, j’ai essayé également de réfléchir sur la manière dont un lecteur identifie, au milieu du concert polyphonique des voix romanesques, la voix auquel il attribue l’énoncé qu’il est en train de lire, une voix qui ne cesse de varier d’un passage à un autre et d’une interprétation à une autre, en fonction de facteurs textuels et contextuels complexes. Ainsi que l’affirme Stanley Fish, « [q]uand un homme dit à sa femme : “ce n’est pas toi, c’est ta mère qui parle”, il témoigne, premièrement, du fait que les significations que l’on attribue aux mots varient suivant le locuteur auquel ils sont assignés et, deuxièmement, du fait que les mots ne vous disent pas qui est ce locuteur47 ». Face à ce phénomène, il me semble que – contrairement à ce que soutenait Barthes, qui écrivait que « l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine48 » – les valeurs éthique et aléthique (valeur de vérité) des œuvres dépendent en grande partie de la manière dont les lecteurs associent, spontanément ou à la suite d’une interprétation complexe, telle ou telle voix à tel ou tel énoncé.

35Lorsque nous lisons, dans un roman de Houellebecq, qu’un personnage est d’avis qu’un chien, au fond c’est « aussi amusant, et même beaucoup plus amusant qu’un enfant49 », il est tentant d’identifier dans cet énoncé un point de vue auctorial, déjà exprimé dans La Possibilité d’une île, mais également assumé publiquement par l’auteur dans différentes interviews50. Intertexte, paratexte, épitexte, « posture auctoriale51 » et stratégies autofictionnelles peuvent dès lors jouer un rôle décisif dans notre interprétation, au détriment d’une lecture formaliste qui consisterait à attribuer ce discours rapporté à celui qui est censé l’énoncer, c’est-à-dire au personnage d’Hélène. Si l’on choisit de reconnaitre la voix de Houellebecq, on sera alors en droit, comme pour n’importe quel acte de parole pris en charge par une personne réelle, de condamner la misanthropie de l’auteur, qui confine à la provocation, ou alors de célébrer son humour ou son courage, qui le poussent à s’opposer aux valeurs familiales traditionnelles.

36En même temps, on peut très bien juger que cette préférence canine engage surtout le personnage qui l’énonce, puisqu’après tout, il s’agit d’un monologue intérieur que l’on peut trouver cohérent quand on le replace dans le contexte d’une existence fictive. Du point de vue d’Hélène, dont le compagnon est stérile, on comprend qu’elle puisse chercher du réconfort dans la dépréciation des bonheurs de la maternité. Dans cette perspective, on pourra alors réactiver l’argument traditionnel qui consiste à affirmer que les énoncés fictionnels n’ont pas à être jugés comme des énoncés sérieux, et donc qu’ils sont neutres sur un plan éthique, mais plus ou moins cohérents ou incohérents vis-à-vis de l’œuvre prise dans sa totalité.

37Toutefois, il est aussi possible d’adopter une lecture sociologique qui consiste à considérer le roman comme le porte-voix d’une génération qui ressent la nécessité de faire des enfants comme une contrainte sociale facultative relevant d’un conformisme discutable. Le roman se ferait alors la voix d’une doxa. Et, pourquoi pas, il se trouvera peut-être des lecteurs qui s’identifieront dans ce point de vue, qui seront prêts à l’assumer eux-mêmes et qui le considéreront simplement comme une vérité dérangeante.

38Entre ces différentes interprétations, il y aura des débats passionnés, impliquant auteur, lecteurs et critiques, qui porteront sur la valeur et le sens du texte, mais également sur sa prétention à parler d’autre chose que de lui-même, de renvoyer (ou non) à une « connaissance de l’humain ». Quels que soient les choix interprétatifs des lecteurs, il me semble qu’il pourrait revenir à la poétique de faire l’autopsie de ces modes de jugement, de dresser l’inventaire des voix romanesques, d’isoler les facteurs (textuels et contextuels) qui influencent l’attribution de tel ou tel énoncé à telle ou telle voix, enfin d’analyser les stratégies narratives qui visent à canaliser les interprétations, même si elles n’y parviennent pas toujours, loin s’en faut. Au fond, peu importe la valeur esthétique de l’œuvre de Houellebecq, cette dernière possède une valeur théorique du simple fait qu’elle engendre des polémiques passionnantes à analyser. C’est aussi cela la liberté que requiert le poéticien : il n’a pas à justifier la valeur littéraire des textes qui l’intéressent.

39Comme, pour le moment, j’ai trouvé le moyen de vivre de la poétique, peut-être arriverai-je un jour à démêler l’énigme passionnante de cette polyphonie romanesque…