Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Articles
Fabula-LhT n° 23
(Trans-)historicité de la littérature
Jessy Neau

Autour de la « bibliothèque intérieure » : trois régimes d’intertextualité transhistoriques

Around the "inner library": three regimes of transhistorical intertextuality

1Selon la métaphore du « Musée imaginaire » d’André Malraux, la reproductibilité des arts a fait entrer toutes les œuvres, passées et présentes, dans une contemporanéité accessible à chacun. Dans la littérature, la formule de la « Bibliothèque intérieure » énoncée avec des variations par Maurice Blanchot, Michel Butor, Judith Schlanger ou André Malraux1 lui-même, met l’accent sur l’organisation de l’histoire littéraire par les phénomènes propres à la lecture que sont la mémoire et l’expérience, lesquelles vont souvent contre la stricte chronologie de l’histoire littéraire. Ainsi Malraux souligne-t-il que l’étudiant de littérature va généralement « de Verlaine à Villon, et non de Villon à Verlaine », et la « Bibliothèque intérieure » est cette « nébuleuse [...] où la durée de Proust ou de George Eliot se mêle au temps syncopé de Dostoïevski, les frontières de l’histoire et des Mémoires d’outre-tombe aux aventures des Trois Mousquetaires et aux Mystères de Paris2 ». Durée, temps, frontières de l’histoire : l’on perçoit dans la description de cette bibliothèque intérieure quelques éléments de circulation des œuvres littéraires dans l’imaginaire et certaines de leurs modalités respectives d’inscription dans la mémoire.

2Dans un article paru dans l’Atelier de théorie littéraire de Fabula et portant sur l’histoire littéraire des écrivains, Marielle Macé a relevé les figures variées que sont les effets de « synchronie, filiation, couplage, rétrospection, péremption, inactualité, projection3 » chez les écrivains qui pensent l’histoire littéraire, en dégageant « un imaginaire de l’histoire littéraire ». Dans le cadre du présent numéro de Fabula‑LhT sur la « transhistoricité de la littérature », il s’agit donc pour nous d’analyser quelques tropes d’un imaginaire de la trans-histoire littéraire, d’abord définie largement comme anachronie ou transgression de la chronologie historique de la production des œuvres. Nous ne se limiterons pas à un type d’écrits (fiction, discours critiques) mais nous privilégierons les formules et chemins théoriques qui nous paraissent témoigner de manières singulières de temporaliser ces transgressions chronologiques, notamment en distinguant ce qui, à travers ces figures, relève plutôt du champ conceptuel de l’intertextualité de ce qui s’apparente à une forme d’« histoire littéraire du lecteur4 ».

3En effet, ce sont bien diverses « communautés interprétatives5 » qui peuvent faire l’objet d’un tel examen, car l’on peut relier l’imaginaire de la trans‑histoire littéraire à des postures critiques très différentes. Ainsi de l’achronie comme résultat indirect, voire collatéral, d’une volonté de structurer des ensembles de textes hétérogènes, liés entre eux par leurs liens figuraux ou formels sans souci de leurs caractères attestés par l’Histoire. Une transgression anachronique peut être plus affirmée en tant que parti pris théorique, comme dans l’interventionnisme critique de Pierre Bayard, qui permute volontiers les textes, les auteurs et les œuvres pour dégager de nouveaux effets de sens. Dès lors, on peut se demander si ces diverses postures, une fois leur proximité débattue et leur divergence précisée, peuvent se classer et se ranger sous l’appellation commune de régimes de transhistoricité et, le cas échéant, si ces régimes6 sont propres au domaine littéraire.

La notion de « régimes » de (trans)historicité littéraire

4À la fin d’un article portant sur la notion de « contemporain », Jacques Revel7 se demande si chaque discipline a son « régime d’historicité » à un moment donné ou si plusieurs modèles peuvent coexister au sein, par exemple, de l’histoire des sciences ou de l’art. Pour ce qui est de la littérature, il conviendrait ainsi de se pencher sur un ou plusieurs types supposés de liens avec l’histoire littéraire qui paraissent qualifier notre rapport actuel avec le passé. Si les régimes figuratif, éthique ou esthétique selon Jacques Rancière8 sont par exemple des postures historicisées, se succédant selon plusieurs ruptures de paradigmes, on peut interroger l’éventuel caractère consubstantiel et exclusif de ce(s) régime(s) de (trans)historicité littéraire à la littérature.

5Or, il nous semble que les réponses sont nécessairement formulées au détour de la question de l’intertextualité, laquelle peut ainsi englober la notion de transhistoricité. D’abord, parce que s’il s’agit d’interroger la manière dont nous, lecteurs et/ou critiques, qualifions les diverses manières d’organiser ensemble des textes hétérogènes par le biais de liens chronologiques, il reste à se demander si en les organisant de manière a‑chronologique, ou du moins transgressive par rapport à l’histoire littéraire traditionnelle, on ne verse pas automatiquement dans d’autres types de relations (formelles, thématiques, figurales ou simplement de l’ordre des réminiscences et des « airs de famille » selon l’expression de Wittgenstein). Ensuite, l’intertextualité est souvent présentée comme le fait de « littérarité » par excellence9 : les textes ne répondent pas au monde ni ne l’imitent, ils ne font que reprendre d’autres textes et se situent ainsi dans un « hors‑monde10 ». Si l’on souscrit à cette vision de la littérature, ce serait alors ranger définitivement la transhistoricité littéraire dans cet ensemble plus vaste qu’est ce Grand Texte imaginaire, aux relations temporelles qui n’appartiennent qu’à lui et en font, de fait, un régime propre à la discipline littéraire. Or, cela ne va pas de soi car les définitions de l’intertextualité varient, notamment en ce qui concerne le degré d’importance accordé au lecteur dans le principe de reconnaissance des liens entre les œuvres.

6Le réseau signifiant de la « Bibliothèque intérieure » sera analysé dans son rapport pluriel au temps littéraire, en s’interrogeant sur l’existence de possibles « régimes de transhistoricité » qu’on peut rattacher à une forme d’intertextualité du lecteur. Tout en transgressant la chronologie et le découpage traditionnels de l’histoire littéraire, ces formulations métaphorisent une pluralité de pensées critiques qui, en réalité, ne s’émancipent pas de l’histoire littéraire mais en soulignent ses possibilités créatrices. Cette étude se penche sur trois régimes possibles — sans doute parmi d’autres — de cette articulation délicate entre « transhistoricité » et « intertextualité » : le régime de la démarche sérielle, le régime spectral, et enfin celui du monde partagé, qui en réalité se retrouvent entrelacés dans la métaphore malrucienne du « Musée imaginaire » ou dans l’image de la « bibliothèque intérieure ».

L’« introtextualité » ou la démarche sérielle

7C’est d’abord à une pluralité de démarches critiques que nous nous intéressons avec le régime de la série. Ces démarches sérielles s’accordent selon nous sur certains points fondamentaux, car elles entretiennent toutes des similitudes avec ce que Michael Riffaterre appelle « l’intertextualité aléatoire », opposée à « l’intertextualité obligatoire11 » — autrement dit elles s’intéressent aux relations entre des textes hétérogènes, non attestées par l’Histoire12. Ce type de démarche produit des séries, des ensembles de textes dont l’organisation peut être anachronique : dès lors, la transgression de la chronologie historique apparait davantage comme une conséquence, un possible dans l’articulation des œuvres entre elles au sein de démarches variées dont l’Atelier de théorie littéraire de Fabula s’est, au fil des années, souvent fait l’écho13.

8On reconnait ici l’idée de plagiat par anticipation de Pierre Bayard : l’anachronie volontaire est productive pour éclairer des liens entre des textes mais aussi renouveler certains aspects interprétatifs d’une œuvre :

S’il s’avère que certains écrivains ont anticipé certains auteurs encore à venir au point de donner le sentiment de les avoir copiés, il n’est pas infondé alors, dans une histoire renouvelée de la littérature, de les placer après ceux qu’ils ont pillés, et donc de ne pas hésiter à les changer de période14.

9Geste qui permet, selon le modèle borgésien de Pierre Ménard, de placer Kafka dans une simultanéité avec Albert Camus15, ou Conan Doyle avant Voltaire16.

10Mais les inversions chronologiques ne relèvent pas nécessairement du parti pris, elles peuvent aussi être la conséquence d’une démarche plus globale, comme dans l’affabulation proposée par Marc Escola, qui fait jouer ensemble différents genres de texte — les fables de La Fontaine avec leurs commentaires, des textes postérieurs ou antérieurs, ou simplement « possibles » — assumant ainsi une vision non « proof-oriented » de l’acte herméneutique, mais plutôt « reader‑oriented17 » :

peu importe pour nous que les textes avec lesquels la fable entre en relation soient attestés par l’Histoire ou qu’ils forment des textes seulement possibles produits logiquement à partir d’elle18.

11Autre exemple : dans la démarche sérielle de Martin Lefebvre — qui porte sur le cinéma — le corpus est constitué de plusieurs films n’ayant aucune relation explicite ni déclarée, mais aussi d’autres films qui possèdent, eux, une relation hypertextuelle évidente avec le film fondateur de ce corpus (appelé ici série), Psychose (1962) d’Alfred Hitchcock. Dans ce dernier cas, on note par ailleurs un trait récurrent dans ce régime d’anachronie, qui lui semble propre : l’élément organisateur de l’ensemble est donné par un détail particulier, une scène fondatrice ayant généralement à voir avec une crise, un trauma : une figure selon Martin Lefebvre (le meurtre sous la douche de Psychose), le pathosformel warburgien dans le livre de Luc Vancheri19 portant lui aussi sur le cinéma (l’icononographie du tableau Suzanne et les Vieillards que l’on retrouve chez Hitchcock et dans toute une « famille » de films).

12Cette intertextualité à la fois secrète et voisinant avec des formes plus classiques de transtextualité — hypertextualité, méta-textualité — éclaire la métaphore de la « bibliothèque intérieure » par sa dimension organisationnelle. Elle mène à la constitution de sous‑ensembles par sélection de ressemblances, de liens émergeant d’abord dans la mémoire d’un lecteur, ayant trait à la notion d’« airs de famille » de Wittgenstein et correspondant à ce que Gérard Genette qualifiait d’à la fois « fugitif », « ponctuel », « partiel » et « localisé », situé en deçà des phénomènes macro‑structurels d’hypertextualité20 qui faisaient l’objet de Palimpsestes. L’élection du texte fondateur est un principe qui découpe des pans singuliers de la bibliothèque selon une logique intime, mémorielle, que Barthes qualifie de circulaire :

si je vois du Proust dans Stendhal, c’est un « souvenir circulaire », par une désinvolture qui fait venir le texte antérieur du texte ultérieur. Proust fonctionne comme une mathésis générale, le mandala de toute une cosmogonie littéraire, mon œuvre de référence21.

13Ce principe de reconnaissance, qui s’appuie sur la mémoire et les affects du lecteur, relève plutôt de l’ordre de l’achronie que de celui de l’inversion chronologique : dès lors, il doit être interrogé à l’aune de la fameuse « compétence intertextuelle » de Julia Kristeva22 ; ce que nous avons désigné comme démarche sérielle ou principe de la transhistoricité par intertextualité aléatoire ne désignerait finalement que l’évidence des processus de reconnaissance de l’intertexte, de structuration d’un corpus, d’explicitation de liens thématiques ou formels entre des œuvres appartenant à des époques différentes, phénomène finalement assez banal aussi bien dans les conversations ordinaires que dans la création de séquences pédagogiques pour élèves et étudiants de lettres.

14Vaste question, car rappelons que pour Michael Riffaterre, l’intertextualité est « la perception, pour le lecteur, des rapports entre une œuvre et d’autres, qui l’ont précédée ou suivie23 », ce qui laisse supposer que le principe de l’intertextualité n’est ni celui de la connaissance objective des influences (le Nachleben des philologues du siècle dernier, précise‑t‑il), ni celui de la pure thématologie : l’intertextualité est autre chose que la simple reconnaissance de l’intertexte, elle nécessite un lecteur aux prises avec « les rapprochements qu’il fait », lesquels « lui sont dictés par l’accident d’une culture plus ou moins profonde plutôt que par la lettre du texte24 ».

15Cette intertextualité serait celle d’une véritable promotion du lecteur25, pas seulement modèle, idéal ou prévu par le texte26, mais lecteur réel aux prises avec le désordre pragmatique de la découverte des textes au fil du temps. Cette vision dépasserait les théories de la réception initiées par Hans Robert Jauss. En effet, si Jauss reproche bien au formalisme de ne saisir le texte que dans « le circuit fermé de la production et de la représentation27 », on peut tout aussi bien critiquer les théories de la réception en ce qu’elles ont négligé l’aspect anachronique de la mémoire. Le privilège accordé au concept de la « fusion des horizons28 » de l’auteur et du lecteur fait que ces deux instances sont finalement toujours situées sur le plan chronologique de déploiement des œuvres par rapport à leur propre actualité29 : il est généralement question uniquement de la connaissance qu’un lecteur a de l’époque, du contexte et du genre dans lesquels s’inscrit l’œuvre lue, constituant un « système de références objectivement formulable » et qui intervient au « moment de l’histoire où [l’œuvre] apparait30 ». La notion d’horizon d’attente ne laisse finalement pas de place à la possibilité, pour un texte, de trouver des points d’accroche inédits avec d’autres époques et d’autres textes, par les associations crées par un lecteur. Le temps impliqué par les théories de la réception est celui de la chronologie historique d’exécution des œuvres, et non pas de la découverte des textes par le lecteur.

16Au contraire, créer un dialogue entre des œuvres permutées sur le plan chronologique, comme le fait Pierre Bayard avec le « plagiat par anticipation » par exemple, constitue bien une manière de fonder une critique sur la temporalité libre des textes une fois qu’ils ont été consommés, et non pas sur l’acte poétique qui les a créés, idée présente dans le passage du « Musée imaginaire » à la « Bibliothèque intérieure » chez Malraux :

En outre, l’étudiant sensible à la poésie ne découvre pas les poètes, des origines à nos jours, il les découvre dans une chronologie discontinue, gouvernée par leurs affinités ; et qui ne commence pas aux origines, mais précisément à nos jours : de Verlaine à Villon, non de Villon à Verlaine31.

17Il semble bien que ce type d’intertextualité, en faisant davantage crédit au lecteur, dépasse ainsi le cadre formaliste qui a donné vie au concept, posant la question de sa terminologie : intertextualité « aléatoire » — mais les liens que le lecteur crée entre les textes sont-ils vraiment dus au hasard ? n’obéissent‑ils pas, justement, à une certaine logique ? — intertextualité « du lecteur », si l’on ne trouve pas la formule trop pléonastique, intertextualité « à réception » (par opposition à une « intertextualité simple » selon Marc Escola32), ou encore selon une formule proposée par Joël Loehr, celle d’« introtextualité33 », qui traduit presque directement la métaphore de la Bibliothèque intérieure ? Dans les distinctions à opérer, la question de la temporalisation est centrale ; car elle permet de souligner l’existence d’une question de degrés plutôt que de nature dans ce qui relève de l’intertextualité, prise au sens le plus large possible. Toute intertextualité a sa part d’aléatoire, de reconnaissance subjective par un lecteur, mais les liens entre plusieurs œuvres peuvent être plus ou moins favorisés par l’Histoire et la chronologie, et plus ou moins établis dans la visée de constituer une possible vérité objective des relations prévues par des auteurs entre leurs textes. Ainsi, le dernier degré, le plus radical, de l’intertextualité est celui de l’introtextualité, qui décide de briser ce que Malraux appelle « l’illusion logique34 » et de réunir La Princesse de Clèves avec L’Étranger de Camus, cohabitation qui ne peut pas être pensée sous forme de filiation ou d’influence. Selon Joël Loehr35, cette ascension depuis les catégories « transcendantales » de l’intertextualité jusqu’à ces formes malruciennes de Bibliothèque témoigne surtout de l’intention de rompre avec les lignes univoques de l’Histoire littéraire traditionnelle, et de s’affranchir de la rhétorique des sources, influences, héritiers et descendants.

Le régime de la transhistoricité spectrale 

18Le régime de la démarche sérielle est ainsi, selon nous, plutôt de l’ordre de l’achronie « rhizomatique », porteur d’une possible « sémiosis illimitée36 ». On peut aussi trouver dans le réseau signifiant de la « Bibliothèque intérieure » des éléments qui visent explicitement à revoir l’histoire littéraire, à transgresser sa linéarité en lui substituant une juxtaposition de genres et styles qui redéfinissent le rapport entre passé, présent et avenir (la définition d’un régime d’historicité selon François Hartog étant cette négociation, dont se dote une collectivité à un moment donné37). Il convient dès lors de se poser la question du caractère historicisé d’un tel régime.

19Un régime d’« historicité disciplinaire », selon Jacques Revel, est par exemple celui proposé par Nathalie Heinich pour l’art38. Partant du constat qu’il n’y a plus un seul « monde de l’art » mais plusieurs, cette courte mise au point fait de la triade entre art figuratif, art moderne et art contemporain non pas des mouvements se succédant sur un axe linéaire mais des « genres », qui ont vocation à coexister aussi bien hier qu’aujourd’hui : dans les années 1910, au moment où l’art « moderne » était à son apogée, des artistes comme Malevitch ou Duchamp étaient déjà « contemporains », ce qui montre la manière, souligne‑t‑elle, qu’a le discours sur l’art en général de resituer le débat sur des critères ontologiques et classificatoires.

20Or, c’est dans l’effort pour définir le contemporain que l’on peut observer certaines figures qui déplacent quelque peu la trans‑histoire littéraire vers un autre régime que celui de l’intertextualité du lecteur, lequel relève plutôt d’une relation singulière du contemporain avec le temps. Comme le souligne Dominique Viart39, il est difficile de donner une définition « théorique » du contemporain en littérature. Relation de déphasage, « le contemporain est l’inactuel » selon Roland Barthes dans une note d’un cours au Collège de France, expression reprise et interrogée par Giorgio Agamben40. L’inactualité produit soit des figures de décalage, soit des figures de retour et de hantise. Signe d’une certaine crise de l’histoire, le passé est compulsivement répété par un temps désarticulé (out of joint, selon le paradigme shakespearien). La littérature elle‑même est, selon Jean‑François Hamel, mue par des textes qui font retour, et une narrativité cyclique « qui se reprend jusqu’à intervertir passé et avenir, jusqu’à confondre morts et vivants41 ». La transhistoricité de la littérature s’énonce ainsi sous l’aspect d’un Musée imaginaire devenu mausolée, véritable « dialogue des morts en quelque sorte mais conduit par les vivants42 », les textes formant un « espace hanté43 ».

21Ce type de régime « spectral » est particulièrement saillant dans l’histoire littéraire des écrivains qui pratiquent une poétique de « l’inactualité44 », c’est-à-dire du décalage et de l’inadéquation entre l’écrivain et son temps à l’opposé de l’image du genius saeculi et de sa Zeitgeist45. Marielle Macé souligne ainsi la promotion du contretemps à laquelle se livre André Gide dans son Journal, Mallarmé y étant valorisé en tant que chantre de la « triche » avec son temps, tandis qu’il est fait reproche à Stendhal d’être trop en phase avec son siècle par le fait de La Chartreuse de Parme46. L’on pense aussi à l’élection des « surréalistes par anticipation » à laquelle se livre André Breton dans le Manifeste du Surréalisme de 1924, égrenant les poètes et écrivains du passé (Young, Swift, Constant, Sade, Bertrand, Poe, etc.) en insistant sur la disjonction de ces écrivains avec leur époque.

22La poétique de l’inactuel est aussi lisible dans une conception de la littérature comme dialogue toujours déséquilibré entre l’acte d’écriture et celui de la lecture, tension laissant des traces ; le texte serait traversé de hiatus et de blancs — zones d’indétermination à combler, dans l’esprit des théories sur la lecture de Roman Ingarden et Wolfgang Iser —, motivant ainsi l’anachronie de l’histoire littéraire car l’œuvre est alors toujours marquée par l’inachèvement. La démarche sérielle peut ainsi tout à fait se mêler à cette vision, l’affabulation selon Marc Escola reposant également sur un principe d’incomplétude du texte, lequel peut alors s’échapper et contaminer un autre texte, « une ou plusieurs fables persist[a]nt à hanter [l]es structures (d’un apologue47) ».

23Ce régime de transhistoricité littéraire inactuel ou spectral peut en venir à désigner tout ce qui touche à la volonté de s’intéresser à la « matière invisible » qui accompagne l’histoire littéraire, aux textes « fantômes48 », voisinant avec l’idée souvent reprise de faire une histoire littéraire des oubliés ou même des textes jamais écrits, dans l’idée d’une histoire littéraire qui pourrait s’écrire dans les interstices de la bienséance et de la censure, telle que Victor Hugo l’imagine dans la Préface à Cromwell49

Le régime du monde partagé : l’Occident conscient de son « imaginaire romanesque »

24Le dernier régime que nous abordons ici articule la transhistoricité littéraire par spatialisation et simultanéité. Ce qui ressort le plus dans l’histoire littéraire des écrivains, selon Marielle Macé, a trait aux effets de synchronie, soit pour mettre en lumière les multiples formes que prend le présent, mais aussi inversement, pour réduire les distances temporelles entre les œuvres dans une même Bibliothèque mentale, selon un œil géographique qui a tendance à spatialiser les époques. On en retrouve un exemple dans le petit Musée malrucien, qui décrit un « Paris mythique inventé par Balzac, et dont Hugo transfigure les égouts en Léviathan » : les Misérables sont imprégnés « du Balzac qu’aurait dû illustrer Daumier » mais rejoignent aussi « l’Olympe du Satyre, le désert de Booz », et forment une « Neuvième Symphonie [qui] emplira l’Europe, car les innocentes prostituées de Dostoïevski se souviennent de Fantine (et d’Eugène Sue…) non de la Torpille50 ».

25Ce régime serait le signe d’un temps perméable à toutes les époques, et permet la circulation généralisée des éléments essentiels du récit : personnages, lieux, genres, s’inscrivant, comme dans le régime précédent, contre l’autonomie des œuvres et le respect des frontières établies pour une œuvre par son auteur. Ce régime est en effet celui de la transfictionnalité, définie comme « le phénomène dans lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d’une intrigue préalable, ou partage d’un même univers fictionnel51 ». Ce sont les logiques d’« extrapolation » et d’« expansion52 » qui dominent dans la relation de tranfictionnalité, si l’on pense aux personnages emblématiques de ces univers partagés, Sherlock Holmes, Frankenstein, Dracula : le corpus apocryphe de Sherlock Holmes emprunte à Conan Doyle son personnage principal, ainsi que plusieurs éléments originaux (Londres, Watson, parfois d’autres personnages comme Moriarty, et bien sûr l’esprit de déduction du héros) pour prolonger ses aventures, en inventer de nouvelles53, ou écrire une biographie fictive54, faisant de Holmes la « figure parfaite d’une fiction généralisée et d’un jeu de réécriture qui sont exemplaires des esthétiques et des pratiques littéraires de ce siècle55 ». La transfictionnalité se distingue donc de l’hypertextualité de Gérard Genette en ce qu’elle est moins une relation d’imitation que de migration56. Cependant, le régime du monde partagé ne saurait être seulement le régime de la transfictionnalité, impliquant un relâchement généralisé autour de la fiction émancipée de l’histoire littéraire — selon une vision caricaturale où la transfictionnalité ne serait affaire que de crossover de super‑héros. Ces logiques (migration, extrapolation, expansion) opèrent en effet à même les lignes temporelles de l’histoire littéraire, qui constitue un trope fondamental dans la littérature, le cinéma et les séries « néo‑victoriennes », c’est‑à‑dire l’immense corpus anglo‑saxon qui, à partir des années 1980, situe ses intrigues et ses motifs dans un passé victorien recréé de multiples façons, avec étirements temporels, brouillage entre personnages fictifs et réels, ou version uchronique avec la variante « steampunk » du néo‑victorianisme57. Les figures d’écrivains (Virginia Woolf, Borges, Conan Doyle, Mark Twain) y sont récurrentes et volontiers anachroniques, faisant d’ailleurs occasionnellement la rencontre de leurs propres personnages. Ceci illustre une des dimensions de la Bibliothèque intérieure comme lieu au croisement de l’intime et du collectif, le Musée imaginaire étant aussi l’indice d’un « Occident conscient de son imaginaire romanesque58 », peuplé d’images et de personnages qui cohabitent sous l’effet de la littérature et des images qui la redoublent59.

26Les motifs de la simultanéité et de la synchronicité que l’on peut observer dans ce régime ne doivent néanmoins pas occulter une certaine complexité de la vision du temps : régime de négociation difficile entre un passé artificiel et un apparent plan de continuité, il tend en effet à essayer de créer des ponts avec une histoire coupée de notre contemporain, radicalement autre, formant une « hallucination artificielle du passé » pour reprendre les termes de Pierre Nora60. Ce régime pose également la question de ce que l’on retient du passé, de la permanence de la littérature dans l’imaginaire alors que le Musée imaginaire semble désormais illimité et multimédia, fait d’images et de textes au nombre infini et dont l’accès est permanent : la question « que voir quand on peut tout voir ? », posée par François Hartog au sujet du « présentisme » contemporain61, pourrait résumer l’angoisse à la fois constitutive de ce régime et qui représente aussi une menace sur la définition même de mémoire.

27En outre, au contraire du régime précédent qui semblait promouvoir l’inactualité, c’est la perception d’un lien étroit entre un écrivain et son époque qui semble dominer cet imaginaire, même si cette adéquation se formule en des termes nuancés qui feraient par exemple de chaque écrivain un créateur de « rythmes » particuliers, capable de nous faire sentir des durées singulières comme celle de Proust. Le temps littéraire est également démultiplié dans ce régime, ses figures de rythme semblant permettre, potentiellement, le passage entre les époques et la création d’alternatives entre les ordres de réalité et de temps. Sans aucun doute, c’est à la fiction que se rattache ce régime de transhistoricité, comme Malraux le souligne :

Des nébuleuses formées autour du monde variable que l’on désigne comme celui du roman, où la durée de Proust ou de George Eliot se mêle au temps syncopé de Dostoïevski, les frontières de l’histoire et des Mémoires d’outre‑tombe aux aventures des Trois mousquetaires et aux Mystères de Paris, de toutes ces nébuleuses, se dégage pourtant une évidence : le pouvoir de création de l’imaginaire romanesque ne se confond pas avec le pouvoir de représentation, il le gouverne62.


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28On a ainsi analysé quelques variations et métaphores qui, bien souvent, forment un même réseau signifiant autour de cette notion de Bibliothèque intérieure, en essayant de révéler leurs accents portés sur des aspects à la fois différents et complémentaires du fait littéraire : la place du lecteur dans le processus interprétatif pour le régime de la démarche sérielle, la dynamique de la mémoire pour le régime spectral, obéissant à une certaine manière qu’a le contemporain de définir son rapport au temps comme inactualité et/ou obsession du retour, et enfin les modalités ludiques et relatives à la fiction pour le régime du monde partagé. Ce sont également trois aspects du préfixe -trans qui sont à l’œuvre : a. achronie ou du moins développement de séries de textes sur un axe non chronologique et potentiellement illimité ; b. retour compulsif vers le passé envisagé comme incomplet ; c. synchronicité d’un imaginaire littéraire envisagé comme plan de simultanéité des œuvres et des images. De toutes ces spécificités, nombre d’entre elles ne sont pas exclusives au domaine littéraire — la démarche sérielle, par exemple, est féconde au cinéma — et à bien des égards, le domaine de l’image semble tout à fait perméable à tout ce registre intime de processus mémoriaux et imaginaires ; mais, comme le souligne encore une fois l’image de la Bibliothèque intérieure, un pouvoir sans doute singulier à générer des associations libres de temps réside dans le rapport direct de la littérature à l’imaginaire originel de l’écriture elle‑même, symbole fort de la mémoire en permanente construction.