Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Varia
Fabula-LhT n° 22
La Mort de l'auteur
Arnaud Buchs

Littérature et altérité : un art de vivre poét(h)ique

Literature and otherness: a poet(h)ic art of living

1L’enseignement de la littérature est un vaste chantier qui a pris, au tournant de notre siècle, une tournure volontiers polémique, notamment en France1. Si les réflexions portant sur la littérature et sur son enseignement sont à présent davantage constructives, si les conditions d’un véritable dialogue entre enseignants, didacticiens et théoriciens littéraires sont dorénavant réunies, la nécessité d’une remise à plat demeure toutefois plus que jamais d’actualité. Et la complexité de la tâche est évidente, qui implique d’articuler la progression sur plusieurs années ou cycles (du primaire à l’université) d’une matière, la littérature française, qui semble par ailleurs de plus en plus se caractériser par sa constante reconfiguration2.

2Or, si les débats autour de l’enseignement de la littérature mobilisent en France depuis presque deux décennies un nombre conséquent de spécialistes et ont débouché sur une quantité remarquable de publications — à tel point que la vitalité du champ nécessite déjà des synthèses ou de régulières mises au point historiques3 —, j’aimerais proposer de « décentrer » quelque peu la perspective pour essayer d’atteindre le cœur du problème par d’autres voies / voix. Plus précisément, il me semble que la question de l’enseignement de la littérature gagnerait à être abordée à partir d’autres horizons et à s’ouvrir notamment à une forme d’altérité que je vais m’efforcer de définir.

3L’horizon de ma réflexion se voudra marginal à plus d’un titre : tout d’abord parce que j’enseigne la littérature en Suisse romande (francophone, donc), et cet enseignement s’adresse ensuite essentiellement à des étudiants allophones de FLE4 ; enfin, et pour excentrer davantage encore mon approche, je vais m’appuyer en particulier sur mon expérience de l’enseignement de la poésie, soit un genre qui tient rarement lieu de modèle dans les débats actuels sur la place de la littérature dans l’enseignement5.

Au-delà d’une altérité restreinte : les marges de la pensée

4On ne manquera sans doute pas de s’étonner que je prenne ainsi la peine d’expliquer d’où je parle : c’est pourtant une démarche à mes yeux essentielle, dès lors qu’il convient de réfléchir à la littérature comme forme exemplaire d’altérité. Mais une altérité en quelque sorte « marginale », qui aborde la question de l’enseignement de la littérature comme à contre-sens : à partir de l’université, du FLE, de Suisse romande — c’est‑à‑dire de l’extrême périphérie de la conception scolaire française de cet enseignement. Cette conception a été résumée par Barthes sous la forme d’une boutade bien connue : « La littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout6 ». L’école, et plus particulièrement l’école française, s’est longtemps appuyée sur une perception de la littérature que je qualifierais volontiers de « verticale » : l’élève est face à un monument, à un modèle de valeurs qui évoluent au fil des grandes réformes et de l’histoire des idées, jusqu’à incarner aujourd’hui une forme privilégiée d’ouverture à la culture, voire à l’altérité — mais une altérité et une culture problématiques, car toujours abordées dans un rapport vertical incompatible, par définition, avec une véritable ouverture à l’autre.

5L’« autre », la « culture », en un mot, sont en l’occurrence ce que l’école pose comme tels, sans toutefois que cette catégorisation ne soit véritablement pensée ou même thématisée. Ainsi de la « culture humaniste » telle qu’elle ressort du Socle commun de connaissances et de compétences, et dont Jeanne‑Antide Huynh a bien souligné qu’elle relève d’une

culture de l’écrit, et pour une part importante de nature littéraire. […] La culture humaniste du xxie siècle hérite des traits fondateurs de ses origines révisés par les Lumières qui instaurent la raison comme mesure de toute chose et la rationalité comme fondatrice d’humanité : l’homme pense par lui‑même, les connaissances, vastes et essentielles, l’éclairent sur la voie de la raison7.

6Quant à l’« altérité » proprement dite, elle renvoie d’abord à une « altérité dans la langue », ainsi que l’écrit Anne Godard, et il s’agit alors d’évoquer

les œuvres d’expression française écrites par des auteurs étrangers ou d’origine étrangère — postcoloniaux, migrants ou faisant partie de la francophonie historique — […] pour aborder en classe la diversité des imaginaires culturels et favoriser une réflexion introspective à partir de leur lecture8.

7Où l’on découvre avec stupeur que « l’autre », dans cette perspective, c’est en fait celui qui s’exprime en français mais n’est pas Français ; ou qu’il faut être Français pour revendiquer le français comme langue première. Il est tout de même étonnant de promouvoir l’interculturel et l’ouverture à l’altérité sur la base de catégories qui restent obstinément nationales. Il est sans doute tout aussi étonnant de lire en filigrane dans cette conception de « l’altérité dans la langue » la croyance — autrement dangereuse — que l’on peut être « chez soi » dans la langue, que l’on peut y régner en maître. Dans Le Monolinguisme de l’autre, Jacques Derrida a bien montré les errements de cette croyance, justement véhiculée par l’école :

Parce que le maître ne possède pas en propre, naturellement, ce qu’il appelle pourtant sa langue ; parce que, quoi qu’il veuille ou fasse, il ne peut entretenir avec elle des rapports de propriété ou d’identité naturels, nationaux, congénitaux, ontologiques ; parce qu’il ne peut accréditer et dire cette appropriation qu’au cours d’un procès non naturel de constructions politico‑phantasmatiques ; parce que la langue n’est pas son bien naturel, par cela même il peut historiquement, à travers le viol d’une usurpation culturelle, c’est‑à‑dire toujours d’essence coloniale, feindre de se l’approprier pour l’imposer comme « la sienne »9.

8Dans ces conditions, la perte de prestige de la langue française est‑elle si surprenante, dès lors que celles et ceux qui font l’effort d’apprendre cette langue, de s’ouvrir à « sa » littérature pour s’y inscrire — sans même évoquer les membres de la francophonie — sont finalement toujours renvoyés à une image d’étrangères ou d’étrangers ? Se voient, en un mot, exclus d’une communauté par ceux‑là même qui font preuve de ce que Derrida appelait une « usurpation culturelle », car faut‑il le rappeler : « une langue, ça n’appartient pas »10.

9La logique scolaire de la « norme », sous‑jacente à cette vision de « l’altérité » dans la langue, prouve à nouveau combien elle est inopérante et surtout contre-productive11. La fameuse « exception culturelle française » semble avoir oublié, pour se penser telle, de se confronter véritablement à l’autre, de penser sa diversité comme une ouverture à l’altérité et non plus comme une forme de repli. Emmanuel Fraisse a très bien souligné le paradoxe typiquement français d’une forme de « nationalisation » de la littérature sous couvert d’universalisme :

[…] en France, la relation entre nation et enseignement de la littérature est assurément paradoxale, car ce pays vit encore avec la certitude selon laquelle, tout particulièrement dans l’ordre de la littérature, ce qui qu’il pouvait avoir de particulier avait justement vocation universelle. C’est vrai de l’Âge classique, qui prétend imiter et surpasser l’Antiquité, c’est vrai aussi du siècle des Lumières, dont le message est à l’évidence à l’usage du monde entier, c’est également vrai des grands textes ou des grands auteurs du xixe siècle (Hugo, Zola) et de la première moitié du xxe siècle devenus fondement d’un canon dont les fameux manuels de Lagarde et Michard (1948‑1962) ont durablement, et mieux que bien des textes officiels, fixé les contours12.

10Cela dit, le problème d’une instrumentalisation de la langue et de la littérature pour établir de nouvelles frontières sous couvert d’ouverture à l’autre n’est pas spécifiquement français : cette vision verticale des choses se retrouve, à une autre échelle cette fois, lorsque le Conseil de l’Europe, dans sa Recommandation 1833 de 2008, promeut la même « ouverture » — à l’autre, à la culture, au monde contemporain — dans des limites toutefois bien précises :

4) L’apprentissage de la langue maternelle et de sa littérature joue un rôle majeur dans la formation des scolaires à une conscience nationale. L’apprentissage d’autres langues et littératures européennes peut contribuer à la formation à la citoyenneté européenne. […]
6) Une conception strictement nationale de l’enseignement de la littérature doit être dépassée, et une approche transversale du patrimoine européen devrait être proposée aux scolaires de tous niveaux, mettant en évidence le lien commun dans le respect de la diversité culturelle13.

11Le besoin de créer ou de susciter une appartenance communautaire européenne justifie‑t‑il que, sous couvert d’ouverture, on se ferme aux langues et littératures non‑européennes ? Un tel communautarisme, qui se donne à lire comme orienté sur « le respect de la diversité culturelle », a‑t‑il encore un sens dès lors que la littérature anglaise n’est pas la littérature anglophone, que la littérature française se démarque de la littérature francophone ou encore que la littérature latino‑américaine ne peut entrer en ligne de compte, car écrite par des citoyens de l’ailleurs ? Sans même évoquer le paradoxe de vouloir fonder par la littérature une citoyenneté européenne, dans le prolongement de l’école républicaine, en excluant par exemple la littérature russe, essentielle pour comprendre ne serait‑ce que l’évolution du genre romanesque dans la seconde moitié du xixe siècle.

12L’« ouverture » prônée par les politiques scolaires peine, on le voit, à sortir d’une vision verticale du rapport à l’autre et se borne le plus souvent à redéfinir sans cesse une forme « d’entre‑nous » — toujours au détriment d’un « autre » qui demeure à la marge nationale, géopolitique et plus généralement culturelle. Les cultures centrées sur l’oral ou privilégiant par exemple d’autres accès au sens que la pure rationalité cartésienne sont exclues d’office des humanités contemporaines ; quant aux humanités numériques, elles déplacent les frontières aux limites de la fracture numérique, qui laisse de « l’autre » côté celles et ceux qui n’ont pas ou que peu accès à l’internet.

Changer de logiciel

13L’enseignement de la littérature, dans ces conditions, aurait tout à gagner de s’affranchir de catégories normatives qui, loin de permettre une réelle ouverture à l’altérité, semblent au contraire toujours imposer de nouvelles limites à la pensée de l’autre — dans les deux sens de la préposition « de » : à la fois la pensée émise par l’autre et ma propre pensée à propos de l’autre. Et peut‑être faudrait‑il d’ailleurs commencer par là : la pensée de l’autre est d’abord une question de langage, comme l’illustre malgré elle cette vision que j’ai qualifiée de « verticale ». La question du langage ne devrait pas être perçue en termes de « limites », encore moins de « frontières » (même si celles‑ci sont repoussées toujours plus loin), mais davantage comme une « orée » ou une lisière, selon la perception qu’en donne Emmanuel Hocquard : «Une lisière est une bande, une liste, une marge entre deux milieux de nature différente, qui participe des deux sans se confondre pourtant avec eux14 ». La lisière est un lieu malléable, point de rencontre et non d’exclusion, littéralement « hors norme » et surtout hors de toute propriété possible — un lieu impropre.

14Il suffit d’observer les choses d’une autre perspective que celle imposée par l’école française pour comprendre que les données du problème sont peut‑être mal formulées, comme le suggère en fait l’approche de Fraisse citée plus haut, qui se fondait justement sur une vaste enquête portant sur la comparaison des didactiques de la littérature dépassant les approches habituellement centrées sur l’espace francophone ou européen15, ou comme le pose d’emblée Pierre Schœntjes lorsqu’il plaide pour un « universalisme » de l’enseignement de la littérature en partant de ce principe :

Un étranger a toujours un peu de mal à entrer dans la logique des plaintes qui se font entendre en France au sujet de la perte de (re)connaissance que subirait la culture littéraire16.

15On voit déjà les avantages de penser l’enseignement de la littérature dans une autre perspective, décentrée, « de l’étranger » ; cela permet de relativiser la « crise » ou du moins d’en identifier certaines composantes spécifiquement scolaires et/ou françaises17. Ce qui ne veut nullement dire qu’il n’y a pas de « crise », ni d’ailleurs que cette « crise » se limite aux frontières de l’Hexagone ou de l’Europe. Penser la littérature dans sa dimension culturelle est certainement une excellente chose, mais encore faut‑il poursuivre le raisonnement jusqu’au bout et élargir l’horizon culturel : enseignée à l’université en Suisse — je rappelle les limites de mon propre horizon d’expériences —, la littérature française s’inscrit obligatoirement dans un cursus pluridisciplinaire de nature à instaurer un dialogue permanent avec d’autres disciplines, et cette proximité oblige à des réajustements constants, qui ont notamment une incidence sur les plans d’études et donc, in fine, sur la manière d’organiser et de concevoir la littérature comme son enseignement. La tradition allemande de la « romanistique » pousse de son côté à décloisonner l’enseignement d’une littérature spécifique au profit de savoirs transversaux ; les cultural studies américaines ouvrent quant à elles encore un peu plus l’interdisciplinarité, et obligent à repenser la place de la littérature dans la « culture » enseignée. La littérature française, comme en fait n’importe quelle discipline, est dans ces différents contextes à chaque fois obligée de (re)négocier son appartenance au domaine des savoirs, et ces dialogues ont au moins ceci de bon qu’ils empêchent toute forme de sacralisation.

16C’est précisément dans une telle perspective d’ouverture et de désacralisation que l’expérience de l’enseignement de la littérature en FLE prend tout son sens, et j’aimerais en particulier aborder cet enseignement sous un aspect à mes yeux essentielle : le rapport à l’altérité.

Altérité et langage

17L’étudiant de FLE qui aborde un texte est face à un objet culturel qui incarne une réalité18 — et cette réalité peut diverger radicalement de la représentation du monde de l’étudiant, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Cette réalité est de plus indissociable d’une langue qui est elle‑même étrangère aux modes de représentations de l’étudiant allophone. À cela s’ajoute encore que l’étudiant va devoir se situer lui‑même dans cette double hétérogénéité linguistique et culturelle. Autre représentation du monde, autre langue, autre manière de les articuler l’une à l’autre : s’il y a bien un effet du texte, il est assurément à chercher du côté d’une altérité radicale du lecteur. Seulement, si cette étrangeté est particulièrement évidente dans le cas d’un lecteur allophone, elle concerne aussi, et peut-être en premier lieu, le lecteur de « sa » propre littérature, enfermé dans « sa » propre langue — et l’on sait combien ce « propre » pose en fait problème, demeure invisible, impensé, tel un point aveugle du sujet dans la langue19. Penser la littérature dans la perspective d’autrui, c’est aussi essayer de réfléchir à cette altérité qui me constitue dans la langue20 ; lire en compagnie de lecteurs allophones offre alors une chance de mettre en lumière ce point aveugle que je suis dans « ma » langue, de voir à l’œuvre le travail du langage, ce que j’appelle le travail de l’œuvre.

18Il vaut donc mieux, dans ces conditions, partir de cette triple altérité — au monde représenté, au langage et à leur articulation — pour entrer dans le texte, et ne jamais perdre de vue que toute altérité renvoie toujours à une identité questionnée, fait sens par rapport à un lieu où l’autre est d’abord un sujet avant d’être un objet. Et ce lieu, ce point de bascule où l’autre devient Autrui, où l’altérité est éthiquement révélée, c’est par excellence le langage, ce que Lévinas appelle le « discours », qui seul permet d’aborder l’autre « de face » :

Renoncer à la psychagogie, à la démagogie, à la pédagogie que la rhétorique comporte, c’est aborder autrui de face, dans un véritable discours. À aucun degré alors l’être n’est objet, il est en dehors de toute emprise. Ce dégagement à l’égard de toute objectivité signifie positivement, pour l’être, sa présentation dans le visage, son expression, son langage. L’Autre en tant qu’autre est Autrui. Il faut la relation du discours pour le « laisser être » ; le « dévoilement » pur, où il se propose comme un thème, ne le respecte pas assez pour cela. Nous appelons justice cet abord de face, dans le discours21.

19Aborder la question de l’altérité dans cette perspective permet d’une part de l’inscrire dans un discours, de la saisir dans sa relation constitutive au langage — et la littérature participe exemplairement de ce dispositif — et d’autre part de souligner la dimension proprement éthique de ce que Lévinas appelle alors « révélation » :

Mais c’est pourquoi le langage instaure une relation irréductible à la relation sujet‑objet : la révélation de l’Autre. C’est dans cette révélation que le langage, comme système de signes, peut seulement se constituer. […] Le langage suppose des interlocuteurs, une pluralité. Leur commerce n’est pas la représentation de l’un par l’autre, ni une participation à l’universalité, au plan commun du langage. Leur commerce, nous le dirons à l’instant, est éthique.
[…] Le rapport du langage suppose la transcendance, la séparation radicale, l’étrangeté des interlocuteurs, la révélation de l’Autre à moi. Autrement dit, le langage se parle là où manque la communauté entre les termes de la relation, là où manque, où doit seulement se constituer le plan commun. Il se place dans cette transcendance. Le Discours est ainsi expérience de quelque chose d’absolument étranger, « connaissance » ou « expérience » pure, traumatisme de l’étonnement22.

20Le langage — et a fortiori le langage « étranger », ou doublement étranger pour ce qui est de la littérature — n’est donc pas seulement ce qui constitue ou institue l’altérité de l’étudiant allophone, mais c’est également ce qui doit lui permettre de reconfigurer, dans l’ailleurs d’un autre discours, sa propre identité. On conçoit dès lors sans peine que l’expérience de la lecture, depuis les travaux fondateurs de l’École de Constance, ait tant intéressé les didacticiens, qui ont souligné le rôle des affects23 ou montré les enjeux d’une dialectique de la distanciation et de l’identification24.

21J’aimerais pour ma part illustrer combien la notion d’« étrangeté » telle qu’elle est utilisée par Lévinas est certainement féconde pour l’approche des textes littéraires, et m’appuyer pour cela sur la poésie, soit le genre qui semble a priori le plus marqué culturellement.

De l’altérité vers l’identité

22Le choix de la poésie, en particulier en classe de FLE25, n’est jamais anodin : la poésie jouit tout d’abord d’un prestige qui confine parfois à une manière de sacralisation guère propice à une (ré)appropriation ; elle demande de plus un certain nombre de connaissances « formelles » (strophe, rimes, tropes, etc.) qui peuvent rebuter, faire figure d’obstacles à la lecture du poème. Un métalangage est toutefois nécessaire à toute réflexion critique — et la transmission de ce métalangage doit éviter un double écueil. Il convient tout d’abord de sensibiliser les étudiants à la charge « idéologique » véhiculée par le lexique critique (vieux problème en fait que les narratologues ont par exemple abordé de front26) et d’indiquer ensuite que ce métalangage n’est jamais une fin en soi, mais seulement le moyen d’interroger le texte, en l’occurrence ici le poème. La représentation du monde du poème s’appuie sur des formes qu’il convient d’identifier, dans un premier moment, pour ensuite leur donner un sens, les interpréter. Un poème est un texte qui appelle un autre texte (du moins un commentaire) : double langage — par conséquent a priori double difficulté pour le lecteur allophone.

23Sauf que ce double éloignement est en fait une chance, ou du moins devrait être perçu comme tel : en s’appuyant sur leurs propres répertoires ou habitudes de lecture de la poésie dans leur L1 (la poésie a au moins ceci de bon qu’elle s’est disséminée au‑delà de toute frontière nationale ou géopolitique ou linguistique), les étudiants peuvent en quelque sorte « inverser » le sens de cette « révélation » opérée par le langage que Lévinas, dans le second extrait cité plus haut, plaçait au fondement de l’Altérité. Le poème est bien révélation de l’Autre, mais dans le même mouvement c’est le poème lui-même qui est constitué comme altérité par l’acte de lecture, a fortiori lorsque cette lecture prend place dans un lieu où règne une forte hétérogénéité, où domine cette « pluralité » nécessaire au fonctionnement du langage, selon Lévinas encore — lequel finissait d’ailleurs par évoquer un « traumatisme de l’étonnement » qui fait indiscutablement sens vers ce que Starobinski appelle pour sa part « émotion » ou « représentation27 ». Et Starobinski de préciser, dans la perspective d’une relation véritablement critique au texte, que « [t]oute description ultérieure, toute interprétation doivent garder la mémoire de ce fait premier, pour lui apporter si possible une clarté supplémentaire28 ». Il s’agirait donc, pour l’étudiant, de concevoir sa lecture du poème ou du texte comme une tentative d’éclaircissement de cette altérité fondatrice — de ne jamais perdre de vue que le parcours de l’altérité à l’identité, ou de son altérité de lecteur à son identité de locuteur s’accomplit d’une part toujours dans une langue, et que cette langue est d’autre part toujours celle de l’autre. Il s’agit en d’autres termes d’entrer dans le cercle herméneutique en faisant de cette double « distance » ou « difficulté » que j’évoquais à l’instant une vérité première, une certitude, un mouvement qui renverse le « négatif » en « positif » :

Ce mouvement, c’est celui d’une recherche qui, percevant l’écart (la négativité), travaille à l’intégrer dans une totalité toujours plus compréhensive. Le cercle herméneutique étend et agrandit son rayon dans la mesure où nous éprouvons le besoin de surmonter le scandale de l’écart, tout en lui rendant justice : car la vie de l’esprit exige l’écart et le refus de l’écart29.

24Les notions de « rythme », de « mélodie » ou de « musicalité », la répétition propre à toute poésie (voir à toute musique bien sûr, ou encore à des formes telles que le slam) sont par exemple mobilisées pour entrer dans le poème « étranger » et partager ce que j’appelle sa « réalité ». Et cette « réalité » n’a en fait d’existence que dans l’écart, la différence ou l’étrangeté que toute lecture critique s’efforce de mesurer puis de réduire. Cette réalité est en même temps, par l’acte de lecture, une remise en cause de la représentation du monde du lecteur. Comme toute œuvre d’art, la poésie doit donc moins se lire comme une réponse que comme un questionnement : le monde est‑il bien tel que vous vous l’imaginez ? Votre perception du monde est‑elle autre chose qu’une réalité parmi d’autres possibles, dont celle du poème, à laquelle vous devez en quelque sorte rendre justice ? De quoi la différence, l’écart ou l’étrangeté entre ces réalités sont‑ils le signe — qu’est-ce qu’ils dé‑signent ? Ce qui revient encore à demander, plus fondamentalement : la réalité est‑elle autre chose que la représentation que vos mots, votre syntaxe, votre grammaire vous permettent de concevoir ?

Art de vivre et de lire : « Zone »

25Autant de questions qui ne sont pas exclusivement celles de la poésie, bien sûr, et qui pourraient être (re)formulées à l’infini par toute œuvre d’art. Mais peut-être la poésie a-t-elle ceci de particulier qu’elle place ces questions dans une perspective éthique, ou « poéthique », selon l’expression de Jean‑Claude Pinson :

La poésie à nouveau paraît « admissible », non pas comme rénovation du vieux lyrisme, mais d’abord comme «poéthique », comme parole qui est aussi le geste — d’indiquer et tracer les contours d’un éthos ; comme recherche par là d’une sagesse vécue. On voit alors s’opposer à la figure paradigmatique de la poésie comme délire, mania, folie, perte de soi, dépense (de Platon à Artaud et Bataille), celle de la poésie comme sagesse (orientale). Dé‑signant, défaisant l’ordre des signes, elle apparaît comme ce contre‑pouvoir très peu visible qui discrètement dessine une alternative à un Occident devenu désert du sens en même temps qu’y prolifère la cacophonie des signes et messages du nihilisme spectaculaire et consumériste. Il s’agit alors, non pas de déconstruire la poésie, mais de reconstruire avec la poésie : action restreinte, sans doute, mais grande ambition30.

26La poésie est alors un art de lire aussi bien qu’un art de vivre, comme j’aimerais à présent le montrer. Il s’agira moins d’illustrer comment lire la poésie que d’essayer de mettre en lumière comment la poésie elle-même nous lie/lit.

27Le premier vers de « Zone », poème liminaire d’Alcools, est parmi d’autres l’illustration parfaite de cette « poéthique » de la lecture :

À la fin tu es las de ce monde ancien31

28D’emblée est signifiée la fin de quelque chose ; l’ouverture du poème et donc du recueil coïncide avec la fin d’un cycle, ou d’un monde qualifié d’« ancien ». Le lecteur est ainsi à la croisée des chemins, il se trouve en ce point précis où un monde prend fin et où un autre prend simultanément sa source : le monde du poème. Le poème incarne alors ce que j’ai appelé ailleurs32, dans le prolongement du « partage du sensible » de Jacques Rancière33, un nouveau « partage du réel ». Un tel partage oblige à une négociation avec le poème qui met littéralement en jeu l’identité du lecteur — une identité fondatrice et en même temps questionnée, qui ne permet rien moins que de mesurer l’écart (indispensable à la « vie de l’esprit » selon Starobinski) instauré par le poème. Le « monde ancien », c’est toujours déjà celui du lecteur, quel qu’il soit, avant d’être celui du texte lui‑même. Le poème dit en fait ce qu’il est en train de faire lorsqu’on le lit, ou il fait ce qu’il est en train de dire : c’est là proprement sa dimension à la fois éthique et poétique — poéthique en un mot. Le langage de l’autre (du poème, de la langue française, de l’auteur, de l’enseignant, etc.) met d’emblée fin à la « réalité » du lecteur et l’inscrit dans l’Altérité.

29Cette rupture, ce décentrement qui est aussi reconfiguration de l’identité du lecteur participe bien de cette révélation de l’Autre que Lévinas a mise en lumière dans la visée éthique de tout véritable discours — ou dialogue, et je tire volontiers le poème vers ce registre essentiel, comme y incite d’ailleurs l’adresse formulée explicitement par ce premier vers à un « tu ». Le rôle de l’enseignant devrait, me semble‑t‑il, se « limiter » à placer l’étudiant devant des choix, devant sa responsabilité de devoir répondre par lui‑même aux questions du poème. Il s’agit donc d’expliquer, en l’occurrence, les règles du dialogue ou les règles du jeu34 que ce premier vers en particulier instaure, pour ensuite laisser l’étudiant se frayer son propre chemin, élaborer son propre monde. De quel « monde ancien » le « tu » est-il « las » ? À partir de quelle instance énonciatrice identifier ce « tu » ? Qui parle, à qui et pourquoi ? Ces dernières questions permettent alors d’introduire, au‑delà des aspects formels, une contextualisation qui renvoie le poème lui‑même à son propre « monde ancien », par un puissant jeu de miroir où les questions du texte sont également les questions posées au texte lui‑même. Autant de questions élémentaires qui, avant de franchir le seuil de la littérature, marquent en fait toute entrée dans la langue, qu’elle soit « étrangère » ou non. Autant de questions, on l’aura compris, qui renvoient au lecteur l’image de sa propre Altérité ; autant de questions, aussi bien, qui interrogent son identité dans la langue.

30Or ce dialogue commence en l’occurrence par la « simple » lecture de ce vers libre, qui place aussitôt le lecteur devant une série de choix. Faut‑il le lire comme un alexandrin, parfaitement classique au demeurant, avec ses quatre accents réguliers sur les syllabes 3‑6‑9 et 12, sa césure à l’hémistiche, et alors prononcer le dernier mot, cet adjectif qui fait tout basculer, en diérèse : « an‑ci‑en » ? Ou ce vers peut‑il être déclaré « libre » également au niveau de la métrique, et c’est alors la synérèse qui l’emporte : « an‑cien », l’alexandrin perdant une syllabe pour devenir un hendécasyllabe ? Ce qui revient à demander : où et comment dire le monde moderne ? Dans la prononciation de ce premier vers déjà, qui sera bientôt suivi d’un second vers tout aussi libre dans la métrique mais que l’écho de la rime renverra néanmoins à une versification ancienne (« Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin ») ? Lire ce premier vers à haute voix n’engage pas seulement le corps, les affects, mais touche déjà au sens. Lire, c’est toujours déjà interpréter ; c’est élaborer un monde nouveau dans une langue qui a son histoire, qui a un passé.

31Et cette interprétation est en l’occurrence une interrogation de la langue de l’autre, voire ici dans la langue de l’autre, et l’on sait par ailleurs combien la poét(h)ique d’Apollinaire est particulièrement ouverte au dialogue. L’absence de ponctuation du recueil, y compris à la fin des vers et des poèmes, n’est que la marque peut-être la plus visible d’un questionnement qui s’adresse d’abord et avant tout à cette langue française qu’il s’agit de rénover pour en perpétuer l’histoire — de faire de l’ancien le symbole du moderne. Lire, écrire, c’est donc trouver sa propre langue dans la langue de l’autre, c’est inscrire son identité dans cette altérité radicale qu’est le monde.

Coda

32Je me limite volontairement à ce premier vers : un seuil a été indiqué, qui demande à être franchi. Un seuil mais aussi une langue, étrangère en l’occurrence, dans laquelle l’étudiant de FLE en particulier devra inscrire la reconfiguration de son identité : le « tu » aura à dire « je », l’autre dans la langue aura besoin de se dire dans cette altérité irréductible qu’est toute langue.

33J’ai retenu ce vers d’Apollinaire parmi tant d’autres possibles pour deux raisons. Tout d’abord parce que les « identités » (« je », « tu », l’ancien et le moderne…) sont reconnues pour leur instabilité, leur malléabilité — leur dimension essentiellement langagière. J’aurais ainsi pu également choisir « La Chanson du Mal‑Aimé » ou le cycle des « Fiançailles », tant la poéthique d’Apollinaire est en fait exemplaire d’une écriture qui dépasse à vrai dire les catégories, les normes, pour les retravailler sans cesse.

34Ensuite, parce que « Zone » est un poème à peu près contemporain de cette première grave crise de l’enseignement de la langue et de la littérature françaises que les didacticiens associent toujours avec la réflexion de Gustave Lanson35. Alcools est donc rédigé à une époque où l’école et l’université françaises tentent de définir l’approche de la littérature sur des bases objectives et historiques, et l’on sait combien L’Histoire de la littérature française de Lanson36 va durablement marquer l’enseignement de la littérature. Peut‑être aurait-on intérêt à revenir à cette croisée des chemins vieille de plus d’un siècle, mais qui a mené la littérature dans une impasse scolaire, et prendre un autre chemin, réfléchir à nouveaux frais à un ailleurs, à une autre altérité en compagnie d’un auteur né à Rome, sujet polonais de l’Empire russe — qui avait surtout bien compris que ce n’est jamais le monde qui est « ancien », mais seulement notre manière de le dire.