Colloques en ligne

Pierre Schoentjes

Quel universalisme aujourd'hui pour l'enseignement de la littérature française ?

Valorisation de la culture (littéraire) en France

1Un étranger a toujours un peu de mal à entrer dans la logique des plaintes qui se font entendre régulièrement en France au sujet de la perte de (re)connaissance que subirait la culture littéraire1. Il est en réalité peu de pays en Europe, et sans doute au-delà, où la littérature jouit d’un aussi grand prestige, et les auteurs d’autant de considération. Il faut être Français, et habitué à une époque où cette prédominance était plus grande encore, pour ne pas partir prioritairement de ce constat. Où voit-on des prix littéraires mobiliser si largement professionnels et grand public ? Quel autre pays règle de manière aussi centralisée les œuvres littéraires au programme et celles proposées aux différents concours ? Dans quelle autre nation rencontre-t-on des présidents, des chefs de gouvernements, qui publient des essais littéraires et historiques, voire des romans? Il est significatif que lorsque ces hommes politiques se voient railler pour la médiocrité de leur production, c’est encore par un rappel à ce que doit être la grande littérature.

2Disons-le d’emblée : la France continue à donner à ses lettres, et à l’enseignement qui les transmet de génération en génération, une place tout à fait exceptionnelle. Ce qui a terni sans doute c’est l’image internationale. Pour être radical, le constat de Donald Morrison n’est pas dépourvu d’un fond d’exactitude : « la culture française ne rayonn[e] plus guère à l’étranger2 ». Si l’affirmation est hasardeuse dans le domaine de la pensée, elle est certainement valable dès lors que l’on songe à l’univers de la fiction : les romanciers français ne comptent en effet plus aujourd’hui parmi les plus visibles sur la scène internationale, où ils sont éclipsés en particulier par les écrivains anglo-saxons et latino-américains.

3Le constat, qui soit dit en passant renseigne aussi sur les positions culturelles des différentes nations, pourrait être donc reformulé de la sorte : les écrivains français ne jouissent pas à l’étranger de la considération qu’on leur accorde –institutionnellement au moins– en France. En effet, s’il est permis à un Français de ne pas être mélomane, il ne sera jamais « quelqu’un », quel que soit le chiffre qu’affiche son compte en banque, s’il n’a pas de lectures. Antoine Compagnon se trompe sans doute lorsqu’il imagine qu’il est impensable que le Times titre un jour sur « La mort de la culture belge » –ne fût-ce que parce que l’unité de la Belgique est aujourd’hui menacée !– mais il a raison d’affirmer que « culture et France sont synonymes » (ibid., p. 204), du moins si l’on accepte une autre synonymie : celle de culture et de littérature.

4C’est donc loin de tout pessimisme que je voudrais explorer ici quelques pistes qui me sont suggérées par ma position à la fois excentrée et extrêmement proche de professeur de littérature française dans une université en Flandre. J’écris à moins de cinquante kilomètres de la frontière dans un pays certes trilingue, mais dans une région –la Flandre– qui n’est plus même bilingue depuis longtemps. Car si le français a historiquement été présent et culturellement dominant en Flandre, la culture –de la musique de divertissement au monde des affaires, en passant par l’université– est aujourd’hui anglo-saxonne et le français considéré comme une véritable langue étrangère.

5J’aborderai successivement cinq points dont le survol devrait permettre de dégager quelques perspectives pour le futur de notre discipline: la lecture scolaire, le canon et l’universalisme, l’univers numérique, les bonnes intentions et l’entrelacement des méthodes et des corpus. Ces questions touchent à des réalités diverses, des plus abstraites au plus concrètes, mais elles me semblent chacune de nature à nous permettre de mieux préciser les enjeux et les défis.

Lire à l’école et à l’université

6L’histoire de la littérature française tient une place très modeste dans l’enseignement secondaire en Flandre, aucun aperçu systématique n’est proposé et si certains extraits d’œuvres « classiques » apparaissent dans les manuels ou à l’initiative des enseignants, c’est souvent de manière ponctuelle et dans le but d’illustrer des thématiques dont le noyau n’est pas littéraire. Malgré un programme de français qui est loin d’être négligeable, et qui commence pour tous dès l’âge de dix ans, les élèves lisent peu et ne disposent pas d’une grille de référence avant d’entrer à l’Université. Cette situation ne doit pas étonner dans la mesure où l’enseignement de la littérature néerlandaise est loin d’occuper dans les programmes la place que l’on confère en France à la littérature nationale. A la différence du Français, le Flamand ne se pense pas d’abord tel à travers sa littérature.

7L’expérience que peut avoir l’enseignant que je suis, chargé pendant une vingtaine d’années de cours universitaires, montre que les lectures sur lesquelles l’on peut tabler en début de cursus n’appartiennent pas au canon. Si la situation a beaucoup changé pendant cette période, l’on constate ces dernières années la fréquence d’une part des récits de vies –de J’ai 15 ans et je ne veux pas mourir au Scaphandre et le papillon en passant par On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans– de l’autre, celles d’œuvres grand public –Philippe Besson, Janine Boissard, Anne Gavalda, Marc Lévy ou Eric-Emanuel Schmitt. Emergent aussi Amélie Nothomb, Philippe Claudel, Laurent Gaudé à côté de Le Clézio, Yasmina Khadra et Tahar Ben Jelloun. Le petit prince se lit toujours (comme Le petit Nicolas à l’âge du collège), et plus étonnamment, un certain nombre d’écrivains catholiques : François Mauriac et Gilbert Cesbron. L’étranger de Camus est un des rares à rester au palmarès, mais ce dernier « classique » semble bien moins lu qu’auparavant3.

8Il est manifeste que le choix est dicté d’abord par la facilité de la langue, mais que des critères éthiques voire moraux entrent également en jeu. L’on peut dire que les enseignants privilégient une littérature humaniste au sens large du terme, parfois aussi une littérature de bons sentiments qui fait une place aux intérêts supposés des jeunes d’aujourd’hui. Michel Houellebecq ou Agotha Kristof, dont certaines œuvres sont pourtant tout à fait accessibles, ne sont guère prescrits.

9C’est donc à l’université, et uniquement pour ceux qui suivent un programme de français, que se fait la rencontre avec le canon. Les lectures rejoignent ici la tradition scolaire et universitaire française, celle qu’éclairent des collections comme <Profil d’une œuvre> ou <Foliothèque>. Le corpus est globalement identique, mais sa découverte survient à un âge plus avancé, ce qu’explique évidemment une maîtrise de la langue plus tardive. Pour des raisons d’accessibilité encore, l’accent porte habituellement plus sur le roman et –dans une moindre mesure– l’essai, que sur la poésie et le théâtre. L’enseignement de l’histoire de la littérature suit ici encore une tradition ancienne, établie par le Lagarde et Michard, la collection <Textes et documents> d’Henri Mitterand ou des manuels plus récents qui prolongent la lignée. Notons toutefois que le choix des auteurs abordés est, bien plus qu’en France, fonction des choix personnels de l’enseignant : il n’existe en effet pas de concours pour diriger les étudiants prioritairement vers tel ou tel écrivain.

10L’on se doit d’observer toutefois que l’Université se montre accueillante à la littérature de la Francophonie : celle de la Belgique –pour des raisons nationales évidentes– mais aussi celle du Québec. Depuis de nombreuses années l’étude de ces littératures fait partie des orientations prises, comme le prouve d’ailleurs l’existence de centres de recherches spécialisés, p.e. sur la littérature francophone canadienne. L’intérêt porte également sur le Maghreb, l’Afrique subsaharienne, ou encore les Caraïbes. Certaines universités, en particulier celles dont la création remonte aux années 70 ou dont l’origine est plus récente encore, se sont tournées volontiers vers l’étude de ce corpus plus contemporain. De même les écoles de traducteurs et d’interprètes : l’intégration prochaine de ces écoles supérieures au sein de l’Université renforcera certainement la tendance aux études francophones. En effet, les recherches liées à la traduction ou à l’interculturalité appartiennent en propre à ces sections.

11Là où elles sont présentes, les études francophones rencontrent un certain succès auprès des étudiants. Alors qu’ils se montrent parfois effrayés par la « grande » littérature française, ils jugent l’accès à ces œuvres plus aisé, en même temps qu’elles satisfont un certain goût pour l’exotisme. Paradoxalement, l’éloignement géographique et culturel de ces littératures apparaît moins handicapant que la distance à la littérature française, que touche souvent un soupçon d’élitisme, l’on y reviendra.

12A côté de cette tendance, qui s’inspire des pratiques universitaires américaines où les départements de français s’intitulent volontiers « French and Francophone Literature », l’on observe aussi une attention grandissante pour la littérature de l’extrême contemporain, celle qui s’écrit depuis les années quatre-vingt. La visibilité d’un certain nombre d’auteurs augmente : Eric Chevillard, Philippe Claudel, Jean-Marie Le Clezio, Jean Echenoz, Michel Houellebecq, Daniel Pennac ou Jean Rouaud ; de même que des écrivains moins largement lus mais de première importance, comme Philippe Bergounioux, Annie Ernaux, Pierre Michon ou Pascal Quignard. L’éventail est vaste même si l’on ne considère pas les écrivains qui s’adressent au plus grand public mais il montre incontestablement un intérêt renouvelé pour la littérature française. Dans les travaux d’étudiants en particulier, ces auteurs viennent prendre la place des écrivains de la génération du Nouveau Roman, que les universitaires avaient accompagnés à partir des années soixante.

13A ce jour leur visibilité est toutefois moins grande que celle des auteurs francophones, en partie certainement parce que les meilleurs d’entre eux sont d’un accès difficile pour des lecteurs dont le français n’est pas la langue maternelle. Assia Djebar, Yasmina Khadra, Edouard Glissant ou Ahmadou Kourouma, pour ne citer ici que quelques noms qui surgissent régulièrement, apparaissent d’autant plus facilement qu’ils sont réputés plus accessibles par leur écriture.

Canon et universalismes

14Ce trop rapide aperçu de la situation de l’enseignement de la littérature en Belgique, et plus particulièrement en Flandre, permet de pointer vers une tendance importante, à savoir qu’un ensemble de textes séparés surgit à côté du canon traditionnel: celui de l’univers francophone. Il regarde non seulement ailleurs mais approche le fait littéraire avec des méthodes spécifiques. Pour les universitaires et les étudiants qui s’y intéressent, il s’agit moins de contester le canon existant que de proposer une alternative. Plusieurs d’entre nous ont certainement été étonnés de voir des étudiants partir en séjour Erasmus dans des universités du Nord de l’Europe et revenir spécialisés dans tel ou tel auteur francophone, mais n’avoir plus rien appris sur les « classiques ». Cet état de fait appelle quelques remarques.

15La première a trait à l’élitisme qui entoure toujours la littérature française. La France cultive volontiers une image exigeante de sa littérature, et l’oppose parfois caricaturalement à une culture anglo-saxonne prétendument plus populaire, voire commerciale. Ne pouvant revendiquer la quantité, la critique universitaire a tendance à mettre l’accent sur la qualité. Cette habitude à hiérarchiser, ancienne, conduit toutefois à restreindre le champ d’investigation légitime. Parce que l’on a fait de Proust le plus grand auteur du XXe siècle, la trentaine –plus ? moins ?– d’autres écrivains qui mériteraient l’étiquette d’écrivain majeur se voient reléguer au second plan. Or, le grand public lit peu Proust, et un universitaire qui désire s’y attacher doit se familiariser avec une bibliographie chaque jour moins maîtrisable.

16Que l’on ne s’imagine pas que cette habitude de décerner des premiers prix soit révolue : Quignard, Bergounioux ou Michon sont aujourd’hui en concurrence pour ce genre de position. Et nous devons observer chez nous-mêmes une tendance très nette à estimer qu’en dehors de la lecture des plus grands, il n’y a point de salut. L’université aux Pays-Bas, par exemple, moins frileuse, a depuis longtemps fait une place à Michel Houellebecq ou à Amélie Nothomb, comme aux Etat-Unis d’ailleurs.

17Il est souhaitable à mon avis de donner une légitimité universitaire à un plus grand nombre d’écrivains et d’accueillir des écrivains francophones et des écrivains contemporains aussi en dehors du cercle restreint des déjà( ?)-canonisés. La frontière restera toujours difficile à établir et nous étudierons tous un auteur que certains collègues placeront eux du mauvais côté de la Littérature, mais c’est là une position qu’il faut assumer sous peine de voir les étudiants se diriger vers d’autres littératures.

18La deuxième remarque découle de la première. Le grand avantage d’un canon stable et d’un système d’enseignement littéraire centralisé comme celui que connaît la France réside en ceci que tout le monde a lu les mêmes textes, et que la réflexion peut donc se développer sur un fonds commun. Simultanément toutefois cette situation fige souvent l’interprétation dans un consensus moyen puisque le partage avec le plus grand nombre implique un formatage assez homogène, parfois conventionnel et trop rarement mis en question.

19Lorsque Nicolas Sarkozy, « ayant beaucoup souffert sur » Mme de La Fayette, affirme lors de la campagne présidentielle de 2007 que la lecture de La Princesse de Clèves ne sert à rien aux futurs fonctionnaires, il provoque un tollé qui ne s’est pas encore apaisé aujourd’hui. Evidemment la déclaration était pour le moins malheureuse, et le futur président aurait gagné à s’exprimer avec plus de réserve. Mais est-ce que l’honnêteté n’oblige pas à dire que Nicolas Sarkozy n’a sans doute pas été le seul à avoir peu goûté, sinon La Princesse de Clèves, du moins la manière dont cette œuvre est enseignée dans les classes ?

20Notre profession, tout entière à une indignation compréhensible, a choisi de s’arrêter à la provocation plutôt que de s’interroger sur la pertinence des choix des textes traditionnellement mis au programme et sur la manière dont il convient de les enseigner. Or, cette réflexion mérite d’être menée, de préférence en dehors d’une période électorale, qui voit tout enjeu immédiatement politisé souvent jusqu’à la caricature. S’il n’est pas question de régler ici cette question, la démarche d’aujourd’hui, entreprise à l’initiative de Claude Perez, est certainement de celles qui contribuent à la rendre visible sur un mode serein.

21Il est bon de (re)penser régulièrement la place des œuvres à l’intérieur de l’enseignement, comme il est bon aussi d’ouvrir le champ plus résolument aux auteurs qui écrivent en dehors de l’Hexagone. Cette ouverture pourrait d’ailleurs aller de pair avec un décloisonnement des approches. Trop souvent en effet les méthodes sont fonction du corpus : au corpus hexagonal les approches habituelles (la stylistique littéraire, l’analyse de texte, l’inscription dans l’histoire littéraire) maintenant que les études théoriques se font plus discrètes; au corpus francophone des approches théoriques venues des Etats-Unis et qui mettent volontiers l’accent sur l’identité.

22Les « cultural studies », « postcolonial approaches » ou « gender theories » sont aussi discrètes en France qu’elles sont omniprésentes aux USA… mais aussi, et de plus en plus, dans les universités de l’Europe du Nord. Pourtant, en France aussi, les départements semblent en mutation, comme le révèle l’importance que prennent depuis quelque temps les études « texte et image », et la manière dont les littéraires étendent leur champ d’analyse des fictions romanesques aux fictions cinématographiques.

23Certes, dès lors qu’il s’agit d’« importer » des corpus et des méthodes, des enjeux idéologiques sont à prendre en ligne de compte mais rien ne justifie a priori la méconnaissance réciproque qui s’observe aujourd’hui. Rien n’interdit de reconnaître l’existence et la légitimité d’un universalisme anglo-saxon à côté de l’universalisme français. Ces visions sont différentes mais toutes deux sont héritières des Lumières, et si elles choisissent de mettre des accents propres, elles sont en définitive moins étrangères l’une à l’autre que certains ne feignent de le croire. La réduction caricaturale du modèle anglo-saxon au « communautarisme » ou au « particularisme » et la mise en relief des conséquences supposées néfastes que ces positions entraîneraient pour la sphère littéraire reposent pour une large part sur une méconnaissance des réalités et des principes qui sous-tendent le monde anglo-saxon.

24De même, la réputation peu flatteuse d’élitisme qui s’attache à la littérature française contemporaine passe outre à l’extrême diversité de la production littéraire d’aujourd’hui. La littérature en France ne se cantonne pas, on l’a vu, dans un cabinet de lettrés et elle est particulièrement vivante aussi dans des genres émergents, trop longtemps assimilés à de la paralittérature. La fantaisie, le fantastique, le réalisme magique ou le polar constituent autant de domaines où se joue non seulement l’actualité, mais encore l’avenir de la littérature française. La littérature contemporaine qui s’écrit en France n’est en rien moins lisible que celles de la francophonie, des mondes latino-américain ou anglo-saxon, réputées plus accessibles, voire plus démocratiques. Le reproche d’intellectualisme est aussi injustifié que celui d’exotisme qui touche la francophonie. L’on ne peut que regretter que, sous le couvert de grands principes, il s’agisse quelquefois pour les détracteurs de tous bords de se trouver de bonnes raisons de ne pas lire tel auteur, tel critique, telle langue.

25Il est certain que la France a longtemps considéré, et considère encore, l’enseignement de sa littérature dans le prolongement de l’universalisme imaginé au lendemain de la Révolution. L’enseignement de la philosophie au lycée –une situation quasiment unique en Europe- et l’enseignement de la littérature sont pensés dans cette perspective. Il n’est pas nécessaire de rentrer ici dans le détail de cette question, qui a reçu beaucoup d’attention, mais il est évident que la place qu’occupent certains textes dans l’histoire de la littérature française s’explique par la volonté de rappeler les valeurs qui sont celles de la République. Témoigne de cette ambition la présence, par exemple, du Contrat social dans toute galerie d’histoire littéraire qui se respecte, et plus généralement des ouvrages de pensée.

26L’on a pu croire en outre pendant longtemps que la langue elle-même, le français, était le garant de cet universalisme. Il est difficile aujourd’hui de maintenir cette position : les vagues d’immigration qui ont suivi la décolonisation ont amené des bouleversements apparemment définitifs. Avant la fin de l’empire colonial, la France a été un des pays les plus à même –grâce précisément à son modèle républicain qui accueillait tout le monde sur base de valeurs communes et non de spécificités de naissance ou d’origine– de faire une place aux immigres venus du Nord et du Sud de l’Europe. Elle a été pendant longtemps une extraordinaire « machine à fabriquer des Français ». Des personnes venus des horizons les plus divers ont été assimilées politiquement et n’ont que rarement cherché à s’afficher comme communauté.

27La célèbre formule de 1789 du Comte de Clermont-Tonnerre –« Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’Etat ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens »– rappelle un principe qui a été mis en application avec succès non seulement pour les Juifs mais pour tous les immigrés. Il n’a toutefois plus été possible de l’appliquer après la vague d’immigration d’arabes musulmans issus des anciennes colonies. Ces nouvelles populations et leurs descendants ne considèrent plus l’universalisme français comme une valeur qui les concerne ; d’autant moins qu’à tort ou à raison ils se sentent exclus de la République. Plutôt que de devenir Français à la manière des Polonais, des Russes, des Italiens ou des Belges qui les ont précédés, ils se regroupent entre eux. En particulier pour revendiquer une place visible pour la religion, en dehors de la sphère privée où la conception française de la laïcité la cantonne.

28Mais il existe d’autres conceptions de la laïcité. La situation en Belgique, qui a pourtant subi très fortement l’influence idéologique de la France, est fondamentalement différente au moins en ceci que l’école publique est conçue non pas comme un lieu où ne s’exprime aucune religion, mais comme un endroit où elles trouvent toutes une place dans le cadre d’un cours spécifique : confessionnel ou non. De là dans l’enseignement officiel l’existence de cours de religion catholique, d’Islam, de protestantisme et de « morale laïque » ou d’ « éthique » comme préfèrent la nommer certains. En France, pareille situation serait déjà stigmatisée comme « communautariste », et labellisée de « multiculturalisme », un terme qui n’a pas bonne presse dans l’Hexagone.

29Si l’on revient maintenant aux enjeux de l’enseignement littéraire, moins éloignés qu’il n’y paraît à première vue, ne peut-on pas se poser la question de savoir si l’on ne toucherait pas davantage les élèves et les étudiants, quelles que soient d’ailleurs leurs origines, en faisant une place aussi à des œuvres qui pensent l’altérité constitutive de notre univers « globalisé ». Ecrite dans une langue d’aujourd’hui la « littérature monde » -comme la nomment certains- peut se juxtaposer à celle des auteurs « hexagonaux » ou « parisiens ». Si l’écrivain de la Creuse ou de la Corrèze fait partie du champ de la littérature, l’écrivain voyageur, le francophone belge, celui qui signe un roman beur ou qui est originaire du Maghreb, de Pointe-à-Pitre, Pointe-Noire ou Port-au-Prince n’en participe pas moins. L’on a beaucoup raillé ces missionnaires qui faisaient étudier aux populations des colonies l’histoire de « nos ancêtres les Gaulois », mais il n’est pas certain que, d’un point de vue social aussi, nous ne pêchions parfois par ce même travers. Elite littéraire et élite sociale sont hélas trop souvent synonymes.

L’univers numérique

30Si l’ouverture sur d’autres univers géographiques et sociaux est souhaitable, cette même attitude accueillante s’impose aussi envers le monde numérique. Il ne fait pas de doute que l’enseignement des lettres a tout à gagner à s’ouvrir à des technologies qui ne sont plus nouvelles depuis longtemps. Nous touchons ici à des réalités très concrètes, mais qui n’en sont pas moins capitales. Les outils numériques sont aujourd’hui indispensables à notre discipline et devraient recevoir une place bien plus centrale. J’en rappelle un certain nombre qu’un soutien financier accru devrait permettre de rendre bien plus efficaces qu’ils ne le sont aujourd’hui :

31-les plates-formes électroniques permettent une meilleure communication avec les étudiants en mettant à leur disposition simultanément agenda et matériel de cours ;

32-les vidéoprojecteurs offrent la possibilité de présenter documents Word ou PDF et de faire une explication de texte dans de bien meilleures conditions que lorsque chacun a les yeux rivés sur un livre ou une photocopie ;

33-l’utilisation réfléchie de Powerpoint, non pas comme cinéma d’animation divertissant, mais comme outil fonctionnel permet de rappeler les points essentiels d’un exposé, de projeter une citation identifiée par l’image de la couverture du livre ;

34-l’accès à internet dans les salles de cours permet de situer l’explication dans un contexte très vaste, et d’illustrer les propos par l’information disponible sur le Net. En matière d’histoire littéraire, les ressources directement utiles ne sont pas encore très nombreuses. Elles sont utiles toutefois dans certains domaines spécifiques, ainsi celui de la littérature de l’extrême contemporain ;

35-l’édition électronique savante est capitale, et elle peut intéresser des étudiants avancés dans leur cursus. Les revues électroniques et les blogs sont des sources d’information importantes pour tous dès lors qu’il s’agit de suivre la littérature récente. L’éventail est large allant de l’entreprise pionnière de François Bon –« Le tiers livre »- au « Le matricule des anges » dont il existe une version électronique, en passant par tous les blogs. Des revues universitaires électroniques se créent de plus en plus fréquemment et tentent de toucher également un public plus large. Ainsi, par exemple, Fixxion une revue lancée en décembre 2010.

36Surtout, je voudrais m’arrêter ici aux possibilités exceptionnelles qu’offre le livre électronique, qu’il prenne pour support les tablettes numériques comme l’iPad d’Apple, le Kindle d’Amazon ou le Fnacbook lancé plus récemment. Ces nouveaux supports pour la lecture offrent des possibilités tout à fait inédites. Si une lecture soutenue sur l’iPad peut s’avérer fatigante en raison du rétroéclairage, le confort de lecture est particulièrement grand sur les écrans passifs des livres électroniques à encre numérique. Mais tous ces livres d’une nouvelle sorte ont l’immense avantage de permettre de traverser l’écran et de donner, même pour les moins performants d’entre eux, accès direct à un dictionnaire de la langue et à Wikipedia. L’hypertexte devient ainsi immédiatement accessible à partir d’un simple déplacement de curseur.

37Les possibilités sont difficiles à sous-estimer : il est possible de prendre note, d’exporter des citations, d’écouter un audiolivre… et d’avoir toujours à portée de main une bibliothèque de référence. L’on identifiera immédiatement telle image –l’on saura par exemple que « Les Onze » de Michon n’existe que dans un Louvre imaginé par l’auteur. Bientôt aussi nous écouterons les mélodies de Ravel quand nous (re)découvrirons les Histoires naturelles de Jules Renard.

38Mais il y a plus important toutefois que la possibilité de s’informer facilement ou d’illustrer une œuvre par le son ou l’image: il est raisonnable de penser en effet que la création littéraire ne manquera pas d’intégrer la dimension visuelle et sonore à l’œuvre, démarche qui conduira à la publication d’œuvres dont nous n’imaginons pas encore aujourd’hui les contours puisque tout reste à inventer.

39A l’évidence, le livre électronique conduira à ce que nous lisions différemment les livres du passé, dans les cours de littérature aussi. Un bémol de taille surgit cependant : pour des raisons qui tiennent à la politique du (prix du) livre en France, le modèle économique sur lequel repose le livre électronique a aujourd’hui tout pour rebuter le lecteur. Alors qu’Amazon propose des ristournes importantes par rapport au prix de vente du livre papier, et que les lecteurs anglo-saxons sont nombreux à boycotter tout livre vendu au-delà du prix de 10 dollars, le Fnacbook n’a pour l’instant que des rabais ridicules à offrir, de l’ordre de 5%, soit 1 Euro sur le prix d’une nouveauté (20 Euro), le dernier Prix Goncourt par exemple (téléchargeable gratuitement ailleurs, soit dit en passant), et quelques centimes pour un livre de poche… !

40Dans ces circonstances, il y a peu de chances que le livre électronique transforme rapidement en France les habitudes de lecture et d’enseignement. Le retard pris dans ce domaine me semble être sinon définitif, du moins durable, et l’on ne peut que le regretter. Il faudra donc dans les années à venir imaginer d’abord d’autres manières pour donner au livre et à l’enseignement de la littérature un attrait qu’ils n’ont plus nécessairement auprès des jeunes.

L’intolérance des bonnes intentions

41Toutefois, il convient de se montrer prudent dans le choix des discours qui militent en faveur de l’enseignement de la littérature. Le désir de conférer à notre discipline une légitimité chaque jour un peu plus menacée conduit en effet quelquefois à avancer des argumentaires contreproductifs. Le plus radical d’entre eux est celui qui soutient que la littérature est indispensable pour donner « un sens à la vie ». S’il est évident que la littérature peut contribuer à se penser et à penser le monde, rien ne permet toutefois d’affirmer que cela soit vrai pour tout le monde, ni que seule la littérature puisse servir cette recherche de sens.

42D’abord parce qu’il serait présomptueux d’affirmer qu’une grande majorité de l’humanité, qui ne lit pas ou guère, vivrait une vie dépourvue de sens. Ensuite parce que c’est sans doute moins le besoin de littérature qui est universel que celui de fiction, et que ce besoin-là peut prendre des formes diverses, allant du récit oral aux jeux vidéos en passant par le cinéma. Toutes les civilisations n’accordent pas à la culture littéraire une valeur identique et rien ne permet de les hiérarchiser sur cette base. De même, à l’intérieur d’une société la culture littéraire se voit toujours très diversement valorisée, à la fois historiquement et sociologiquement.

43Pour renouer avec notre propos antérieur, il n’est pas certain qu’une jeunesse défavorisée ait besoin prioritairement de se familiariser avec les classiques. Lorsque Danièle Sallenave rend visite à tel collège de Toulon –dont pour éviter toute stigmatisation l’on évite de dire trop explicitement qu’il accueille des enfants issus de l’immigration– elle en revient pour affirmer avec force qu’il convient d’« [o]ffrir à chacun cette occasion unique d’être soi que donne la fréquentation des grands livres. D’être soi et d’être au monde4 ».

44De manière non moins convenue elle loue ensuite le travail des enseignants « au sein d’une société qui ne croit plus à la force de l’art, des mots, de la pensée dans les livres » : « Ce qu’on appelle « culture » aujourd’hui ? Le patrimoine, son exploitation commerciale et touristique. Ce n’est pas de cela que chacun a besoin. Mais d’une rencontre singulière et profonde avec des œuvres qui vont changer sa vie… Chacun, quel qu’il soit, quelle que soit sa place dans la société ». Simultanément son discours s’en prend à ce qui plaît, ce vers quoi se tournent ces jeunes qui rejettent la lecture : « l’univers communautaire, [les] jeux vidéos, […] la fascination pour le foot –fascination stérile » (ibid.).

45A l’évidence, l’écrivain se transforme ici en donneur de leçons qui veut que l’école oblige à lire dans le vain et ridicule espoir que les jeunes ne s’ « abrutissent » plus « de football et de jeux télévisés, cela ne peut pas être le but dans la vie, (…) lui donner un sens ».

46L’on trouve ici l’ensemble des travers d’un discours soi-disant de défense de (l’enseignement de) la littérature, mais qui en réalité ne fait qu’accroître le désamour tant il se montre incapable de prendre la mesure de la réalité. Soit: l’attaque contre le « communautarisme » (mais où dans l’enseignement de la littérature un jeune d’origine maghrébine trouve-t-il les outils pour « être soi » ?), contre la « société marchande » (comme si le livre échappait au monde de l’argent -toujours suspect en France), contre la télévision (elle « abrutirait » mais c’est oublier que le discours contre le roman s’est longtemps servi des mêmes arguments que l’on oppose aujourd’hui à la télé), contre le foot (qui est pourtant une activité structurante et aussi –fût-ce en rêve– l’espoir pour bon nombre de jeunes des cités de quitter un milieu, rêve que n’offre plus depuis longtemps la culture)…

47Ces réponses sont sans doute fédératrices du corps enseignant mais, parce qu’elles ne font que répéter des (pro)positions rabattues, elles ne contribuent d’aucune manière à rendre plus attractives les études de lettres. L’université, qui forme les futurs professeurs à la responsabilité de penser l’avenir de l’enseignement de la littérature en imaginant aussi des pistes qui ne sont pas nécessairement celles de la tradition, quels que soient son bien-fondé et sa légitimité.

48Je pense en particulier qu’il faudrait se montrer capable de moduler la place de la littérature dans l’enseignement secondaire, quitte à s’accommoder de sa disparition totale dans certaines filières. Pour des raisons historiques, sur lesquelles je ne m’arrêterai pas ici, l’enseignement systématique de (l’histoire de) la littérature tient fort peu de place dans les cursus en Flandre : rien ne permet toutefois d’affirmer que les jeunes Flamands sont moins à même que leurs camarades français de donner « un sens à la vie ». Il est d’autres moyens pour former des citoyens responsables : la culture scientifique et la culture musicale, pour prendre deux domaines très différents mais dans lesquels il me semble que la Belgique dispose d’une certaine avance sur la France, permettent aussi de participer à la vie en société et de trouver sa place dans le monde.

49Sans doute faut-il accepter aujourd’hui que la littérature, qui a été pendant longtemps le centre de la culture française, partage dorénavant cette place avec d’autres domaines culturels, pris cette fois dans le sens large. Certainement si une place plus réduite conférée à l’enseignement de la littérature est la condition d’une meilleure maîtrise du français, il me semble qu’il n’y a pas à tergiverser : la première condition à l’étude de la littérature consiste de toute manière à maîtriser le plus finement possible la langue.

Entrelacement des méthodes et du corpus

50Il apparaît toutefois que dans le domaine de la connaissance de la langue la France, qui continue à privilégier l’explication de texte et la dissertation, dispose d’une force certaine. Personne ne contestera que les étudiants français comptent parmi ceux qui s’expriment le mieux par l’écrit, dans une tradition argumentative qui donne au raisonnement rationnel toute sa place. Si un jour cela n’était plus le cas dans les facultés de lettres, peut-être faudrait-il se résoudre, comme c’est déjà ponctuellement le cas en Belgique, à prévoir des cours de langue maternelle à l’université.

51L’explication de texte, qui oblige à se montrer attentif à la lettre d’une œuvre, est un exercice très formateur parce qu’il favorise l’esprit d’analyse. Il demande une attention pour le texte que des approches plus théoriques, et tournées vers des généralités, n’enseignent pas nécessairement. A l’université, la place de la dissertation est peut-être à reconsidérer dans la mesure où cet exercice très codifié repose davantage sur une culture générale que sur un savoir plus « scientifique ». Il serait souhaitable sans doute d’imaginer de consacrer plus d’attention à des devoirs –ce que les Américains nomment « papers »– qui seraient des (esquisses d’) articles scientifiques et demanderaient à ce titre que l’étudiant accorde plus d’importance aux sources secondaires. Certes, les différentes « thèses » –de licence, de maîtrise– entendent développer ces compétences, mais on gagnerait sans doute à généraliser aussi des devoirs qui ne se feraient pas sur table et demanderaient qu’on incorpore des connaissances plus spécifiques.

52A côté de ces deux exercices spécifiquement français, il convient encore de s’arrêter à des méthodes introduites dans le sillage des approches formalistes qui ont accompagné le Nouveau Roman, cette littérature que précisément d’aucuns rendent responsable d’avoir provoqué le désamour du grand public cultivé envers la littérature. Il est certain, et c’est le cas en Belgique aussi, que la narratologie, plus exactement une version extrêmement scolaire de cette discipline, est devenue incontournable dans les cursus et qu’elle n’est pas nécessairement de nature à donner envie de lire à des étudiants qui ne seraient pas déjà enclins à la lecture.

53Toutefois, rendre le Nouveau Roman et les méthodes qui l’accompagnèrent responsable du désintéressement pour la littérature me semble injustifié parce qu’il passe outre à un certain nombre de réalités sociales qui ont été elles aussi déterminantes. Sans entrer ici dans une analyse sociologique, chacun reconnaîtra qu’à profession identique un médecin, un avocat –pour prendre ici les professions libérales, auxquelles réfère souvent le terme « grand public cultivé »– disposait d’infiniment plus de temps libre en 1910 qu’en 2010. Le premier naissait bourgeois, le second ne peut maintenir sa position sociale qu’au prix d’un travail qui est sans commune mesure avec celui de son prédécesseur. La même chose vaut d’ailleurs, mutatis mutandis, pour l’enseignant. A quoi il faudrait ajouter que les premiers lecteurs sont... des lectrices, qui ne travaillaient pas il y a un siècle mais ont aujourd’hui des professions tout aussi accaparantes que celles des hommes. Le temps disponible pour la lecture, qui s’est vu concurrencer par d’autres véhicules de culture, en premier lieu le Net, est aujourd’hui significativement réduit sans que l’on puisse en tenir responsable telle ou telle écriture.

54La critique me semble d’autant moins justifiée que, malgré son importance dans l’histoire littéraire, le Nouveau Roman n’a jamais occupé tout le champ, pas plus que la narratologie ou les lectures « formalistes » n’ont jamais éclipsé toutes les autres approches. Il demeure cependant vrai que certaines méthodes ont effectivement pu contribuer à faire de la littérature une affaire de spécialistes s’exprimant dans une métalangue inaccessible au lecteur moyen. C’est le reproche qu’assez ironiquement un des pères du structuralisme, Tzvetan Todorov, adresse à l’enseignement universitaire d’aujourd’hui. Celui-ci mettrait trop en avant les notions critiques et pas assez les romans5 et lorsqu’il regarde vers les œuvres se tournerait prioritairement vers le minimalisme, l’écriture du désenchantement et l’égolittérature, soit –selon ses termes– vers les « jeux formels », le « nihilisme » et le « nombrilisme solipsiste » (ibid., p. 85). Celui qui aurait raison c’est le lecteur ordinaire, « qui continue à chercher dans les œuvres qu’il lit de quoi donner sens à sa vie, [il] a raison contre les professeurs, critiques et écrivains qui lui disent que la littérature ne parle que d’elle-même, ou qu’elle n’enseigne que le désespoir » (ibid., p. 72).

55Au-delà des méthodes, ce qui est ultimement en jeu ici c’est la question du corpus, et il est manifeste que l’université ne valorise pas les mêmes textes que le public, même cultivé. Pierre Bergounioux, Pierre Michon, Pascal Quignard, ou dans un autre registre Jean Echenoz ou Eric Chevillard, ne trouvent pas auprès du grand public le même écho que des écrivains boudés par l’institution. Ainsi, il existe incontestablement une méfiance des universitaires par rapport au succès. Le Philippe Claudel de Meuse l’oubli jouissait d’un succès d’estime, qu’il a perdu dès lors qu’avec Les Ames Grises il a été plébiscité par un vaste lectorat. De même Amélie Nothomb ou Michel Houellebecq, auteurs à succès bien au-delà des frontières de la France, mais qui ne sont aujourd’hui pas intégrés aux cours universitaires, même si la position risque d’évoluer depuis l’attribution récente du prix Goncourt à l’auteur de La carte et le territoire… Le cliché veut en effet que les auteurs véritablement grands soient ceux qui se voient reconnus tant par les lecteurs professionnels que par le lectorat moyen !

56Dans le domaine de la littérature en train de se faire, l’on observe d’ailleurs une situation qui s’était déjà produite d’une certaine manière à l’époque du Nouveau Roman. Des carrières universitaires évoluent parallèlement à la reconnaissance des écrivains que ces universitaires contribuent à canoniser par leurs recherches. L’enjeu ultime étant l’inscription au programme de l’agrégation : un honneur dévolu à Claude Simon, mais qui a eu pour conséquence latérale aussi de « lisser » les lectures de son œuvre.

Perspectives

57S’il est certain que la littérature française n’occupe plus la place centrale qui a été la sienne pendant longtemps, et que dans les universités les départements de français voient leurs effectifs se restreindre partout au monde, il n’en demeure par moins que la visibilité reste grande. Il serait présomptueux de proposer des « recettes » pour accroître son poids dans l’Université, tant l’intérêt pour la littérature est lié à des réalités qui échappent totalement aux universitaires. L’on se gardera toutefois de mettre en avant une « exception française », une « exception culturelle », une « exception du livre » en soutenant que la langue française serait le véhicule privilégié de certaines valeurs. Ce discours, longtemps tenu avec un certain succès, n’était pas sans fondement, mais il est aujourd’hui indéfendable à l’étranger et même à l’intérieur de l’Hexagone.

58Affirmons toutefois en confiance que les années qui s’annoncent seront capitales parce qu’elles verront en France et à l’étranger la mise à la retraite de ceux qui ont commencé leur carrière en portant les années « théoriques » devant un vaste public. Aujourd’hui, l’attrait pour les sciences humaines n’est plus ce qu’il était en 1970 et les étudiants sont bien moins nombreux. Il faut donc penser d’autres manières d’enseigner la littérature à l’université, d’autres façons de transmettre les œuvres majeures. C’est en effet dans le passage de témoin que réside la première mission de l’enseignement universitaire en matière de littérature : faire connaître et permettre de relire en leur donnant une actualité nouvelle les œuvres qui ont fait, sinon la grandeur, du moins l’intérêt de la littérature française. Il s’agit pour nous d’abord de tenir à la disposition de ceux qui seront les lecteurs et les auteurs de demain les textes qui ont nourri la tradition mais aussi, quel que soit notre domaine de spécialisation, d’en accueillir des nouveaux.

59Les étudiants qui ont commencé leur cursus en 2010 appartiennent à une génération qui sera celle de l’après « postmodernisme ». Certains indices en témoignent déjà, qui montrent l’intérêt renouvelé pour l’inscription du monde dans la littérature, pour l’histoire littéraire, ou pour la biographie. L’autoréférentialité de l’œuvre d’art n’est plus aussi systématiquement mise en avant et un certain scepticisme s’affiche vis-à-vis du crédo selon lequel n’y aurait que des discours sur des « textes », toujours en (dé)construction. Il semblerait que les étudiants soient plus enclins que leurs prédécesseurs à s’attacher à ce qui touche au monde. Non pas à travers un engagement politique comme cela avait été le cas dans les années 60 mais en interrogeant l’histoire, en s’arrêtant à la question de l’identité, en interrogeant la représentation de la souffrance, de la violence ou de l’environnement. Les questions éthiques sont l’objet d’une attention qu’il aurait été difficile d’imaginer il y a seulement dix ans.

60Face à ces évolutions récentes de notre discipline, trois enjeux me paraissent essentiels pour l’avenir de l’enseignement des lettres : l’inscription dans l’univers numérique, l’ouverture à une diversité de méthodes et de corpus et l’établissement du canon.

61L’enseignement de la littérature a tout à gagner à s’engager résolument dans l’ère numérique et tout à perdre à faire montre dans ce domaine d’une « résistance » qui prendrait la forme d’un fétichisme pour le papier. Quelles que puissent être les réticences en France autour de la question du livre numérique, il me semble qu’il y a là des opportunités fondamentales. Sans attendre la popularisation de ce support, il serait bon d’entreprendre des histoires de la littérature et des collections d’études semblables en qualité à celles entreprises par les meilleurs éditeurs, mais qui exploitent les nouvelles possibilités. L’on est aujourd’hui consterné par la pauvreté de l’offre littéraire dans les applications d’Apple, par exemple, alors que l’outil constitue certainement un des meilleurs moyens de toucher un public potentiellement intéressé.

62Je regrouperais sous l’intitulé « ouvertures » le second grand défi. Sous prétexte de rejeter la question du communautarisme, une certaine conception hexagonale de la littérature française restreint en fait la littérature française… à une question d’identité française ! Non seulement un nombre de lecteurs toujours croissant ne se reconnaît plus dans cette « identité nationale », mais l’attitude aboutit encore à provincialiser une littérature qui ne l’avait jamais été auparavant. Il serait hautement souhaitable que l’enseignement de la littérature, en France aussi, intègre résolument les auteurs majeurs issus d’autres traditions nationales. La séparation actuelle entre littérature française et littératures francophones est particulièrement malheureuse : elle induit non seulement une scission artificielle du champ créatif, elle éloigne encore par la spécialisation des méthodologies les étudiants et les chercheurs.

63Le troisième enjeu est peut-être le plus important : il concerne la hiérarchisation des œuvres et l’établissement du canon. S’il est évident qu’il s’agit de garantir la visibilité maximale aux grandes œuvres, il convient simultanément d’éviter de ne donner droit d’existence qu’aux prétendus sommets. Une évolution dangereuse menace en effet : moins la littérature occupe de place dans les cursus, plus les enseignants ont tendance à se concentrer sur un petit nombre de « chefs-d’œuvre », délaissant même les très bonnes œuvres. Or, compte tenu de la conception du style ou de l’écriture en France, cette littérature est souvent aussi la plus difficile d’accès. De là une certaine désaffection et la critique d’élitisme, de là aussi, comme en témoigne le succès des études francophones, le désir d’établir un canon « alternatif » où le poids de l’érudition serait moins grand et plus facile l’inscription personnelle du lecteur dans le texte.

64Si l’on voit l’influence que le Nouveau Roman a eue sur l’enseignement des lettres, l’on peut penser légitimement que c’est prioritairement dans la manière dont l’université abordera, en France comme à l’étranger, la littérature française contemporaine que se jouera l’avenir des études de lettres. Il nous appartient à tous de penser le rapport entre les grandes œuvres du passé et celles de la littérature en train de se faire. Même lorsque nous ne sommes pas spécialistes de l’extrême contemporain, il me semble qu’il y a lieu de faire dans ce domaine preuve d’une attention vigilante… sous peine de laisser à d’autres le soin de décider ce que nous lirons demain.