
Pensées de la bisexualité : regards sur une « queen des queers »… à la française
1En 2010, à l’occasion de la réédition de son article « Le rire de la Méduse » (Cixous, 1975b), Hélène Cixous nomme Méduse « [u]ne queer. D’autres disent », précise-t-elle, « la queen des queers. La littérature comme telle est queer. » ([1975] 2010, p. 32-33.) Or Hélène Cixous est historiquement l’une des écrivaines majeures du moment féministe des années 1970-1980 et elle est, dans ce cadre, la principale penseuse de la bisexualité, ou plus précisément de « l’autre bisexualité », qu’elle identifie en 1975 dans La Jeune Née : une bisexualité qui se montre « monstre », qui rit (comme Méduse), qui s’identifie fluide, ouverte, mobile (1975a, p. 155). La bisexualité, chez Cixous, n’est ni une évidence descriptive de réalités sexuellement vécues, ni une référence classique – celle des androgynes du Banquet de Platon –, ni encore un souvenir de l’ange androgyne de la période dite décadente (Causse, 1980), non plus seulement une idée psychanalytique – où la bisexualité se référerait à la complexité des parts féminine et masculine qui se mêlent dans la psyché de chacun et chacune, en proportions variées et problématiques. Si la bisexualité de Cixous est « autre », c’est qu’elle accueille la « différance » au sens derridéen (Derrida, 1967a et 1967b), c’est-à-dire ce qui tend à l’au-delà du binaire, à l’informulé et surtout à l’incertain, à une attente curieuse. Cette notion est vouée à devenir, comme Cixous le reconnaît en 1983, l’une des premières « championnes » théoriques, d’« allure fière et belliqueuse » ([1983] 2021, p. 29-30), de sa carrière.
2Beaucoup de travaux se sont intéressés à la dimension queer de l’œuvre d’Hélène Cixous, particulièrement dans les sphères anglophones (à titre d’exemples parmi une vaste bibliographie, voir Cooper, 2000 ; Bostow, 2019 ; Setti, 2019 ; Cassigneul, 2021 ; Watson, 2022). Deux éléments, surtout, sont mobilisés pour traiter ce sujet : d’une part, ce que l’autrice en dit elle-même ; d’autre part, ce qui relève d’une proximité entre les théories queers et la pensée de la déconstruction, soit via le développement du mythe de la Méduse, soit via la conceptualisation de « l’autre bisexualité ». Le terme « queer » renvoie fréquemment, dans ces travaux, au sens très abstrait d’une construction intellectuelle et langagière étrange, comique ou monstrueuse, faite d’hypothèses, d’attentes, d’utopies éphémères ou construites par bribes1. Le point de départ de la notion même réside pourtant historiquement dans une question d’identité sexuelle : le terme « queer » vient directement de l’insulte qu’il représente en langue anglaise, homophobe et transphobe, souvent également mâtinée de racisme (Aiello et al., 2013 ; Lorenzi, 2017).
3Cet article proposera à la fois d’affirmer que la réinterprétation queer de la bisexualité, chez Cixous, l’éloigne d’une signification sexuelle et militante pour valider un usage du terme « queer » orienté du côté d’un sens poétique et politique plus vaste (tel qu’encouragé par la proposition théorique de Nicolas Aude et Danielle Perrot-Corpet dans l’introduction de ce numéro [2025]) et de soutenir qu’on ne peut néanmoins rendre compte entièrement de la dimension queer de l’écriture d’Hélène Cixous sans parler aussi de genre et de sexualité.
4Le sens historique concret du terme anglais « queer » reste, chez Cixous au moins, la base qui rend possible et intelligible son usage abstrait second : celui-ci s’en émancipe mais, ce faisant, il reste situé et déterminé par ce sens historique qui le produit. On peut radicaliser le constat d’un point de vue doublement épistémique et moral, en rappelant avec Kant et Beauvoir que « [l]a résistance de la chose soutient l’action […] comme l’air le vol de la colombe » (Beauvoir, 1947, p. 114) : le genre et la sexualité demeurent, non seulement comme situation de départ, mais aussi comme fond permanent, ce contexte de résistance qui permet au queer de planer haut.
5On opérera au cours de l’article des allers-retours entre la pensée de la bisexualité chez Cixous, telle qu’elle la formulait en 1975, et la mise en perspective que permettent les développements actuels des théories queers. De nombreux débats tant universitaires que militants opposent (en partie) les théories queers et les théories féministes matérialistes2. J’en tiens compte, à partir de l’analyse du concept de bisexualité chez Cixous, pour proposer de distinguer deux séries de définitions du « queer », qui entreront en discussion au cours de l’article : car, en réalité, on ne parle pas toujours du même « queer » lorsqu’on entre dans ces débats. Différents registres, enjeux et systèmes de référence se côtoient. On peut distinguer trois niveaux, qui se complètent : celui de l’observable (représentation discursive ou fait sociologique), celui de l’identité (pour soi ou pour les autres), celui de la pratique (performance ou militance). Ainsi, on peut parler de queer discursif lorsque « queer » renvoie à une position discursive (une déclaration de queerness), à une identité subjective, explorée ou ressentie pour soi (expérientielle, mais pas forcément pour autant relationnelle), et à une performance de genre, engageant à un jeu, parfois poétique, de multiplication des identités. Ce queer-là renvoie éventuellement à un sens politique affirmé, mais il est surtout exprimé sous la forme d’un jeu de mise en scène de soi comme sujet. Sous ce prisme, on verra que la position d’Hélène Cixous est queer, en effet. Une seconde série de définitions permet d’identifier le queer objectif. Lorsque « queer » réfère prioritairement à une condition de vie objectivable en termes matérialistes (référant à une assignation effective à une classe de sexe/genre), mais aussi à une identité relationnelle (l’identité étant reçue, perçue, actée par d’autres) et à une action militante (renvoyant à un investissement direct dans une lutte pour les droits des personnes lesbiennes, gaies, bies, trans, intersexes, etc.), alors la position intellectuelle et littéraire de Cixous n’est peut-être pas queer. On verra qu’elle peut l’être parfois, lorsqu’elle est reçue comme telle, en contextes bis ou lesbiens par exemple : le rejet de l’engagement, chez Cixous, ne signifie pas que son écriture n’ait pas d’effet politique objectif. Il serait ainsi présomptueux de choisir parmi ces séries de sens de la notion de queerness : le queer discursif et le queer objectif, mobiles, se rencontrent tous les deux dans l’œuvre de l’autrice3.
6La proposition queer de Cixous ne prend en effet tout son sens (discursif et objectif) qu’à la condition de ne pas escamoter le sujet de la bisexualité. Il est bien question d’« identité sexuelle », si on utilise l’expression au sens où l’entend Elsa Dorlin en 2008 : c’est-à-dire d’une problématisation entre trois pôles que sont le sexe, le genre et la sexualité. On le verra, la bisexualité chez Cixous est un concept bâti sur l’idée d’une différence sexuelle première et capitale (pôle « sexe » : le sexe différencie les êtres chez Cixous, la bisexualité y est aussi une notion principalement « féminine »), proposant en revanche du trouble et de l’« au-delà du binaire » sur les deux plans de l’identité (pôle « genre ») et de l’orientation sexuelle (pôle « sexualité »). Elle est queer de différentes manières : si on pense le queer comme un concept anti-essentialiste, comme un concept du devenir, comme un concept antinormatif et, enfin, comme un concept entrant en discussion serrée avec les propositions du féminisme matérialiste.
Un concept différentialiste : du queer anti-essentialiste
7La bisexualité est, sous la plume d’Hélène Cixous, un concept différentialiste. D’une part, il s’inscrit dans un contexte de réflexion sur le partage des identités sexuelles selon les pôles masculin et féminin, partage dont la règle binaire est explorée et interrogée selon différentes modalités. D’autre part, il appartient au registre de la déconstruction de Derrida : la « différance » valorise l’idée d’un trouble, d’une attente, d’une déstabilisation des catégories arrêtées. Le comprendre implique de ne pas considérer « différentialisme » et « essentialisme » comme de parfaits synonymes : ils entrent en contradiction partielle au sein de l’œuvre d’Hélène Cixous, puisqu’elle présente la différence, selon les cas, comme un principe de négation, de complexification ou de dépassement des identités4.
8« L’autre bisexualité » est ainsi un principe d’« animation des différences », identifié comme particulièrement propre à une pensée féminine et reliable à une « pratique » explicitement « érotique » de « multiplication des effets d’inscription du désir » (Cixous, 1975a, p. 155-156) :
Elle est bisexuelle :
Ce que j’avance ici mène […] [à] revaloriser la notion de bisexualité pour l’arracher au sort qui lui est classiquement réservé […]. Je distinguerai […] deux bisexualités, deux façons opposées de penser la possibilité et la pratique de la bisexualité :
1. La bisexualité comme fantasme d’un être total qui […] voile la différence sexuelle dans la mesure où celle-ci est éprouvée comme marque d’une séparation mythique, trace donc d’une sécabilité dangereuse et douloureuse. C’est l’Hermaphrodite, d’Ovide, moins bisexué qu’asexué, composé non pas des deux genres, mais de deux moitiés. Fantasme donc d’unité. […]
2. À cette bisexualité fusionnelle, effaçante, […], j’oppose l’autre bisexualité, celle dont chaque sujet[,] non enfermé dans le faux théâtre de la représentation phallocentrique, institue son univers érotique. Bisexualité, c’est-à-dire repérage en soi, individuellement, de la présence, diversement manifeste et insistante selon chaque un ou une, des deux sexes, non-exclusion de la différence ni d’un sexe, et à partir de cette « permission » que l’on se donne, multiplication des effets d’inscription du désir, sur toutes les parties de mon corps et de l’autre corps.
Or cette bisexualité en transes, qui n’annule pas les différences, mais les anime, les poursuit, les ajoute, il se trouve qu’à présent, pour des raisons historico-culturelles, c’est la femme qui s’y ouvre et qui en bénéficie : d’une certaine façon « la femme est bisexuelle ». (p. 155-156.)
9Cette définition trouble et poétique de « l’autre bisexualité », très proche du registre d’un queer de type discursif, est rattachée à l’affirmation d’une « différence sexuelle », loin du « neutre » d’un curseur psychanalytique d’inspiration platonicienne et ovidienne (le mythe de l’androgyne universel). « L’autre bisexualité » est associée à l’injonction de « permettre » la « présence […] des deux sexes » en soi et en l’autre. Le déplacement est donc de trois ordres : il s’agit de mêler sexe, genre et sexualité, de sortir d’une logique de la consolation, voire du ressentiment, en affirmant « la différence sexuelle » comme une réalité positive de l’existence humaine et comme un facteur de jouissance (source de libido sexuelle et poétique) et de fuir « le faux théâtre de la représentation phallocentrique » qui, tout en faisant mine de valoriser à parts égales les dimensions masculine et féminine de la psyché, les hiérarchise en réalité en faveur du masculin. Même si elle indique que cette « différence sexuelle », qu’elle valorise en parlant surtout de « la femme », ne doit pas être interprétée de manière essentialiste – puisqu’elle relève en partie de « raisons historico-culturelles » –, Cixous lui suppose cependant une nécessité sexuée non « escamot[able] » ([1975] 2010, p. 52).
10Au cours des années 1970, Hélène Cixous n’est pas seule à revendiquer une compréhension différentialiste de la bisexualité mêlant considérations sexuées, genrées et sexuelles ; en revanche, elle évite plus que d’autres que ce différentialisme aboutisse à une dévalorisation essentialiste de l’amour entre femmes. Annie Leclerc, par exemple, inclut tout à la fois dans sa compréhension de la bisexualité une manière de ne pas « crache[r] […] sur les jouissances homosexuelles », une affirmation personnelle de son identité sexuée (« parce que je suis femme ») et un refus de l’« indifférenciation sexuelle » : « je n’aime que dans la perspective de la différence », dit-elle5 ([1974] 2001, p. 88). Mais, chez elle, comme encore chez Luce Irigaray, l’idée d’une différence sexuelle qui fasse jouer, au sein d’un même sujet, une multiplicité de genres, reste fortement sexuée et hiérarchisée. Dans ce cadre qui à la fois prend une identité d’énonciation « femme » pour point de départ et réoriente la signification de l’homo- et de l’hétéro-sexualité, l’usage ordinaire des termes est en principe déplacé : l’hétéro-sexualité est supposée désigner l’amour pour « l’autre » (homme ou femme en principe, aimé·e comme altérité), tandis que l’homo-sexualité doit signifier un amour pour le ou la « même » (homme ou femme en principe, aimé·e pour sa ressemblance et proximité avec la personne qui aime). Les deux termes sont présentés comme susceptibles de renvoyer à des relations entre hommes et femmes, exactement autant qu’à des relations entre femmes ou entre hommes, mais ils restent en fait pensés en termes axiologiques ; l’homo-sexualité est considérée comme la parente, nécessaire mais pauvre et immature, de l’hétéro-sexualité. Surtout, les glissements entre ces usages différentialiste et ordinaire ne sont pas rares ; c’est ainsi que Luce Irigaray s’inquiète pour les lesbiennes :
[…] si les femmes doivent préserver et épanouir leur auto-érotisme, leur homo-sexualité, renoncer à la jouissance hétérosexuelle ne risque-t-il pas de correspondre encore à cette amputation de puissance qui est traditionnellement la leur ? Nouvelle incarcération, nouveau cloître, qu’elles bâtiraient de leur plein gré ? (Irigaray, 1977, p. 31.)
11La bisexualité est comprise, chez ces deux autrices, comme une variable d’ajustement de l’hétérosexualité, épanouissante ponctuellement mais vouée à conforter in fine le système hétérosexuel parce qu’elle recouvre, en réalité, une pensée essentialiste. Adrienne Rich relève ce problème dans les écrits de nombre de femmes des années 1970 : à les croire, tout le monde serait bisexuel dans un monde égalitaire. En refusant de penser précisément ce qui fait que certaines personnes agissent de manière hétérosexuelle, bisexuelle ou homosexuelle, elles instituent ainsi la bisexualité comme mythe indépendant de toute réalité concrète et de toute historicisation (non seulement différentialiste, mais bien aussi essentialiste, donc), servant de barrage conceptuel fort utile pour éviter de penser la contrainte à l’hétérosexualité qui pèse bien effectivement sur la vie des femmes et des hommes en société patriarcale ([1980] 2010, p. 65-66).
12Le concept différentialiste de bisexualité développé par Hélène Cixous se défend, lui, d’interprétations essentialistes. Toril Moi a mis en avant les contradictions qui marquaient la pensée de Cixous sur ce point : un refus du binarisme exprimé en termes binaires, un rejet des essentialismes genrés revendiqué en termes genrés, un mépris des définitions qui en produit pourtant, etc. (Moi, [1985] 2002, p. 106-112). On peut contribuer à expliquer ces contradictions en considérant que c’est à la dimension anti-identitaire du concept de bisexualité qu’est confiée la charge de prémunir le différentialisme contre une interprétation essentialiste. Car la bisexualité d’Hélène Cixous ne propose pas de hiérarchie entre l’homo- et l’hétérosexualité ; l’amour pour d’autres femmes n’est présenté, dans ses récits, ni comme la source d’un épanouissement temporaire, ni comme un moyen de varier le répertoire des expériences sexuelles, mais comme une réalité vécue dont l’importance structurelle dans la vie de « H. » – la narratrice-autrice, dans Le Livre de Promethea notamment ([1983] 2021) – égale celle d’autres réalités quant à elles hétérosexuelles. De la sorte, si la « différence sexuelle » fait bien partie des socles définitionnels potentiellement essentialistes du concept de bisexualité, l’accent est plutôt porté, chez Cixous, sur la mobilité des inscriptions genrées et des rapports interpersonnels qu’il permet de penser : la dimension relationnelle de cette bisexualité (Cooper, 2000) empêche de la lire comme un jeu discursif abstrait dont le fond objectif resterait hétérosexuel.
13« L’autre bisexualité » est ainsi le concept différentialiste qui permet à Cixous, sinon d’abolir le genre en remettant fondamentalement en question la « bicatégorisation » qui le caractérise (Bereni et al., [2008] 2020, p. 8), au moins d’introduire du trouble dans l’identité sexuelle, sur le terrain sexué et genré comme sur le terrain érotique, en affirmant sa fluidité et en tentant d’en contester les hiérarchies – une forme queer et non matérialiste d’anti-essentialisme est donc à l’œuvre.
Un concept pluriel : du queer pluri-identitaire, en devenir
14D’autres écrivaines de la cause des femmes rejoignent Hélène Cixous dans ce geste qui rejette objectivement l’hétérosexualité tout en affirmant une identité sexuelle mobile et multiple. Chez Louky Bersianik, on lit ainsi une revendication d’être « sexuelle », où « la façon importe peu » : « lesbienne, homosexuelle, bisexuelle, hétérosexuelle, pansexuelle ? Qu’est-ce que c’est que cette panoplie ? » ([1976] 2012, p. 652.) Christiane Rochefort revendique une bisexualité aussi simple que « j’ai aimé des personnes, parfois c’étaient des femmes, parfois c’étaient des hommes » : elle est bisexuelle parce que c’est « ce qui se dit maintenant », alors qu’elle « déteste ce mot » et tient « en horreur » les pratiques d’enfermement qu’elle identifie dans les termes « hétéro », « bisexuelle » ou « lesbienne » (Rochefort et Arsène, 1979, p. 104-106 et p. 110-111). Ce qui compte, comme le rappelle Cixous lorsqu’elle traite de sa « matière personnelle, multiple, exultante, ni masculine ni féminine, ni neutre, mais amoureuse, de sexe musical et gai », c’est la direction vers un ou une autre, et que s’« assigner [soit] impossible » (1974, p. 112).
15On retrouve dans cette tension celle qui marque l’alternative lexicale entre « LGBT » et « queer » aujourd’hui : le second terme est parfois choisi parce qu’il permet de faire du sujet une réalité dynamique, complexe, dont le sens est poétique ou utopiste, tandis qu’en regard le premier semble ramener le sujet à une énumération de positions sociales et identitaires statiques, d’usage pragmatique6. S’il y a du queer dans la bisexualité de Cixous, c’est qu’elle vise à faire éclater le « je » en divers possibles : le « jeu […] de la bisexualité », dit-elle dans La Jeune Née, réside dans l’« invention d’autres Je » (1975a, p. 154). Il est particulièrement crucial en littérature, puisque
[…] il n’est pas d’invention possible […] sans qu’en le sujet inventeur il y ait en abondance de l’autre, du divers […], et dans chaque désert soudain animé, surgissement de moi qu’on ne se connaissait pas – nos femmes, nos monstres, nos chacals, nos arabes, nos semblables, nos frayeurs. (Cixous, 1975a, p. 154.)
16Ce jeu appartient au registre discursif du queer : on en reconnaît la prolifération des identités, la spectacularisation d’une étrangeté supposément monstrueuse, la mise en scène d’une altérité qui « passe par des signes divers, traits comportements, manières gestes », comme « dans l’écriture » (p. 154). Il a néanmoins aussi une charge objective, celle d’une reconnaissance violente : c’est l’identification d’une altérité genrée et racisée dont le repérage confine à l’insulte (« nos chacals, nos arabes »).
17Or la figure de la bisexuelle condense ces sens queers discursifs et objectifs dans une signification historique nouvelle. « [S]ynthèse incompatible » d’identités multiples, elle est en effet présentée par Hélène Cixous et Catherine Clément, dans La Jeune Née, comme la figure féminine qui succède à celles de l’hystérique et de la sorcière, emblèmes « mythiques » (Clément, 1975, p. 111) d’une histoire de répression violente. Les bisexuelles sont celles qui portent à son extrémité le spectacle de ce que signifie être « femme », c’est-à-dire être « affublé[e] de compromis irréalisables » (1975, p. 19) :
Bisexuelles : à la fois femmes dans leurs réponses aux demandes masculines de spectacle et de souffrance, et hommes dans l’initiative détournée, balbutiante et ligotée d’une crise qui excède le spectacle et le retourne contre son voyeur. Bisexuelles : anticipant dans des gestes incompatibles, contradictoires, pas encore possibles, anticipant peut-être l’impossible. […] Maintenant, elles n’existent plus. Physiquement, elles ne sont plus : ni sorcière ni hystérique, et si quelqu’une s’en habille, c’est un travesti. (Clément, 1975, p. 110-111.)
18La proximité du terrain féminin et du terrain queer est cristallisée dans cette conclusion évoquant le « travesti » : on retrouve l’idée du genre lui-même, tel qu’il est présenté par Judith Butler, qui n’existerait qu’en tant que spectacularisation d’un rapport aux normes prescrites. La bisexuelle est ainsi présentée comme à la fois homme et femme, à la fois spectacle de femme et voyeurisme d’homme ; elle est proposée comme nouveau mythe pour devenir le tout du genre, son déraillement par le redoublement. En même temps, elle peut proposer « la sortie du spectacle, […] la fin d’un cirque où trop de femmes sont mortes broyées » (Clément, 1975, p. 110) : elle pourrait être une figure à la fois ludique et tragique du théâtre historique.
19Placée dans ce rapport de succession, la bisexuelle est donc un devenir queer, si l’on entend par « queer » une manière de jouer des « combinatoires » (Cixous, 1975a, p. 158) inédites entre le subjectif et l’objectif, le passé et le futur. Si Méduse est « [u]ne queer », ou même « la queen des queers », c’est parce que, bisexuelle, elle est magique et monstrueuse ; elle est un condensé d’images de Cybèle, de Janus, de bicéphales7 : « Si belle Cybèle couronnée de quatre tours de magie. Sa tête se détourne : un nouveau tour de beauté. Sa tête se retourne : une nouvelle tour. » (Cixous, [1975] 2010, p. 32-33.) « Féminité et bisexualité vont ensemble » dans cette mesure, selon Cixous (1975a, p. 158) : dans le cadre de sa pensée différentialiste, être femme implique de développer une ontologie du devenir bisexuelle (cela implique aussi, donc, de ne pas devenir femme, comme chez Beauvoir, mais de l’être au départ et de multiplier les identités sexuelles à partir de là).
20Ce présupposé de l’être femme (impliquant le devenir bisexuelle chez Cixous) est susceptible d’interprétations homophobes et transphobes. On le voit lorsqu’Antoinette Fouque conclut de l’idée d’une multiplicité de l’autre dans la psyché « féminine » le danger des supposées impostures sexistes que représentent pour elle les expériences gaies et trans : celles-ci renversent son paradigme en partant, au contraire, d’une multiplicité du genre dans les faits, pour aboutir à l’investissement d’un féminin choisi, investissement perçu comme agressif (Pillaudin, Groult et Fouque, 1976, 1 h 10).
21Chez Hélène Cixous, l’« inquiétude » du sens (1975a, p. 158) et la pensée de la bisexualité imposent d’éviter de telles conclusions. On reconnaît chez elle des éléments queers : l’idée que « la queerness n’existe pas encore », qu’elle est en puissance, aurorale (Muñoz, [2009] 2021, p. 52), qu’elle relève d’une forme de « jouissance » (Niedergang, 2023, p. 66), qu’elle est utopiste (Picheta, 2022 et Picheta, thèse en cours) et foncièrement opposée à toute « certitude ontologique », y compris à celles des politiques « présentiste[s] et pragmatique[s] » des mouvements de lutte (Muñoz, [2009] 2021, p. 35). C’est surtout du queer discursif, on le reconnaît, qui porte en lui le risque d’un essentialisme « féminin » : mais, ici, il empêche en principe que l’exploration « féminine » de « l’autre » en soi ne se fige comme chez Fouque en politique réactionnaire. Il est bien question de littérature : en écrivaine, Cixous développe l’ambiguïté même de ces questions d’identité sexuelle et de « jouissance », plutôt qu’elle ne la tranche par un discours directement politique. Car « [d]ire que d’une certaine manière la femme est bisexuelle est une façon, en apparence paradoxale, de déplacer et relancer la question de la différence », explique l’autrice, et une autre manière de repenser la question de « l’écriture féminine » (Cixous, 1975a, p. 158) :
L’écriture, c’est en moi le passage, entrée, sortie, séjour, de l’autre que je suis et ne suis pas, que je ne sais pas être, mais que je sens passer, qui me fait vivre, – qui me déchire, m’inquiète, m’altère, qui ? – une, un, des ?, plusieurs, de l’inconnu qui me donne justement l’envie de connaître à partir de laquelle s’élance toute vie. (p. 158.)
Un concept sexuel désordonné : du queer antinormatif
22Si Méduse, et par extension « la bisexuelle », est présentée par Hélène Cixous comme la « queen des queers », c’est aussi parce qu’elle se situe dans le refus de la « normativité », si on l’exprime dans les termes employés par Pierre Niedergang (2023)8. Il s’agit de refuser les cadres et les carcans, les morales instituées, les épistémologies autorisées : les discriminations qui ont marqué l’histoire des personnes lesbiennes, gaies, bies, trans, intersexes, etc., mais aussi par ailleurs des travailleuses et travailleurs du sexe par exemple, l’ont rendu nécessaire. Chez Cixous, cette antinormativité est patente : elle est un vandalisme, une manière de brouiller « les valeurs, de faire des casses, de vider les structures » de l’ordre ([1975] 2010, p. 58). Elle est exprimée dans les registres à la fois discursifs et objectifs d’une histoire queer, comme on le voit dans l’admiration que l’autrice porte aux excès littéraires de Joyce :
Tout ce qui a été interdit déferle, la culpabilité s’enivre de toutes les infractions possibles, le masochisme satisfait ses désirs les plus torturants, l’amazochisme s’arrache […] l’Histoire se masturbe, et crache une pluie de mythes, avortons, termes, et fins du monde, somorrhe godome, les extrêmes se touchent et s’embouchent, […] ce qui est est et il y en a pour tous. (1974, p. 276.)
23L’autrice valorise « les extrêmes » teintés de queerness (« amazochisme », « somorrhe godome, les extrêmes se touchent et s’embouchent ») : c’est potentiellement une forme de radicalité queer qui s’exprime ici, en effet, objectivement sexuelle. L’antinormativité de l’autrice relève donc d’un double postulat : la valorisation d’une prolifération – des idées, des identités, des sexualités, des images littéraires et créations verbales –, et le refus d’en rendre des comptes.
24C’est bien cette antinormativité globale qui entraîne une hypertrophie de la pensée queer discursive chez Cixous. Le rejet d’un mode de rationalité normatif qui nécessiterait de poser des définitions sur les concepts qu’elle crée (« autre bisexualité », « Méduse », « écriture féminine ») lui fait préférer un registre poétique et la mise en œuvre d’une « différance » dans la futurité9 (Muñoz, [2009] 2021). Mais les déclarations sur « l’arme antilogos » qu’elle manie ([1975] 2010, p. 46), le refus de « la “théorie” », entraînent par conséquent chez elle une manière d’écrire qui est perçue, par d’autres, comme « idéalis[t]e » et « mystique » (p. 64-65). Si la position littéraire permet d’esquiver les dérives haineuses du différentialisme, comme on l’a vu, elle trouve quand même une limite dans le réel politique ; son discours n’est guère saisissable, objectivable d’un point de vue militant : il s’échappe – ce qui ne signifie pas qu’il soit sans effets cependant.
25Cette antinormativité discursive prend en outre une coloration universitaire – puisque c’est en contexte académique qu’Hélène Cixous déclare une partie de son œuvre « queer »10 – qui confirme son plein rattachement à l’histoire des théories queers les plus reconnues (laquelle, comme on l’a évoqué en introduction, ne coïncide pas exactement avec l’histoire des luttes queers). D’un côté, cela vient du fait que
[…] queer peut se référer : au maillage des possibilités, des écarts, des chevauchements, des dissonances et des résonances, des manques et des excès de sens lorsque les éléments constitutifs du genre ou de la sexualité de chacun·e ne peuvent pas être – ou ne sont pas faits pour signifier de façon monolithique. (Sedgwick, 1998, p. 811.)
26Dans ce sens, le lien entre vies queers et discursivité queer s’explique et, d’un côté, le refus de « l’efficacité logique » et normative des registres discursifs « straight » entraîne la construction d’intellectualismes bâtis sur d’autres sortes de « réseaux d’affinités ou de capillarités » (Lebovici dans Muñoz, [2009] 2021, p. 8). D’un autre côté, le queer, fût-il objectif au départ, finit par fonctionner dans ce contexte comme un signe discursif, comme une performance de radicalité, une pratique citationnelle érudite et virtuose (Muñoz, [2009] 2021, p. 33).
27On voit donc que c’est aussi un choix de posture qui se joue, intellectuelle, politique et littéraire : cette posture est un outil de distinction chez Cixous. Elle peut relever d’un « fétichisme du queer » (Niedergang, 2023, p. 46), soit d’une forme de camouflage idéologique qui s’appuie sur un air de dissidence par rapport aux normes d’une époque et d’un milieu, pour en fait en avaliser d’autres : en se donnant des airs queers antinormatifs, Cixous valorise aussi son refus de prendre à bras-le-corps, de manière explicite du moins, les questions féministes – qu’elle rejette quand elles sont labellisées sous ce terme12.
Un concept (tout) contre féminisme et lesbianisme
28Hélène Cixous édifie donc un concept de bisexualité qui est différentialiste mais anti-identitaire, qui propose de faire éclater des normes de genre, de faire proliférer des identités sexuelles, de revendiquer un hors normes radical. Dans ce sens, il serait fautif de considérer le concept de bisexualité chez Cixous comme « pré- » ou « proto- » queer, anticipant dans son style et dans ses enjeux ce qui sera bientôt formulé sous ce terme. Une formulation sous cet angle engagerait une sorte de téléologie queer peu pertinente dans son principe et invisibilisante de fait : comme Camille Back le rappelle à propos de Gloria Anzaldúa, distinguer des pensées pré-queers de pensées pleinement queers revient à hiérarchiser leur importance et à nommer « pré- » ce qui est en fait plutôt relégué dans les marges par l’effet de discriminations croisées (Back, 2022). On pourrait même donner un tour affirmatif à la question, en demandant directement quelles traces la pensée de Cixous a laissées exactement dans la formation des théories queers, dans la mesure où elle a été lue par la majorité de leurs théoriciennes et théoriciens13. En réalité, il est sans doute possible de considérer que l’œuvre de Cixous contribue à formuler les termes d’un conflit qui marque durablement, quoique partiellement, les études sur le genre, entre les théories féministes matérialistes qui ont commencé à être développées dans les années 1970 et les théories queers – accompagnées par les nouveaux développements d’un féminisme « pro-sexe » – qui sont entrées sur la scène au cours des années 1980.
29À l’époque où Cixous travaille la notion de bisexualité, son rejet des positions matérialistes s’exprime en termes franchement antiféministes. C’est net dans Le Livre de Promethea, roman dans lequel « H. » est confrontée à l’incompréhension d’un amant qui suppose que son amour pour les femmes relève forcément d’un engagement féministe. « “Féministe !”, [s’écrie] H., avec la sensation d’être en train d’avaler une figue de Barbarie mal épluchée. » Le rapprochement entre la bisexualité et le féminisme est pour elle une « épin[e] à faire passer » ([1983] 2021, p. 62-63). Ce rejet idéologique est bien compris de celles qui, à rebours, tiennent des positions matérialistes et y assimilent la lutte féministe en général. Monique Wittig et Sande Zeig, par exemple, défendent auprès de l’éditrice du Brouillon pour un dictionnaire des amantes une « culture lesbienne » portée vers un futur « gynoandr[e] » et « harmonieu[x] » où les Amazones, « [f]emmes de leur gauche, hommes de leur droite », pourraient renaître. Elles sont bien proches, en apparence, du concept de bisexualité tel qu’il est développé par Cixous, mais, en en rejetant l’image au profit de celle des Amazones, elles insistent sur sa signification proprement lesbienne. Wittig et Zeig rejettent comme leurs adversaires celles qui parlent de bisexualité, en même temps que d’autres notions qu’elles jugent également louches d’un point de vue féministe et lesbien, comme celle de l’« écriture féminine ». Ainsi Cixous, sans être nommée, est décriée comme artisane d’une littérature et d’une idéologie « anti-matérialiste[s] et sexiste[s] », par le fait même de défendre une définition différentialiste de la bisexualité (Wittig et Zeig, 1976).
30En dehors de ces effets de contexte, on ne peut pas affirmer pourtant que la bisexualité, pensée par Hélène Cixous, soit un concept quant à lui foncièrement antiféministe. La bisexualité est une notion qui permet d’ouvrir le sujet féministe à l’oblique (geste potentiellement féministe et queer en ce sens, voir Ahmed, 2021, p. 197), notamment en proposant une alternative théorique et poétique aux concepts matérialistes forgés au même moment – pour reprendre un jeu de mots de Benoît Denis, on peut dire qu’il se place « (tout) contre » eux, en contestation partielle, mais en s’y chauffant quand même (2006). À cet égard, il faut voir sa proximité avec celui de lesbianisme notamment.
31La notion de bisexualité est développée précisément au moment où commencent à être développées des théories lesbiennes fortes. Apparaissant comme concept critique sous la plume de Cixous en 1975, il répond peut-être à la formation du groupe des Gouines rouges, comme aux initiatives du Front lesbien international, qui ont marqué les années 1972-1974. En 1976, le redéploiement poétique de cette bisexualité dans la diégèse lyrique de LA, au cœur d’un pastiche du Cantique des Cantiques et associé à un imaginaire mythologique formulé à la gloire des « femmes » et du « féminin » (Cixous, [1976] 1979), entre en troublant écho avec Le Corps lesbien de Monique Wittig, paru trois ans auparavant, lui-même pastiche du Cantique des Cantiques orienté vers la célébration de passions lesbiennes qui ne sont précisément pas, elles, « féminines » (Wittig, 1973). La parution d’Illa, de Limonade, du Livre de Promethea au début des années 1980, qui prolongent le thème et le ton de LA, accompagne les mois qui suivent la scission qui a marqué le mouvement féministe en 1980, entre les lesbiennes radicales du groupe de Jussieu et les féministes (lesbiennes ou hétérosexuelles) de Nouvelles questions féministes ; reçus comme des ouvrages liés au lesbianisme dans des revues littéraires comme Vlasta (Causse, 1984), ils sont en même temps marqués par un refus explicite des labels politiques qui marquent tant le lesbianisme que le féminisme à l’époque.
32La bisexualité de Cixous est ainsi peut-être un concept historiquement né de son opposition à celui de lesbianisme : créé dans son sillage, en emprunt et réponse. Du côté discursif de l’interrogation menée dans cet article, cette dimension oppositionnelle est intéressante dans la mesure où Cixous revendique ainsi une manière de penser l’identité sexuelle qui soit faite de nuance, de fluidité et de contradictions : sa bisexualité, potentiellement politique, est inscrite dans le contexte littéraire large d’un choix de l’ambiguïté, de la polysémie et du jeu. Du côté objectif, cette dimension oppositionnelle donne aussi une valeur au moins antimatérialiste à sa notion toute personnelle de bisexualité, voire – à l’heure où, dans le champ français, celles qui continuent de se nommer « féministes » sont majoritairement les matérialistes – contre-féministe et contre-lesbienne, si l’on entend par « contre » une manière de se placer à côté, de répondre et de proposer d’envisager une autre direction. Le fait que cet engagement colore si fort son ralliement, au début des années 2010, au champ queer, est significatif.
33Que l’on sente la nécessité, comme l’a proposé Nadia Setti récemment, de parler d’une « queer écriture » à propos de Cixous, déplaçant la mention problématique de « l’écriture féminine » originelle (Setti, 2019), indique bien l’embarras de cette situation où enjeux militants et enjeux littéraires semblent entrer en contradiction et où « féminin » ne convient pas, car il renvoie à un essentialisme que l’autrice conteste en principe, mais où « queer » devient finalement le « cache-sexe » (Delphy et al., 2012, p. 303) d’une notion pourtant différentialiste, « féminine ». Placer la notion de bisexualité au centre de cette revendication queer permet de mieux expliquer ces difficultés et d’ainsi faire dialoguer pensées matérialistes, pensées queers et pensées différentialistes ; elle implique de ne pas détacher le queer de son origine objectivement sexuelle.

