Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Réflexions introductives
Fabula-LhT n° 33
Musique et réflexivité de la littérature
Augustin Voegele et Éric Wessler

La comparaison avec la musique, ou la littérature au stade du miroir ? Entretien avec Éric Wessler

Comparisons with music, or literature in the mirror stage? An interview with Éric Wessler

Entretien avec Éric Wessler réalisé le 14 mai 2024, revu par l’auteur le 27 mars 2025.

1Augustin Voegele : Éric Wessler, vous avez publié aux éditions Rodopi un essai tiré de votre thèse : La Littérature face à elle-même. L’écriture spéculaire de Samuel Beckett (2009). Vous avez également dirigé avec Luc Fraisse deux volumes collectifs, tous deux publiés aux Classiques Garnier : L’Écrivain et ses doubles. Le personnage autoréflexif dans la littérature européenne (2014) et L’Œuvre et ses miniatures. Les objets autoréflexifs dans la littérature européenne (2018). Vous qui avez parcouru un si vaste corpus d’œuvres mettant en jeu des mécanismes de spécularité, de réflexivité et d’autoréflexivité, quels sont les titres qui vous viennent à l’esprit quand on vous parle des usages que la littérature fait de la musique dans le but de se réfléchir elle-même, ou de réfléchir sur elle-même ? Ou les auteurs auxquels vous songez quand on évoque devant vous ces écrivains qui, quand ils traitent de musique, s’occupent aussi voire d’abord de leur propre art littéraire, dont ils définissent ainsi par comparaison ou confrontation intermédiale la poétique ou l’esthétique ?

2Éric Wessler : Le premier nom qui me vient à l’esprit est Verlaine. Moins pour le célèbre « Art poétique » de Jadis et Naguère, où, en réalité, seuls quelques vers sont consacrés à la musique, que pour les Fêtes galantes, où chaque musicien est une petite incarnation du poète au travail, chantant « sur le mode mineur » comme dans « Clair de lune », ou encore « en sourdine » dans le poème du même nom. Puis, dans les Romances sans paroles, Verlaine définit encore plus précisément les pouvoirs et les devoirs de la poésie grâce au modèle musical, celui de « l’ariette, hélas ! de toutes lyres », du « piano que baise une main frêle », ou encore du « fin refrain incertain ».

3Bien sûr, même si la fréquence des références musicales dans les Fêtes galantes et les Romances sans paroles est extrême, une telle représentation du musicien comme double du poète au travail n’a rien de propre à Verlaine : d’innombrables auteurs, avant et après lui, fascinés par la figure d’Orphée, ont répété que la poésie (plus souvent que la littérature en général) aspirait à produire des effets comparables à ceux de la musique, et ils ont d’ailleurs utilisé des instruments d’écriture – stylistiques et esthétiques – comparables à ceux des musiciens et des chanteurs : sons, rythmes, tons, sollicitations de l’imagination visant à produire un état proche de la transe, etc. Une telle affirmation relève de l’Art poétique : c’est l’autodescription du travail de l’écrivain, mais, en l’occurrence, à travers des notions et des termes musicaux. Ou à travers des scènes musicales, telles les apparitions de Vinteuil dans la Recherche du temps perdu, et les réflexions qu’elles inspirent au narrateur.

4Dans une telle perspective, l’auteur qui me vient à l’esprit avec la plus grande évidence est Pascal Quignard. La description qu’il donne de la littérature à travers le prisme de la musique et du chant a pris une ampleur considérable, non seulement parce qu’elle transcende la distinction générique qui plaçait les poètes à part, mais aussi parce qu’elle est théorisée et souvent historicisée.

5Mais ce premier type de reflets n’apporte qu’une réponse restreinte à votre question, laquelle m’évoque aussi un phénomène un peu plus rare et sans doute plus complexe : la réduplication (partielle, en général) d’une œuvre littéraire particulière dans un morceau de musique particulier, dans un morceau de vraie musique, que chacun a (de nos jours, du moins) le loisir d’entendre réellement.

6L’écrivain que je connais le mieux, Beckett, a écrit plusieurs pièces où le texte alterne avec Schubert ou Beethoven, par exemple. Que la musique soit off ou in, elle sert souvent à commenter ou à reformuler certaines significations produites par le texte joué : états de conscience, structures, tonalités, etc. C’est en cela qu’il y a une forme de spécularité. Pour dépeindre le jeu amoureux entre deux (ou trois ?) personnages avec plus de force qu’avec ses seuls mots, Tolstoï nous renvoie au duo piano-violon de la Sonate à Kreutzer de Beethoven. Après Les Fâcheux, Molière comprend que la musique peut jouer un rôle bien plus intéressant que celui de simple ornement – et l’on sait ce que donneront ses collaborations avec Lully.

7Dans de tels cas, les effets de miroir entre musique et texte suivent un peu le même principe qu’à l’opéra, mais avec une différence fondamentale : les livrets d’opéra classiques ne sont généralement pas considérés (à tort ou à raison) comme un matériau constitutif de ce qu’on appelle la « littérature » ; corollairement, on admet volontiers que les changements de tempo, d’intensité, de tonalité, à l’opéra, mirent l’action théâtrale représentée sur la scène, mais on éprouve plus de réticence à dire qu’ils sont le miroir du texte du livret lui-même. Les librettistes sont d’ailleurs bien moins connus et bien moins mis en valeur que les compositeurs. Encore une fois, cette réticence est peut-être injustifiée, je ne fais que constater que nos conceptions culturelles sont ainsi faites, sauf exception. C’est pourquoi le cas de figure que m’évoque votre question n’est pas tout à fait le même que celui de l’opéra : c’est le cas dans lequel un aspect du texte littéraire se reflète dans de la musique, dans une partition qui lui préexiste, ou bien dans une partition créée ad hoc pour lui. Dans cette configuration, le texte n’est pas considéré comme livret, c’est-à-dire comme le support d’une œuvre où la musique prédomine, mais comme le matériau principal d’une œuvre qui appartient indéniablement à une démarche littéraire. C’est dans ces conditions que se produit le phénomène autoréflexif que vous évoquez précisément : à travers la musique choisie, la littérature s’autodécrit.

8Verlaine, Proust, Quignard, Beckett, Tolstoï et Molière : après les six noms qui me sont venus spontanément à l’esprit l’un après l’autre, j’interromps une liste qui finirait par ressembler à un inventaire à la Prévert, et qui nous suggère que le phénomène dont nous parlons échappe à des conditions de genre, d’époque ou de mouvement littéraire.

9A. V. : Votre réponse est particulièrement intéressante, parce qu’elle formule et discute trois idées majeures. D’abord, l’idée que l’on considère souvent la poésie comme le genre par excellence qui appelle la comparaison avec la musique, alors même que d’autres genres autorisent l’analogie – songeons à Lévi-Strauss, qui écrivait dans L’Homme nu :

[…] tout se passe comme si la musique et la littérature s’étaient partagé l’héritage du mythe. En devenant moderne avec Frescobaldi puis Bach, la musique a recueilli sa forme, tandis que le roman, né à peu près en même temps, s’emparait des résidus déformalisés du mythe. (Lévi-Strauss, 1971, p. 583)

10Deuxième idée : l’analogie entre littérature et musique se justifie par la recherche d’effets communs. Troisième idée, enfin : certains textes renvoient à une œuvre musicale qu’ils désignent en quelque sorte comme leur hypostase. Tout cela me donne envie de vous poser de nombreuses questions – mais c’est sur l’affirmation qui clôt votre réponse que j’aimerais revenir. « [L]e phénomène dont nous parlons échappe », dites-vous, « à des conditions de genre, d’époque ou de mouvement littéraire ». Ce qui ne veut pas dire qu’il échappe à toute historicité : qui dit transhistoricité d’un phénomène, ne dit pas anhistoricité. D’où ma question : vous qui – votre réponse à ma première question le confirme – avez une vision large du phénomène et de ses manifestations, vous semble-t-il qu’il y a des tournants majeurs dans l’histoire de l’usage de la musique par la littérature à des fins réflexives, des textes, théoriques ou non, qui marquent une rupture, qui inventent une nouvelle façon de se servir de la musique comme d’un support réflexif, et qui rejettent par conséquent dans le passé d’autres conceptions de l’analogie entre les deux arts ? Et aussi, peut-être plus naïvement : dans la littérature « connue » (j’entends celle qui nous est parvenue), quel(s) vous semble(nt) le(s) texte(s) fondateur(s) de cette analogie ?

11É. W. : Il y a des moments forts, oui, mais plutôt des degrés d’intensification que des tournants majeurs. Certes, on pourrait dessiner une chronologie pour y placer de grands jalons : Pythagore, un extrait des Métamorphoses d’Ovide, et ainsi de suite jusqu’à 2025, en passant par l’abbé Batteux, Diderot ou Kundera. À la question « comment la littérature s’autodécrit-elle par référence à la musique ? », chaque étape apportera sa réponse… L’exercice est immensément enrichissant, et conduit d’émerveillement en émerveillement.

12Cependant, hélas (et j’espère que vous excuserez le caractère abruptement théorique de ce début de réponse, qui est avant tout un moyen de me venger de la cruelle difficulté de votre question…), j’ai l’impression qu’il faut se méfier de cette image intuitive d’une littérature au miroir de la musique. Cette image pose la littérature comme un existant, puis montre comment celle-ci va chercher du côté de la musique des analogies et des modèles qui lui permettent de se décrire le mieux possible, en fonction des époques, des genres, des esthétiques, etc. Par exemple : le romantisme multiplie les rapprochements entre une poésie idéale et une musique essentiellement orchestrale (ce que Friedrich Schlegel nomme « la musique instrumentale pure [die reine Instrumentalmusik] » dans le fragment 444 de l’Athenæum) plutôt qu’une musique composée pour accompagner un texte (prière, poème, livret, etc.) parce que la poésie romantique veut se décrire comme susceptible d’atteindre une sorte de texte secret au-delà du langage verbal, de la même manière que la musique pure doit « créer son propre texte [sich […] selbst einen Text erschaffen] », poursuit Schlegel. Ou encore : Thomas Mann dit trouver dans la musique de Schoenberg le principe d’écriture constructiviste de son roman Le Docteur Faustus.

13Or cette manière de présenter les choses relève d’une illusion, d’un anachronisme qui laisse croire que notre notion de « littérature » a toujours existé. On sait que ce n’est pas le cas. La littérature ne se pense comme telle qu’à partir de la fin du xviiie siècle. Auparavant, la poésie se pense, le roman se pense aussi, mais depuis moins longtemps, et, en tout cas, ils se sont souvent pensés séparément l’un de l’autre. Mais le concept de « littérature » qui les unira, et qui absorbera d’ailleurs d’autres genres comme le théâtre, l’essai, etc., selon les époques, est celui qui nous intéresse le plus ici. Car sous la plume des écrivains, désormais, les références à la musique servent justement à mieux définir, à mieux délimiter ce qu’est la littérature en tant que telle, et non plus seulement la poésie – comme c’était le cas autrefois. En poussant à peine le raisonnement, on peut affirmer que la littérarité se conçoit elle-même, s’autodéfinit par référence à la musique, par distinction et ressemblance à la fois. Donc qu’elle se définit elle-même en fonction de ce qu’est la musique. Formulé ainsi, cela peut paraître étrange, mais un théoricien des systèmes sociaux comme Niklas Luhmann vous dirait probablement que ce ne l’est pas du tout : qu’un système nouveau se délimite en se distinguant des autres systèmes qui l’entourent est tout à fait normal. En l’occurrence, je crois que la littérature s’est pensée avant tout par rapport au droit, à la musique et peut-être à la médecine.

14Et dans cette perspective, je ne repère – jusqu’à présent – que deux moments importants dans l’usage de la musique par la littérature à des fins réflexives : le romantisme-wagnérisme, puis les années 1900-1930 environ. Il s’agit donc non pas de deux textes, mais de deux ensembles de textes qui, en parlant de musique, s’évertuent à dire plus ou moins directement ce qu’est la littérature.

15Le premier ensemble, celui du romantisme-wagnérisme, est plutôt théorique, sans être systématique. On le connaît bien, nous venons d’en parler : pour résumer, de Schlegel à Wagner, il assigne à la poésie l’objectif de devenir de la musique, mais de la musique « pure ». Ici se dessine quelque chose qui, à nous, au xxie siècle, nous est très familier, mais qui n’était pas encore pensé tel quel à l’époque : c’est l’opposition progressive entre la « forme pure » et le reste. Cette opposition n’est pas énoncée aussi directement, mais elle est impliquée par de nombreux textes critiques. Par ailleurs, elle n’est pas du tout réalisée dans les œuvres, ni en littérature, ni en musique ; du moins pas avant la fin du xixe siècle. En effet, dans le romantisme-wagnérisme, l’expressivité est centrale. La forme préconisée est justement la forme sonate (au détriment de la fugue qui dominait auparavant), structurellement plus dépendante de l’expressivité et de l’enchaînement des thèmes. Mais, paradoxalement, l’époque qui met en valeur cette expressivité le fait au nom d’une forme idéale à atteindre. Or, cette même tendance contradictoire anime également le discours de la littérature sur elle-même, surtout à partir de 1850 : ainsi, l’un des seuls points sur lesquels se rejoignent la poésie et le roman, qui forment désormais les deux matières majeures du système de la littérature, est l’idée d’une forme pure idéale, dans la seconde moitié du xixe siècle. Inutile de rappeler à quel point cette opposition entre forme et expressivité a contribué à consolider le concept de littérature : quand on revendique des livres sur rien et une poésie qui n’a pas d’autre but qu’elle-même, c’est qu’on s’appuie sur un système aux fondations solides.

16En termes de spécularité, on aurait donc affaire à une sorte de stade du miroir de la littérature, qui construit et constate sa propre autonomie en contemplant son reflet placé à côté de celui de son modèle ou de son repère : la musique. La phase suivante, au début du xxe siècle, est une conséquence directe de ce qui s’est joué ici. Le phénomène est bien connu, et il est double : une remise en question du romantisme et du roman balzacien, et une revendication d’autonomie encore plus forte de la littérature, au-delà de l’idée de formalisme pur.

17Comment cela se traduit-il ? D’abord par une écriture qui se veut musicale non plus seulement au niveau de la phrase, de l’oreille, mais au niveau de la structure – ou plutôt faudrait-il dire de la « composition » ! Les œuvres qui me viennent à l’esprit sont essentiellement romanesques : Jean-Christophe de Romain Rolland, plusieurs récits de Thomas Mann, d’Arthur Schnitzler, ou encore Contrepoint d’Aldous Huxley. Ces entreprises ont engendré de nombreux héritiers tout au long du siècle (comme Paul Celan avec sa Fugue de mort), et ont certainement contribué, d’ailleurs, pour revenir à une question que nous avons abordée au début de cet entretien, à un rapprochement impressionnant entre l’opéra et les grands auteurs littéraires. Mais la littérature moderne se reconnaît elle-même dans la musique sur un second point également : un mouvement simultané de synthèse du passé et d’abstraction. Dans Les Testaments trahis, Milan Kundera rappelle avec force le rôle de Stravinsky dans la réappropriation de la musique d’avant le romantisme – non seulement le classicisme, non seulement Bach et Pergolèse, mais aussi une musique millénaire que le compositeur synthétise pour créer une musique nouvelle, en opposition aux théories romantiques et wagnériennes. Ajoutons à cela que de nouvelles technologies permettent désormais d’écouter la musique des époques antérieures, ce qui ne se faisait pas jusque-là. Or, Kundera (1993, p. 98) pose la démarche de Stravinsky, et cette espèce de nouvelle conscience diachronique de la musique, comme un miroir de l’évolution du roman post-proustien (Kafka, Musil, etc.), lequel constitue, dit-il, « une littérature faite d’après la littérature », de la même manière que, selon le reproche d’Adorno, la musique de Stravinsky était une musique faite d’après la musique. En effet, le mouvement est le même : ces écrivains passent par-dessus les impératifs du xixe siècle, expressivité et vraisemblance, pour renouer avec Boccace, Villon, Rabelais, Scarron, Sterne, etc., mais sous la forme nouvelle d’une abstraction synthétique. Au-delà du formalisme, qui était déjà une manière pour la littérature de revendiquer une certaine autonomie par rapport à d’autres modes de représentation et, surtout, par rapport à la réalité représentée, ce mouvement aspire donc à une forme d’auto-engendrement : on peut écrire des romans et des poèmes d’après d’autres romans et poèmes. L’idée n’était pas facile à admettre. Or, il semble qu’elle est allée chercher un peu de légitimité du côté des musiciens, qui avaient eu moins de peine à faire entendre qu’on puisse composer de la musique d’après d’autres musiques.

18Pour conclure cette longue réponse, je dois faire remarquer que l’usage autoréflexif de la musique par la littérature n’est pas une source intarissable de théorie : le pic reste le début du xixe siècle. Je suis souvent frappé de la sagesse des littéraires sur ce point : ils s’interdisent consciemment d’élaborer un système d’équivalences entre littérature et musique – c’est une jurisprudence renouvelée dans de nombreux ouvrages critiques consacrés au dialogue des deux arts.

19A. V. : Merci pour cette réponse qui nous offre une vue surplombante sur la question rectrice de ce dossier, tout en l’historicisant, en la circonscrivant, je dirais presque : en la relativisant dans le temps. Votre mise au point pourrait appeler mille questions, mais dans le même temps elle les annule en leur apportant par anticipation des réponses. Je songeais notamment, quand vous parliez de cette musique et de cette littérature « de synthèse », à Gide, qui se demandait si l’éclectisme dont témoignent, entre autres, ces efforts pour élaborer une esthétique explicitement consciente de l’histoire de l’art dont elle est la plus jeune expression – qui se demandait, donc, si cet éclectisme n’était pas une sorte de bouquet final signalant moins un regain de vitalité que la disparition de la notion d’« urgence » de l’art. Je me permets de le citer un peu longuement :

Notre époque prétend à plus d’intelligence, à plus d’éclectisme surtout. […] Et nous avons raison […], dans une salle de concert, de savoir applaudir, après un Quatuor de Mozart, une Chevauchée des Walkures… Mais il faut s’avouer que cet intelligent éclectisme […] est preuve, hélas ! que l’art n’est plus une production naturelle, qu’il ne répond plus à quelque besoin précis d’un public, et que la société décomposée, sans idéal distinct à formuler dans aucun style, accepte imprudemment, au hasard des rencontres, tous les idéals du passé et chacun de ceux que chacun des artistes nouveaux lui propose. Et la tradition artistique, que tant de générations successives avaient poussée si haut, semble un arbre dont meurt enfin la puissante tige centrale, la société n’étant plus là pour émonder, couper au ras du pied la foule des surgeons qui s’élancent (car la racine vit toujours). Ces surgeons sont souvent, chacun pris à part, admirables, mais la sève enfin s’y épuise – et ils n’aboutissent qu’à eux. (Gide, [1903] 1999, p. 428)

20Tout cela nous mènerait trop loin, mais, la littérature ayant survécu à ce sombre diagnostic, je voudrais, moins sage peut-être que ces prédécesseurs dont vous saluiez la modération théorique il y a un instant, vous demander pour terminer ce que la musique peut encore faire à la littérature en 2025. Ou, pour ne pas tomber dans le piège de la généralisation anachronique que vous souligniez : la littérature telle qu’elle se réinvente ou se dépasse aujourd’hui (si tant est qu’il soit possible d’y dégager des lignes, même fuyantes, de cohérence, car elle me semble plus éclectique que jamais) se contemple-t-elle encore qui change (comme un adolescent traquerait dans la glace à la fois les traces de l’enfance pas tout à fait perdue et les indices d’une maturité pas encore pleinement conquise) dans le miroir de la musique – et si oui, de quelle musique ?

21É. W. : Oui, j’ai l’impression que la littérature se contemple encore dans la musique, et plus que jamais ! Cependant, comme vous l’indiquez vous-même par précaution, ce n’est plus la même littérature. D’ailleurs, si un esprit vraiment méthodique voulait répondre à cette question, il commencerait sans doute par redéfinir la notion de « littérature » afin d’y inclure de nouvelles pratiques d’écriture, notamment collaboratives, hypertextuelles et multimédias. Heureusement, dans un entretien, nous sommes exonérés de cette mise au point qui serait très longue et très théorique !

22Ce n’est plus tout à fait la même littérature, donc ; mais ce n’est plus tout à fait la même musique non plus. Ou, pour être plus exact : la littérature d’aujourd’hui s’autodéfinit aussi souvent que celle d’autrefois dans le miroir de la musique, mais en s’intéressant à une autre dimension de la musique. En effet, dans toutes les périodes dont nous avons parlé tout à l’heure, « musique » signifiait surtout composition, interprétation, effets sur l’auditeur. Et la littérature se sentait concernée au premier chef par ces aspects de la musique. Mais, au cours du dernier siècle, le centre de gravité de l’activité musicale s’est déplacé vers autre chose : vers les nouvelles conditions matérielles d’existence de la musique, c’est-à-dire vers les moyens techniques d’enregistrement, de transmission et d’écoute, vers les machines, les formats, les canaux, etc. Je sais bien que la composition et l’interprétation ont continué d’évoluer elles aussi depuis cent ans, tout autant que dans les périodes précédentes, voire plus. Mais, de l’extérieur, cela reste moins spectaculaire que l’énorme gouffre technologique qui, en matière d’enregistrement, sépare 1870 de 1920, ou, par exemple, en matière de génération automatique de partitions, 2000 de 2016, date d’apparition de DeepBach, un programme capable de composer des chorals à partir de ceux de Bach.

23En bref, les évolutions musicologiques depuis 1900, bien connues des spécialistes, ont été moins retentissantes dans le grand public que les évolutions matérielles ou que les pratiques sociales de la musique. Or, la littérature voit la musique comme le grand public ; elle n’est pas une musicologie (malgré, certes, le nombre indéniablement élevé d’écrivains mélomanes ou musiciens) : autrement dit, ce qu’elle reflète de la musique depuis quelques décennies, c’est avant tout cette évolution matérielle et pratique.

24Cela se manifeste à travers de nombreux phénomènes d’écriture, surtout dans le roman et au théâtre. Parmi eux, j’en vois deux qui ont ou qui pourraient avoir une fonction autoréflexive importante.

25Le premier est lié à la disponibilité et à la diffusion de la musique enregistrée : l’inclusion directe de la musique dans le texte littéraire, qui a commencé au milieu du xxe siècle avec, par exemple, des textes comme ceux que Beckett a écrits pour la scène, pour la radio ou pour la télévision, ou avec la poésie sonore, peut aujourd’hui prendre une autre dimension grâce aux supports numériques multimédias. Toutefois, le temps passe vite, et je pensais naguère qu’en 2025, ce filon serait beaucoup plus exploité. Mais force est de constater que, si l’association entre écriture littéraire et vidéo connaît actuellement un véritable élan, avec des effets de miroir évidemment très sophistiqués, l’inclusion de la musique (je dis bien « musique », et non « sonorisation ») dans l’œuvre littéraire en est encore à ses balbutiements, du moins en Europe. Par conséquent, j’hésite entre deux pronostics : ou bien il faut encore attendre, c’est une question de mode, d’outils, de facteurs extérieurs ; ou bien, au contraire, cela ne se fera pas en raison d’une nécessité intrinsèque (la première qui me vient à l’esprit étant la temporalité : l’audition musicale et la lecture littéraire partagent difficilement une simultanéité, ce qui peut être contraignant).

26Mais contentons-nous de ce que nous avons pour le moment. En tout état de cause, le fonctionnement autoréflexif d’un tel procédé est bien connu. Même sans aucune intention autoréflexive consciente de la part de l’auteur, l’inclusion d’un morceau musical concrètement audible dans un texte (que ce soit sous forme d’hyperlien numérique dans un texte à lire ou sous forme de performance ou de diffusion dans un texte à entendre) implique automatiquement (sauf dans le cas de ce que l’on pourrait considérer comme de la musique purement décorative, si un tel cas existe) une distance réflexive vis-à-vis du texte lui-même en tant que forme, puisque le lecteur (ou le spectateur dans le cas des textes théâtraux), devenant soudain auditeur d’une œuvre musicale, est rendu de facto conscient des moyens utilisés par l’auteur. D’ailleurs, de manière générale, dans les nouvelles formes de littérature numérique, une certaine « porosité de la création littéraire avec le discours sur la littérature » (Réquédat, 2019, § 8) a bien été remarquée.

27Dans de telles configurations, les effets spéculaires concernent souvent l’œuvre singulière, intrinsèquement, plutôt que la littérature en général. Personnages, thèmes, scènes, structures narratives, les possibilités en miroir sont innombrables. Beckett les a beaucoup exploitées en donnant une place prépondérante à des partitions de Schubert ou de Beethoven dans plusieurs pièces, allant même jusqu’à faire de la musique, ou plutôt de « Musique », un vrai personnage (dans Paroles et Musique, d’abord Words and Music en 1962).

28Le second phénomène autoréflexif rendu possible par l’évolution de la vie musicale des dernières décennies est plutôt lié aux pratiques sociales ou culturelles : c’est la présence massive, du moins beaucoup plus grande qu’autrefois, de la musique « non savante » (formule que j’utilise faute de mieux, mais qui est peut-être trompeuse) dans la littérature, c’est-à-dire principalement de la musique populaire. Certains romans sont accompagnés d’une bande-son continue faite de chansons populaires, qui, loin de se tenir en arrière-plan, interfère avec le récit – je pense par exemple à Vernon Subutex de Virginie Despentes ; il est d’ailleurs intéressant de se demander pourquoi ils ne paraissent pas sous une forme numérique avec musique. Notons aussi que la musique populaire féconde l’écriture jusque dans sa forme avec autant de puissance que la musique savante, comme en témoigne Hymne de Lydie Salvayre.

29Ce phénomène semble obéir au même fonctionnement spéculaire que le premier. L’interrogation que nous pourrions lui adresser portera plutôt sur ses implications culturelles et esthétiques : est-il le signe, par exemple, d’une redéfinition de la place de l’écriture de fiction dans notre société ? D’un déplacement du centre de gravité de l’institution culturelle nommée « littérature » ? C’est une question importante, car elle déborde largement le cas de l’autoréflexivité entre littérature et musique : les maisons d’édition le savent bien depuis le succès du mot-dièse #BookTok sur le réseau social TikTok.

30Je termine toutefois cette réponse en ouvrant une piste qui semblera à contrepied de ces remarques : depuis les années 1980, on assiste à un investissement fort du texte littéraire par le livret d’opéra, et réciproquement : les œuvres de Philippe Manoury, les collaborations entre Glass et Ginsberg évidemment, mais aussi Un re in ascolto de Berio, Le Portrait de Weinberg ou encore Roméo et Juliette de Dusapin tissent des liens très intéressants avec la littérature.

31Je ne suis pas un grand connaisseur de ces livrets d’opéra, mais il me semble qu’il y aurait également dans ce corpus contemporain – car le phénomène semble perdurer – beaucoup de matière pour consolider le pronostic que vous m’avez demandé de faire.