Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Réflexions introductives
Fabula-LhT n° 33
Musique et réflexivité de la littérature
Augustin Voegele et Alain Corbellari

La musique, un miroir que l’on promène le long de la littérature ?

Is music a mirror carried along literature?

1Ce que nous avons voulu faire, en concevant ce dossier, c’est avant tout une mise au point. Que les gens de lettres pensent (dès avant la cristallisation de la notion même de littérature avec la révolution romantique allemande, et plus encore après bien sûr) la littérature par comparaison avec la musique, c’est une évidence : mieux, c’est un fait, tout simplement. En revanche, les modalités de ce face-à-face sont trop diverses, et ont trop varié dans l’histoire (celle de la littérature, celle de la musique, celle de l’intermédialité aussi, surtout peut-être), pour que cette évidence ne devienne pas trompeuse faute d’une analyse détaillée de la multiplicité des pratiques qu’elle subsume et, d’une certaine façon, obnubile.

La « prismatique diversité » de la comparaison musico-littéraire

2Ces pratiques, d’ailleurs, sont non seulement différentes, mais aussi parfois divergentes, voire contradictoires1. Prenons par exemple ce postulat, que littérature et musique seraient unies par un lien de parenté : il a engendré deux mythes complémentaires, l’un étiologique, l’autre finaliste. Parmi ceux qui rêvent à un temps primordial où les deux arts auraient été indistincts, on pense immédiatement à Rousseau, qui imagine « un langage originel qui aurait été à la fois musique et parole2 » (voir Didier, 2018) ; mais aussi, plus près de nous, à Claude Lévi-Strauss, qui, dans L’Homme nu, décrit le mythe comme un lieu primitif où le divorce entre littérature et musique n’était pas encore consommé3. Quant à ceux qui, symétriquement, font de l’union avec la musique la fin dernière de la littérature, ils comptent dans leurs rangs nombre d’héritiers de la Frühromantik, à commencer par le Mallarmé du « Sonnet en X » (d’abord intitulé, avant de trouver sa forme définitive telle qu’elle sera publiée dans les Poésies en 1899, « Sonnet allégorique de lui-même »).

3Autre point de clivage : si, pour certains, la comparaison intermédiale est traversée par une dynamique identificatrice, pour d’autres, comparer, c’est plutôt différencier, opposer – voire mettre en concurrence4. Face à la longue histoire de l’ut musica poesis (voir en particulier Bremond, [1926] 2013) se dresse ainsi une tradition presque « mélophobe » (Sounac, 2012) : on songera en particulier à Thomas Mann, qui prête à plusieurs de ses personnages (Settembrini dans La Montagne magique, Serenus Zeitblom, le narrateur humaniste, dans Le Docteur Faustus) des réflexions troublées et troublantes sur le caractère démoniaque (voir Merlin, 2000) d’une musique « politiquement suspecte [politisch verdächtig] » (Mann, [1924] 1931, p. 173). Certes, on ne saurait considérer ces créatures de fiction comme les fidèles porte-parole de l’auteur (surtout pas Settembrini – voir l’introduction dans Sounac, 2012). Mais cela n’a aucune importance, Thomas Mann rendant compte, en particulier dans les premiers chapitres du Docteur Faustus, d’une tradition opposant une musique qui se laisse aller sur la pente de l’obscur à une littérature qui serait, elle, capable de faire œuvre de « culture » en « intégr[ant] pieu[sement] l’élément anormal et nocturne dans le culte des dieux [Kultur [ist] die fromme […] Einbeziehung des Nächtig-Ungeheueren in den Kultus der Götter] » (Mann, [1947] 1996, p. 324).

4Par ailleurs, si certains écrivains (Jules Romains par exemple – voir l’article d’Augustin Voegele) ou certains purs théoriciens (Lévi-Strauss, Barthes, Deleuze-Guattari – voir la contribution de Claude Coste) tendent à la littérature le miroir de la musique dans des textes essayistiques situés dans la périphérie des œuvres (que ce soit les leurs propres ou celles des autres, qu’ils commentent), d’autres insèrent, intègrent même, dans le corps de leurs œuvres – poétiques, romanesques, théâtrales aussi, dans le cas de Beckett notamment (voir l’entretien avec Éric Wessler) – cette dimension réflexive et comparative. Et parmi ces derniers, on peut distinguer deux cas de figure encore : tantôt ils pensent leur poétique (voir Sounac, 2014) en se fondant sur des modèles formels ou structurels musicaux, qu’il s’agisse d’hypotextes (on pensera à L’Art de la fugue fournissant une matrice possible, virtuelle – mais non réelle, non actuelle – aux Faux-Monnayeurs de Gide ([1925] 2009, p. 315-316) ; aux « phrases de Chopin » servant à Proust à décrire la conception du temps qui est au fondement de son entreprise romanesque (voir Fraisse, 2020) ; ou à l’Héroïque de Beethoven offrant à Anthony Burgess à la fois moins et plus qu’un titre pour sa Symphonie Napoléon, [1974] 1977) ou d’architextes (on songera en particulier à la fugue dans Contrepoint d’Aldous Huxley, [1928] 1930) ; tantôt ils choisissent, pour inviter la littérature à réfléchir à ce qu’elle est, de confronter des figures de musiciens (voir Vincent-Arnaud et Sounac, 2016) et d’écrivains ou de gens de lettres – c’est, encore une fois, ce que fait, en particulier, le Thomas Mann du Docteur Faustus en inventant le couple oxymorique Zeitblom-Leverkühn.

Genres et histoire de la spéculation mélopoétique

5Face à cette diversité (voire à ces antagonismes), nous avions défini des axes qui se retrouvent en effet dans le dossier final (en partie transformés, dépassés même, il est vrai).

6Le premier axe soulevait la question des genres ; une question qui appelle une approche historicisée, qu’elle soit pluriséculaire, intraséculaire, ou les deux – comme celle, fondée sur la méthode de la lecture distante (ou distant reading), sur laquelle s’appuie Lucia Pasini dans sa contribution. Nous avons voulu dépasser le réflexe de pensée qui consiste à faire de la poésie le genre littéraire « musical » par excellence : de là l’importance, dans le corpus qu’explorent les travaux réunis dans ce dossier, du roman (voir les contributions d’Alain Corbellari, de Marion Coste, de Claire Massy-Paoli et d’Augustin Voegele), de l’essai (voir notamment l’article de Claude Coste), mais aussi des genres hybrides et des textes inclassables qui se sont multipliés dans les dernières décennies (voir en particulier le texte de Juliette Drigny). Il ne s’agit pas, bien entendu, d’ignorer l’importance de la réflexion sur la poésie dans l’histoire de l’usage réflexif de la musique par les gens de lettres – praticiens (le Verlaine d’« Art poétique » – 1874 pour la rédaction –, par exemple) ou théoriciens (l’abbé Bremond ([1926] 2013) écrivant : « Le poète n’est qu’un musicien entre les autres. Poésie, musique, c’est même chose »). Mais Roman Jakobson ([1935b] 1977, p. 53) lui-même rappelait : « Pour le classicisme, ce sont les arts plastiques qui représentent l’expression […] la plus pure […] de l’art ; pour le romantisme c’est la musique, et pour le réalisme, la littérature. Le vers romantique est destiné à devenir chant, à se transmuer en musique5 […]. » Et par ailleurs, on l’a dit déjà, pour un Lévi-Strauss, de la décomposition du mythe en deux branches – musique d’une part, récit d’autre part – naît, non pas la poésie, mais bien le roman.

7Après cet effort de différenciation générique, le deuxième axe invitait à faire une distinction d’un ordre différent, en se penchant sur ce que nomment « musique » les auteurs qui font appel à la comparaison entre les arts pour réfléchir sur la littérature. Le problème, en fait, est double, dans la mesure où il soulève à la fois la question des transferts culturels et celle des échanges conceptuels intermédiaux. D’une part, penser la littérature par le biais d’une comparaison avec Bach et Chopin, est-ce mettre en jeu les mêmes mécanismes cognitifs que d’essayer de la définir (ou de définir ses fonctions) par le biais d’un rapprochement avec le gwoka ou la rumba congolaise (voir à ce sujet l’article de Marion Coste) ? D’autre part, quand on applique la notion (on pourrait presque dire : la valeur) de musicalité à la littérature, quelle conception de la musique cela suppose-t-il ? La musique est-elle encore une donnée sonore ? Qu’est-ce que cette « euphonie6 » en quoi, selon Jakobson, la musique se transforme7 quand elle entre en littérature ? Si la pratique de la lecture silencieuse est dominante de nos jours, elle est aussi clairement délimitée dans l’histoire de la littérature – la renaissance actuelle des arts littéraires (voir Bisenius-Penin, Audet et Gervais, 2022) suffirait à le prouver si besoin était. Il y a donc un écart majeur entre l’usage qui peut être fait de la musique pour élaborer et penser des pratiques littéraires impliquant une mise en voix (voire une création immédiate par la voix), comme celles, « transdictionnelles », qu’étudie Nicolas Darbon (2018 – voir aussi le compte rendu de Marion Coste dans Acta Fabula), et l’utilisation de la référence à des œuvres musicales ou à la notion même de musique par des écrivains et des théoriciens qui entérinent la mutité de la littérature – on pensera à Gide promouvant, dans ses Notes sur Chopin ([1931, 1939, 1948] 2010), une lecture silencieuse (et peut-être par conséquent littéraire – voir Dziub, 2020, p. 111) de la musique ; ou à ces concerts romanesques qu’étudie Claire Massy-Paoli dans sa contribution à ce dossier – des concerts si romanesques, qu’ils semblent renoncer à vouloir vraiment faire signe vers une concrétude sonore, pour surinvestir leur propre littérarité.

8Les deux premiers axes soulevaient de biais le problème, essentiel, de l’historicité de l’équation « littérarité = musicalité », dont nous avons fait par conséquent la question rectrice du troisième. Certes, penser la littérature à partir de la musique, ou par comparaison avec elle, ce n’est pas nécessairement affirmer la justesse de cette équation – ni même forcément poser la question en ces termes. Cela n’empêche pas que les études sur les relations musico-littéraires prennent pour la plupart pour point d’ancrage le moment romantique allemand, d’où naît l’idée que la littérature serait d’autant plus littéraire qu’elle tendrait à se faire plus musicale. Et il n’y a rien que de très légitime à cela, puisque, même si l’invention d’une littérature autotélique (chez Novalis notamment) et celle d’une musique pure se font parallèlement plutôt que corrélativement8, la théorie musicale que bâtissent Wilhelm Heinrich Wackenroder, Ludwig Tieck, E.T.A. Hoffmann ou encore Friedrich Schlegel est « en liaison avec une nouvelle idée du langage, celle d’un langage autonome ou musical » (Otabe, 2005, p. 24) qui serait le propre de la littérature. S’agit-il pour autant d’un moment à proprement parler fondateur ? Rien n’est moins sûr – d’autant que, comme le rappelle Éric Wessler dans l’entretien qu’il nous a accordé pour ce dossier, l’histoire des relations réflexives entre littérature et musique connaît des « moments forts, oui », mais qui constituent plutôt des « degrés d’intensification que des tournants majeurs ». Ce qui a une double conséquence : d’une part, il faut, sans renier l’apport du romantisme allemand, tenter, dans la mesure du possible, de secouer le joug de son emprise sur la réflexion mélopoétique, en explorant notamment des corpus d’Ancien Régime (comme le fait Damien Dauge dans sa contribution consacrée au Neveu de Rameau de Diderot) ; d’autre part, il faut se méfier de la métaphore même dont nous avons fait le fil conducteur de cette introduction et de ce dossier. Ni la littérature ni la musique n’ont d’essence anhistorique, elles évoluent dans le temps de l’histoire, de telle sorte que, si, dans ce miroir qu’elles se tendent mutuellement, on peut être parfois tenté de prétendre saisir leur forme définitive, il semble que ce soit là une entreprise vouée à l’échec : n’oublions pas que le miroir ne fige rien, et que le moindre changement s’y reflète aussitôt.

9Restait, pour boucler en quelque sorte la boucle (car le quatrième axe de notre appel faisait écho au premier), à distinguer non seulement, parmi les développements qui convoquent des œuvres ou des notions musicales pour dire et penser la littérature, entre ceux qui sont paratextuels et ceux qui sont intégrés aux œuvres elles-mêmes, mais aussi, et par conséquent, entre réflexivité littéraire et autoréflexivité des œuvres. Cette distinction est d’autant plus importante qu’elle est parfois incertaine dans la pratique, certains passages théoriques pouvant constituer des îlots paratextuels (voir Ferré, 2013 ; et Fraisse, 2019) au sein de textes romanesques ou poétiques par exemple : Édouard parlant de L’Art de la fugue dans Les Faux-Monnayeurs, est-ce encore du roman ? Plus tout à fait, mais ce n’est pas non plus (et il s’en faut de beaucoup) une enclave essayistique, puisque le personnage théorise sa propre pratique du roman au cours d’un dialogue lui-même parfaitement romanesque. Ou encore, en écrivant son « Sonnet allégorique de lui-même », Mallarmé ne donne-t-il pas un texte bifrons, qui serait à la fois une œuvre et son propre commentaire théorique ? Mais la question peut aussi être prise à rebrousse-poil : si, comme le note Claude Coste dans son article, « l’intuition », « l’imagination » et le « plaisir » jouent un rôle central dans la « spéculation intellectuelle » musico-littéraire (laquelle « spéculation » n’a, soit dit en passant, jamais mieux porté son nom), ne peut-on pas dire que la théorie se fait artiste, voire littéraire (non plus seulement par son objet, mais par ses procédés, de pensée comme d’écriture) ?

Imprécision, hypertextualité, espace commun

10Cela étant, ce dossier n’échappe pas à l’heureux lot commun des travaux collectifs : les contributions, tout en s’inscrivant dans le cadre des questionnements définis par l’appel, dépassent les hypothèses qui y étaient formulées.

11Il nous semble ainsi que trois concepts dominent cet ensemble de travaux : celui – périlleux, mais stimulant – d’imprécision ; celui, bicéphale, d’hypertextualité – car l’hypertextualité est ici à la fois celle des « hyperliens » musicaux et celle de l’hyperlittérarité ; et celui, enfin, d’espace commun.

12Que la comparaison réflexive entre musique et littérature reste souvent imprécise, c’est dans beaucoup de cas peu contestable. La distant reading proposée par Lucia Pasini, ainsi, a permis d’observer que la poésie du xixe siècle se choisit volontiers, avec la « voix », le « chant » ou la « lyre », des points de comparaison (voire d’identification, car, après 1789, on ne chante plus tant « des vers, des sonnets ou des poèmes », que des objets ou des « contenu[s] » poétiques) que l’on pourrait qualifier de génériques ; et qu’en outre elle confond volontiers « la musique […] et le musical ».

13Se rapprocher des textes n’invite pas à renverser ce diagnostic – mais permet, en revanche, de comprendre, sinon les raisons, du moins les vertus de cette imprécision. Que ce soit chez Gide pensant la poétique de son unique roman au prisme d’un parallèle (à moitié assumé seulement) avec L’Art de la fugue, chez Claudel comparant son art de la composition à celui de Beethoven, ou chez Jules Romains assimilant certains de ses récits à des symphonies, les comparaisons qu’étudie Augustin Voegele dans son article ne brillent pas par leur rigueur : tantôt c’est le comparant qu’on peine à identifier, tantôt c’est le comparé. Mais cette imprécision même semble efficace : elle évite à Gide de compromettre la « pureté » poétique de son roman ; elle conduit Claudel à quitter le simple plan structurel pour prêter à ses comparaisons une puissance véritablement spirituelle ; elle permet, enfin, à Jules Romains de signaler l’extrême cohérence de son œuvre en multipliant (sans les expliciter) les comparés littéraires correspondant au comparant « symphonie ».

14De la même manière, quand il place son Concert sans orchestre (1937) sous l’égide de Schumann, le romancier chaux-de-fonnier Jean-Paul Zimmermann (dont nous entretient Alain Corbellari) ne semble désireux ni de tenir un discours sur la troisième Sonate pour piano de Schumann elle-même, ni d’imposer une lecture de son livre qui serait strictement régie par le principe d’une analogie musico-littéraire. Mais, précisément, le caractère général, et non détaillé, de cette comparaison à laquelle invite le titre du livre permet au romancier de déployer toute sa finesse, toute sa subtilité de psychologue littéraire : en déléguant la parole aux créatures qu’il met en scène, et en privant, par de discrets jeux énonciatifs, le discours narratorial de toute autorité, Zimmermann « baigne son récit dans une subjectivité qui est précisément le propre du monde de l’art, et plus exactement de la musique ».

15On a laissé entendre aussi que les auteurs qu’étudie Claude Coste – que ce soit Lévi-Strauss, Barthes ou Deleuze-Guattari – ne se soucient guère de rigueur quand ils développent les analogies avec la musique dont ils se servent pour penser « le mythe, le récit ou le vivant ». Que ces analogies relèvent de l’isomorphisme, du geste métaphorique ou du transcodage, elles ont pour principale vertu, outre de permettre à l’auteur de s’adonner au plaisir du discours amoureux sur la musique, de tendre des ponts rhétoriques par-dessus les failles de l’inconnu et les rapides de l’incertain (voir Nicolas, 2018) qui viennent traverser parfois le chemin que dessine l’aventure spéculative.

16Et il n’est pas exclu que ce soit l’imprécision que nombre d’écrivains prêtent au supposé « discours » musical qui justement motive la comparaison. C’est du moins, explicitement ou implicitement, l’hypothèse que forment trois grands noms des études mélopoétiques : Slavoj Žižek (2010), d’abord, qui, dans ses travaux sur Wagner, affirme que la musique permet d’exprimer « la nuit de l’homme et tout ce qui échappe à une signification claire » ; Alain Badiou (2010), ensuite, qui note que la musique dépasse, lorsqu’elle atteint son plus haut degré de pureté, « toute intention clairement définie » (voir, pour Žižek comme pour Badiou, Coste, 2016) ; Timothée Picard (2018), enfin, qui rappelle que, « [p]ar sa nature, [la musique] tend […] à radicaliser le défi que les autres arts, en général, lancent au langage », et que cela

tient à quatre données principales : le caractère peu mimétique de la musique, qui la place à part par rapport aux arts représentatifs ; sa forme particulière de « signifiance », qui en fait un langage plus ou moins autonome, rétif à la transposition dans le langage courant ; une immatérialité bien propre à lui conférer une aura métaphysique ; et, en même temps, une capacité à produire des émotions d’une intensité physique qui ne laisse pas de paraître à certains problématique.

17L’autre notion récurrente dans les articles composant ce dossier est celle d’hypertextualité9. Cette notion prend cependant deux formes bien distinctes. Dans le cas des concerts littéraires étudiés par Claire Massy-Paoli, il y a hypertextualité dans la mesure où les concerts écrits (plus que décrits) par Proust, Butor et Gailly prennent acte de l’échec de la littérature à dire le concert (que ce soit ses aspects musicaux ou sa dimension sociale), et, transférant de la littérature vers la musique à la fois l’énonciation et la réception propres à la pratique de la lecture silencieuse, construisent le concert comme un objet hyperlittéraire, qui exhibe à la fois les insuffisances référentielles et l’autosuffisance poétique de la littérature, dans un geste qui invite à lire selon le principe d’une hypertextualité négative, le texte du concert littéraire faisant signe à la fois vers ce qu’il est et vers ce qu’il n’est pas – soit un texte produisant, par des moyens strictement littéraires, un concert qui n’en est pas un.

18D’autres contributions invitent à penser l’hypertextualité musico-littéraire en fonction de la notion, récente mais déplaçable sans anachronisme pour peu qu’on l’historicise, de lien hypertexte. C’est le cas en particulier de l’article de Damien Dauge : à l’heure où l’on augmente Le Neveu de Rameau de liens qui, d’un clic, vous font entendre les œuvres musicales qui y sont évoquées, il pose la question de savoir ce que c’est qu’entendre une œuvre musicale évoquée ou décrite dans un texte littéraire – et cette autre question, corrélative, de savoir dans quelle mesure le jeu avec le lecteur instauré par les références musicales constitue un discours implicite sur l’acte même de la lecture. Le texte de Damien Dauge invite en particulier à se demander si les fameuses pantomimes du Neveu ne fourniraient pas un modèle pour penser, moins peut-être l’impuissance référentielle de la littérature en matière de musique, que l’acte de lecture lui-même, le lecteur se faisant pour ainsi dire homme-orchestre, et composant un espace intime où les noces de la littérature et de la musique sont rendues praticables par le caractère non pas transmédial, mais amédial de l’imagination réceptrice.

19Les mêmes questions – dans quelle mesure le lecteur doit-il avoir une connaissance préalable des œuvres évoquées pour que la description ou l’allusion musicale soit efficace, de quelle nature est (doit être ?) l’écoute que déclenche un texte littéraire parlant de musique (si tant est qu’il y ait écoute, bien sûr) ? – se retrouvent dans l’article de Juliette Drigny sur l’insertion physique (on pourrait presque dire : typographique) d’extraits de partitions dans les œuvres littéraires. Se fondant sur un corpus de textes au statut générique souvent hybride, voire incertain (de La Civilisation de Saint-Gall de Charles-Albert Cingria au Dossier M que Grégoire Bouillet augmente d’un site internet permettant d’avoir accès aux œuvres musicales évoquées, en passant par les expérimentations de Maurice Roche et de Denis Roche), Juliette Drigny signale (entre autres hypothèses) que l’insertion de partitions rappelle le lecteur à son rôle d’acteur du texte, dans la mesure où la partition, en tant que notation nécessitant une réactualisation, « engage une dynamique : elle invite à l’action, à l’écoute active, à la vocalisation intérieure ou à la réelle mise en voix » (ce « ou » signalant d’ailleurs toute l’ambiguïté de la partition insérée dans un texte littéraire produit à une époque où la lecture silencieuse domine).

20On retrouve, enfin, ces interrogations dans les réponses qu’Éric Wessler a faites aux questions que nous lui avons posées : d’une part, il rappelle (comme Damien Dauge, quoique selon une perspective différente) que le développement de « nouvelles technologies permett[a]nt […] d’écouter » à tout moment « la musique des époques antérieures » change le rapport à l’allusion musicale dans les textes ; d’autre part, il signale que l’évolution des technologies de l’hyperlien conduit à la création de nouvelles écritures collaboratives, lesquelles viennent bouleverser de fond en comble la théorie même de la littérature, de la musique et de l’intermédialité.

21Ce qui nous amène à la troisième notion clé de ce dossier : celle d’espace commun. L’espace commun, ce peut être celui de la page qui accueille à la fois texte et partition ; ce peut être celui, intime et amédial, de la lecture-pantomime ; mais ce peut être aussi cet espace éc(h)opoétique que décrit Marion Coste dans son article sur le lien entre littératures et musiques de l’Atlantique noir – ou, si l’on préfère, l’écosystème mélopoétique qu’aménagent les œuvres qu’elle étudie (de celles de W.E.B. Du Bois à celles de Gisèle Pineau), la littérature et la musique y étant construites comme deux arts attentifs « au lieu entendu comme un environnement d’énonciation ».

22Et si cette notion d’espace commun nous semble si importante, c’est qu’elle constitue aussi le fil conducteur des recensions que nous avons recueillies dans le dossier d’Acta fabula associé à ce numéro de Fabula-LhT : que ce soit Irene Calamai décrivant, dans son essai sur le Mythe de Chopin (2023), comment musique et littérature inventent ensemble pour l’artiste romantique un ethos transmédial ; Béatrice Didier se penchant, dans son essai sur l’art d’Enserrer la musique dans le filet des mots (2018), sur ces genres comme l’oratorio ou l’opéra qui construisent un espace poétique commun à la littérature et à la musique ; le recueil sur le Paysage musical […] dans la première moitié du xixe siècle (Bercegol, 2021) étudiant la construction d’un lyrisme descriptif à mi-chemin entre littérature et musique ; Jean-Louis Cupers (1988 et 2019) bâtissant avec la mélopoétique une discipline permettant de saisir ensemble les deux arts (même si un volume comme Les Noces de Philologie et Musicologie [Cazaux-Kowalski et al., 2018] rappelle combien c’est là une entreprise ardue) ; ou Nicolas Darbon (2018) forgeant avec le mot « transdiction » un terme permettant de concevoir l’espace où se consomment les « liaisons affectueuses » (p. 31) entre littérature et musique – tous ces chercheurs rappellent que la réflexivité musico-littéraire suppose le dépassement de la passivité narcissique au profit d’une activité créatrice et constructrice d’autant plus stimulante qu’elle invite en fin de compte le lecteur à tracer son propre chemin dans un véritable palais des glaces mélopoétique.