
Poésie musicale et musique poétique au Moyen Âge
1Le titre de ce volume renvoie, on l’aura compris, au fameux traité allégorique des Noces de Philologie et Mercure (début du ve siècle) de Marcien Chapelle (nom qui serait aujourd’hui en français celui de Martianus Capella si sa réputation était demeurée ce qu’elle était au Moyen Âge). Sous l’égide des deux sciences que sont la philologie et la musicologie, dont les méthodes, du moins en France, n’ont pas toujours été très synchrones, il réunit vingt-cinq articles essentiellement issus de deux rencontres qui se sont tenues à Poitiers et à Paris en mai et en juin 2013. En dépit du temps relativement long qui a séparé ces colloques de leur publication et de celui qui s’est écoulé entre celle-ci et le présent compte rendu, il n’est pas certain que la recherche ait fait d’immenses progrès dans l’étude conjointe des domaines concernés, et le volume peut toujours être considéré comme un état des lieux tout à fait fiable.
2Le spectre des articles est fort étendu : il va de contributions presque purement littéraires à d’autres essentiellement musicologiques, et l’équilibre entre les deux domaines n’est vraiment assuré que dans d’assez rares cas. Même la division du volume en cinq sections ne parvient pas à garantir une véritable unité au sein de chaque partie. La première, « Musique et poésie entre histoire et historiographie », fait la part belle, et c’est justice, à Michel Zink, qui signe un article introductif (« Que reste-t-il de nos amours ? », p. 13-19) et se prête ensuite à un long entretien avec les éditrices et éditeur du volume (p. 21-48). L’ancien professeur au Collège de France, aujourd’hui membre de l’Académie française, se livre tout entier, selon son goût de plus en plus affirmé et particulièrement attachant pour l’égo-histoire, dans une évocation de son rapport à la poésie et au chant dans sa fréquentation de toute une vie des troubadours et des trouvères. Reprochant à raison à Paul Zumthor de ne pas avoir « tenu compte du contexte » (p. 43), certain que « le poème d’amour trahit un secret » (p. 13), il replace le chant des troubadours dans la logique de leur réception dans les razos et les vidas, qui construisent « une fausse mémoire, une sorte de paramnésie, une projection du passé dans le présent qui est celui du poème, mais une mémoire tout de même, avec tous les traits d’une vraie mémoire » (p. 19).
3Cette première partie se conclut par une mise au point historique du regretté Martin Aurell (« Troubadours et trouvères. Musique, société et amour courtois », p. 49-65), qui rappelle opportunément que « la musique fait partie intégrante de l’univers mental de l’aristocratie du xiie siècle » (p. 50). Jusque-là, on reste néanmoins au seuil du sujet, la musique n’intervenant en force qu’à partir de la deuxième partie, « Philologie et musicologie. Regards croisés ». Celle-ci réunit en particulier les participants d’une table ronde (p. 125-172, avec Fabio Zinelli, Jean-Baptiste Camps, Francesco Carapezza, Marie-Noël Colette et Federico Saviotti), qui sont tous d’accord pour dire que la collaboration entre philologues et musicologues dans les éditions des troubadours et des trouvères n’est pas ce qu’elle devrait être. Fabio Zinelli met en avant les éditions pionnières des chansons de croisade et des poèmes de Colin Muset réalisées au début du xxe siècle par Joseph Bédier avec la collaboration respective des musicologues Pierre Aubry et Jean Beck, et qui pourraient avoir joué un rôle déterminant dans l’élaboration de la méthode dite « bédiériste » d’édition des textes, dans la mesure où la diversité manuscrite des musiques des chansons médiévales décourage d’en retrouver l’archétype. Soulignons ici un petit paradoxe un peu anecdotique que Fabio Zinelli ne mentionne pas, à savoir que, de l’aveu même de ses proches, Bédier se disait tout à fait indifférent à l’art des sons ! Il n’en reste pas moins que des éditions avec musiques telles que les siennes restent encore trop rares aujourd’hui et que la liste des « éditions récentes (1997-2012) des troubadours et des trouvères » donnée (p. 168-172) par Federico Saviotti en annexe de sa contribution est édifiante : sur trente éditions recensées, quatorze ne font aucune allusion à la musique, cinq ne lui consacrent que des mentions hâtives, six sont un peu plus disertes et cinq seulement éditent les mélodies. Par ailleurs, vingt-deux de ces éditions sont le fait de philologues italiens, sept d’Anglo-Saxons et aucune de Français (même si la France est six fois lieu d’édition et une fois pays d’accueil d’un Italien) ! On ne saurait mieux dénoncer le triste désintérêt des chercheurs hexagonaux pour ce répertoire. Cette partie contient aussi un intéressant article d’Océane Boudeau (« La question des variantes dans les Nova Cantica de l’office de la circoncision de Sens », p. 97-124), qui étend la problématique au chant d’église. Mais l’article le plus substantiel de cette deuxième section reste celui de Christelle Chaillou-Amadieu (« Philologie et musicologie. Les variantes musicales dans les chansons de troubadours », p. 69-95), qui donne une typologie très instructive et d’une grande portée opératoire de la variance musicale des chansons de troubadours.
4La troisième partie, « Usages et pratiques des sources », est plus disparate. Après l’intéressant article en anglais de Susan Rankin (« Writing and Reading. Word and Sound in the Ninth Century », p. 175-194), qui propose une lecture si l’on ose dire « pneumatique » des neumes, c’est encore Christelle Chaillou-Amadieu qui, en collaboration avec Oreste Floquet, offre la contribution la plus riche de cette section (« Musique mesurée ou non mesurée ? Étude sur le rythme dans les monodies de troubadours », p. 195-216) : la proposition de lire les segments répétés des lignes mélodiques de troubadours en lien avec l’accentuation prosodique s’avère extrêmement prometteuse dans les exemples donnés, même si une enquête sur une échelle beaucoup plus large mériterait d’être encore menée. Agathe Sultan propose pour sa part une belle réflexion au titre évocateur (« Alphée et Aréthuse. Sur quelques sources notées des ballades médiévales », p. 257-271) sur la délicate appréhension des ballades notées de la fin du Moyen Âge, dont les manuscrits abritent « les vestiges d’une vie musicale réalisée dans la performance orale et consignée dans les lignes du contrepoint » (p. 271). En revanche, l’enquête d’Anne Ibos-Augé sur les refrains et les insertions lyriques dans la littérature narrative des xiiie et xive siècles (« “L’en i chante et lit”. Le discours musical dans les textes littéraires médiévaux », p. 217-255) comprend quelques imprécisions. Ainsi, la date de 1228 qu’elle assigne, sur la foi de l’édition Lecoy (CFMA, 1962), au Guillaume de Dôle de Jean Renart n’a jamais été acceptée par personne d’autre que par Lecoy lui-même. Cette date rend, au surplus, peu compréhensible la revendication de nouveauté du procédé de l’insertion, puisque plusieurs textes la pratiquant lui sont antérieurs. Il faut donc revenir à la datation du roman de Jean Renart aux alentours de 12101. Ajoutons que la définition qu’Anne Ibos-Augé donne du refrain est plutôt floue, que quelques incipits sont erronés (« quan vey la lauzeta… »), et que son tableau des insertions n’est pas très clair, ne disant pas combien de pièces contient chacun des textes qu’elle cite, mêlant des refrains sans rapport musical entre eux et comptabilisant même des textes qui ne présentent aucun refrain ni insertion lyrique explicite, comme Le Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival ou La Châtelaine de Vergy. La bibliographie sur les insertions lyriques pourrait par ailleurs être enrichie : si on peut comprendre, eu égard à la date du colloque, l’absence du livre de Jennifer Saltzstein sur les refrains2, on regrettera l’oubli de celui de Maureen McCann Boulton3.
5La quatrième partie, « Structures formelles et technique de composition », réunit cinq contributions dont trois (Paolo Canettieri, « La division strophique des chansons de troubadours. Entre métrique, musique et syntaxe », p. 275-300 ; Marie-Geneviève Grossel, « Les figures de répétition dans les chansons de trouvères », p. 301-327 ; Anna Alberni et Maria Sofia Lannutti, « “Lay ves França”. Les structures formelles de la musique et de la poésie dans la lyrique catalane des origines », p. 371-399) traitent de la lyrique vernaculaire et deux (Mark Everist, « Le conduit à nombre de voix variable (1150-1250) », p. 329-344 ; Margaret Dobby, « Texte et musique dans les motets sur Flos Filius ejus. L’exemple de Fidelis gratuletur/Domino », p. 345-370) du motet latin. L’article sur les troubadours part d’une classification des schémas des divisions strophiques proposés par Dante dans le De vulgari eloquentia, dont on démontre qu’elle est « trop rigide par rapport à la réalité » (p. 284). L’auteur fonde cependant son étude sur une « analyse ponctuométrique » de chansons de troubadours s’appuyant peut-être sans suffisamment de précautions sur la ponctuation des éditions modernes. Marie-Geneviève Grossel, de son côté, analyse très finement les figures de répétitions chez les trouvères, mais ne les lie que symboliquement à la musique. Anna Alberni et Maria Sofia Lannutti sont, par ailleurs, les seules à parler de poésie espagnole : elles s’aventurent davantage en terrain musical, produisant notamment plusieurs mélodies, et documentent de manière pertinente l’influence de Machaut et d’Oton de Grandson sur la lyrique ibérique. On rappellera toutefois que le second de ces poètes (qui fut prisonnier en Espagne entre 1372 et 1374 et qui a pu, dès ce moment, nouer des amitiés avec d’autres poètes) n’a laissé aucune ligne de musique. Les contributions sur la lyrique latine sont plus techniques et auraient peut-être pu trouver leur place dans la deuxième section du recueil. Mark Everist est tenté d’attribuer les incohérences de la tradition manuscrite qu’il traque à « un phénomène de compilatio autant que d’originatio », tandis que Margaret Dobby combat l’idée reçue selon laquelle la relation texte-musique serait exclue « au sein de la voix supérieure d’un motet » : elle soutient en effet que cela serait « possible […], et ce malgré les contraintes de la polyphonie et une écriture du poème postérieure à la création musicale » (p. 367).
6La cinquième partie, enfin, nous paraît la plus floue du recueil et aurait sans doute pu être fusionnée sans grand mal avec la quatrième : elle commence par une longue contribution en espagnol (« Laetitia, tristitia, timor, ira, cupiditas… La emoción en la lírica trovadoresca », p. 403-448) d’Antoni Rossell, que les médiévistes connaissent bien pour ses performances de chant troubadouresque et de récitation épique (on n’a pas oublié sa mémorable déclamation psalmodiée du Cantar de mio Cid !) : notre philologue-chanteur analyse ainsi avec finesse la description des émotions chez les troubadours, dans une perspective de psychocritique assez à la mode aujourd’hui. D’une certaine manière, cette contribution remplace celle que le regretté Pierre Bec avait prononcée au colloque de 2013, mais que, décédé en 2014, il n’a pas pu offrir pour la publication. Cela dit, le texte d’Antoni Rossell, d’une belle sensibilité, n’a qu’un rapport lointain, et tout métaphorique, avec la problématique musicologique du volume. D’autres contributions s’aventurent du côté de la performance : John Haines (« Le praecantator et l’art du verbe », p. 449-466) propose des hypothèses sur cette figure mal documentée du praecantator, sorte d’incantateur, double maléfique du praecantor ; Gilbert Dahan (« Voix de la liturgie, voix du théâtre dans le drame religieux (xe-xiiie siècle) », p. 467-483) revient sur la question qui l’a longtemps préoccupé du rôle de la musique dans le drame liturgique médiéval ; tandis que Marie Formarier (« La mise en scène rhétorique de la musique dans les premiers récits exemplaires cisterciens », p. 485-497) analyse la façon de plus en plus ornée dont les Cisterciens exaltent le rôle de la musique dans les exempla liés à saint Bernard. On soulignera l’originalité de l’article d’Anne-Zoé Rillon-Marne (« Images pour l’œil et pour l’oreille au service de la méditation monastique », p. 499-525), qui analyse le Lignum vitae de saint Bonaventure dans sa double composante graphique et musicale. Enfin, le volume s’achève sur la brève mais savante contribution de Gisèle Clément (« Poésie courtoise et déclamation dans les motets pétroniens. Position du problème », p. 527-538), qui donne des aperçus nouveaux sur les motets de la fin du xiiie et du début du xive siècle. On aurait juste aimé qu’une rapide définition de l’introuvable adjectif « pétronien » soit donnée, car si on comprend assez vite qu’il ne concerne pas Pétrone mais Petrus de Cruce (que l’auteure, pour achever de brouiller les pistes, préfère appeler Pierre de la Croix), on a un peu de peine à savoir s’il désigne les motets de ou écrits dans le style de ce compositeur majeur de l’Ars antiqua.
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7En définitive, il se dégage de cet ouvrage une certaine impression de disparate : les littéraires risquent d’en lire certains articles et d’en laisser d’autres, les musicologues auront peut-être la tentation de se dispenser de contributions par trop exclusivement centrées sur les textes. Les uns et les autres auront tort, bien sûr, car la bigarrure de ce volume constitue sans aucun doute l’un de ses charmes et l’une de ses forces. Un grand effort est fait en vue du dialogue souhaité par les éditrices et éditeur, même si la fameuse phrase de Bertrand Carbonel, « une strophe sans musique est comme un moulin sans eau », n’est peut-être pas encore une évidence pour tout le monde.
8Et à ce propos, exprimons un dernier regret : l’écrivain de la première moitié du xxe siècle qui a milité avec le plus de véhémence pour une réévaluation poético-musicale des troubadours (dans le sens, précisément, de l’affirmation de Bertrand Carbonel), qui a, en outre, fait sur le rythme du chant grégorien des propositions révolutionnaires (et aujourd’hui hautement saluées par le grand musicologue Olivier Cullin, que l’on regrette de constater absent du sommaire du volume), et qui a même écrit sur la musique disparue de la poésie de la fin du Moyen Âge, j’ai nommé Charles-Albert Cingria (1883-1954), n’est pas cité une seule fois tout au long de ces 570 pages ! Une vraie conspiration !