Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Un espace commun – mais plus littéraire que musical ?
Fabula-LhT n° 33
Musique et réflexivité de la littérature
Damien Dauge

Écrire et lire autrement la musique : la leçon des pantomimes de Diderot

Writing and reading music differently: the lesson of Diderot’s pantomimes

1Dans son récent essai Penser avec les oreilles (2019), le philosophe François Noudelmann fait l’éloge de l’édition numérique multimédia du Neveu de Rameau de Diderot ([1762-1773] 2016), grâce à laquelle on peut entendre, en quelques clics, bien des œuvres musicales évoquées :

À lire sans entendre, on oublie en effet que ce texte ne cesse de se référer à des pièces musicales, à des façons de chanter, le neveu de Rameau parodiant continuellement tel bruit, telle voix, tel instrument, telle intonation… […] Une explication abstraite de ces références sonores passe complètement à côté des enjeux esthétiques et sociaux du texte. Faute d’avoir perçu, entendu, compris avec ses oreilles, un lecteur en reste à un savoir superficiel des querelles évoquées. (Noudelmann, 2019, p. 194)

2À l’heure de la disponibilité quasi intégrale du répertoire musical, la question se pose en effet de savoir si toute bonne lecture d’une scène de musique doit s’accompagner d’une bande-son. Ce prolongement auditif impliquerait une exigence référentielle du lecteur, qui souhaiterait entendre concrètement les scènes impliquant de la musique1. Pourtant, ne peut-on pas avoir de la musique en tête à la simple lecture d’une évocation ou d’une description ? Il existe en tout cas une sorte de controverse, discrète, à distance, à propos de la meilleure façon de lire Le Neveu de Rameau. De fait, Béatrice Didier, trois décennies avant François Noudelmann, abordait de façon bien plus optimiste la question de l’actualisation des références musicales lors de la lecture du texte de Diderot :

Il n’est pourtant pas absolument sûr que le lecteur n’entende rien, même s’il n’entend pas un air précis, quand il lit : « Je n’ai jamais entendu jouer l’ouverture des Indes galantes ; jamais entendu chanter “Profonds abymes du Ténare”, “Nuit, éternelle nuit” sans me dire avec douleur : voilà ce que tu ne feras jamais ». Même s’il est incapable de fredonner mentalement l’air (tiré du Temple de la gloire de Rameau), [le lecteur] sait que la musique passe par là dans le texte et il le lit autrement. (Didier, 1985, p. 340) 

3Lire autrement : la simple évocation d’une musique affecterait la lecture. Elle éveillerait des souvenirs de musiques entendues, et stimulerait notre imagination auditive.

4Bien qu’il faille certainement considérer que « la musique n’est pas l’agent qui confère l’unité à la diversité générale du dialogue » (Rex, 1999, p. 12) dans Le Neveu de Rameau, les passages de pantomime musicale, et en particulier la grande pantomime dite de « l’opéra imaginaire » (Didier, 1985, p. 365), semblent constituer un véritable défi d’écriture et de lecture musicales. Franck Salaün le résume en ces termes :

[Diderot] place son lecteur devant une expérience extraordinaire. Le personnage du philosophe peut s’approcher de l’expérience du Neveu, il le voit gesticuler, s’absenter, il entend ce qu’il chante et même ce qui résonne dans sa tête. Le lecteur par contre n’est pas directement de plain-pied avec les personnages. C’est la raison pour laquelle je proposais d’y voir un défi, une entreprise aux limites de la représentation, comme Diderot parle des « limites de l’art » dans les Essais sur la peinture. Dans la grande pantomime, le nouvel objet est une action, une expérience de spectacle intérieur, comme on parle d’expérience de pensée. En ce sens, Le Neveu de Rameau contient, au moins dans une séquence, le projet d’une œuvre totale : voir et entendre la grande pantomime du musicien en transe. (Salaün, 2012, § 56)2

5Si la place et le statut des pantomimes ont été bien étudiés depuis quelques années dans la bibliographie diderotienne (voir Salaün et Taïeb, 2016), il s’agira dans cet article de s’interroger, à partir de ce débat critique autour du Neveu de Rameau, sur le rôle du lecteur et les pouvoirs de la lecture dans les textes musico-littéraires. « Expérience de spectacle intérieur », la scène de pantomime à l’acmé de « la plus grande œuvre que la musique ait jamais inspirée » (Didier, 1985, p. 10) pourrait ainsi avoir une valeur autoréflexive : elle nous dirait, incidemment, comment lire un texte où il semble y avoir toujours à la fois trop de musique, et pas assez.

« Dans ses oreilles et dans les miennes »

6Les critiques ont pu dénombrer entre une dizaine (Chouillet, 1973, p. 533-535) et une quinzaine (Pouilloux, 1967, p. 88) de pantomimes dans la Satire seconde. En tant que représentations littéraires de la musique, les pantomimes du Neveu de Rameau s’avèrent bien singulières. En effet, il ne s’agit pas de pantomimes qui accompagneraient la musique : la seule musique est celle qu’imite, par la voix et les gestes, Jean-François Rameau. Celui-ci se met à chanter a cappella des airs d’opéra dans le café de la Régence, et imite tous les instruments, les danseurs, bref, « tout un théâtre lyrique » (Diderot, [1762-1773] 2013a, p. 118). Il se met ainsi en place un parallélisme entre la situation du narrateur face au neveu de Rameau et celle du lecteur face au Neveu de Rameau : l’un et l’autre se retrouvent face à une tentative d’imiter par tous les moyens la musique. La dimension autoréflexive de la pantomime avait déjà été perçue par la critique. Pour Jean-Claude Bonnet ([1984] 2012, p. 214), par exemple, « dans Le Neveu de Rameau, Diderot pousse très loin sa rêverie sur le théâtre : jusqu’à ce point limite où la pantomime ne saurait plus se réaliser que dans le langage, l’écrivain se révélant dès lors le mime ultime ». Mais il convient de redonner sa place à la musique dans cette autoréflexivité. La pantomime pourrait s’apparenter à une métaphore du texte lui-même, dans sa capacité à faire entendre artificiellement la musique.

7La réussite du personnage du Neveu semble appeler celle du texte. Les pages de ces « pantomimes miraculeuses » (Rex, 1999, p. 19) attirent l’attention comme cet homme-orchestre qui se donne en spectacle : « tous les pousse-bois avaient quitté leurs échiquiers et s’étaient rassemblés autour de lui ; les fenêtres du café étaient occupées en dehors par les passants qui s’étaient arrêtés au bruit ». « Moi » est traversé de sentiments contrastés qui pourraient bien refléter ceux que Diderot prête à son lecteur : « Admirais-je ? Oui, j’admirais ! Étais-je touché de pitié ? J’étais touché de pitié ; mais une teinte de ridicule était fondue dans ces sentiments et les dénaturait » (Diderot, [1762-1773] 2013a, p. 117). Dans ce dialogue intérieur, le narrateur semblerait répéter les questions du lecteur, comme dans l’incipit de Jacques le Fataliste et son maître (« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. »). Et, en fin de compte, c’est sans doute l’admiration qui malgré tout domine, puisque le philosophe énonce clairement la réussite du Neveu dans sa tentative de transmettre la musique. En effet, lors d’une des premières pantomimes, celle du violoniste, la musique, bien que purement imaginaire, résonne dans la tête du Neveu, mais aussi dans celle du narrateur :

Au milieu de ses agitations et de ses cris, s’il se présentait une tenue, un de ces endroits harmonieux où l’archet se meut lentement sur plusieurs cordes à la fois, son visage prenait l’air de l’extase ; sa voix s’adoucissait, il s’écoutait avec ravissement. Il est sûr que les accords résonnaient dans ses oreilles et dans les miennes. (Diderot, [1762-1773] 2013a, p. 69)

8La musique circule dans les oreilles comme les larmes dans les yeux de l’auteur de la pantomime et de ses auditeurs-spectateurs : « il arrosa [le récitatif] d’un torrent de larmes qui en arrachèrent de tous les yeux ». Le Neveu touche au sublime quand il « s’empar[e] [des] âmes » de ceux qui l’écoutent et le regardent, et emporte le philosophe dans « la situation la plus singulière qu’[il] ai[t] jamais éprouvée » (Diderot, [1762-1773] 2013a, p. 117). Le superlatif de Béatrice Didier nous revient en mémoire : « la plus grande œuvre que la musique ait jamais inspirée »… La grande pantomime, précise Franck Salaün (2016b, p. 228), « rivalise avec la musique en imitant jusqu’au silence ». Mais, à son tour, « le texte permet de voir et d’entendre, ce qui signifie qu’il est possible de se former une image de la musique et des pantomimes, c’est-à-dire d’un complexe d’impressions, sans qu’elles soient jouées » (Salaün, 2016b, p. 245). Il est remarquable que les critiques s’accordent à dire la réussite de cette gageure qui met « l’imagination au défi » – faire voir et entendre la musique –, et que presque tous usent de termes dithyrambiques qui pourraient être ceux de l’auteur sur son personnage. C’était déjà le cas de Walter E. Rex, en 1999 (p. 20) :

Par ailleurs, la prose de Diderot s’accorde si magistralement avec cette magie que, tandis que l’auteur nous tient sous son charme, ses paroles semblent, elles aussi, devenir invisibles, et l’on observe Lui jouant ses divers tours presque sans se rendre compte qu’on est en train de lire. Parfaitement mimétique, la prose de Diderot communique admirablement une impression de présence : on est là, on voit et on entend.

9L’acte de lecture disparaîtrait comme l’acte d’assister à la pantomime. Les réactions des critiques évoquent étonnamment celles du narrateur : « on est là », écrit Walter E. Rex, quand le narrateur note : « tout y était » (Diderot, [1762-1773] 2013a, p. 117).

10De fait, l’écriture elle-même se fait mimétique. Il se dégage une impression de désordre liée aux nombreuses énumérations de tout ce que le personnage est amené à représenter – liste de titres d’opéras-comiques, pot-pourri d’airs chantés (« Il entassait et brouillait ensemble trente airs italiens », Diderot, [1762-1773] 2013a, p. 116) –, les accumulations imitant le caractère abondant et varié du spectacle. La syntaxe, par mimétisme, juxtapose les états successifs du Neveu : « là, il est prêtre, il est roi, il est tyran ; il menace, il commande, il s’emporte ; il est esclave, il obéit ; il s’apaise, il se désole, il se plaint, il rit » (p. 116). Le présent actualise le procès, dans l’hypotypose d’une scène qui doit se passer sous nos yeux. La parataxe asyndétique mime l’aspect saccadé de la pantomime, de ces « gestes discontinus, comme mus par des causes antécédentes et distinctes » (Hobson, 1984, p. 212), dans un « dispositif qui donne à voir, par le moyen des mots, le hiatus, la discontinuité, le mouvement non argumentatif » (Kawamura, 2014, p. 64). Aussi les verbes traditionnellement associés aux instruments deviennent-ils des verbes décrivant les actions musicales du personnage, les sujets habituels étant relégués au rang de compléments : « il sifflait les petites flûtes » et « roucoulait les traversières ». De la sorte, le texte donne au lecteur l’impression que le Neveu prend à sa charge tout ce que la musique fait :

Que ne lui vis-je pas faire ? Il pleurait, il riait, il soupirait ; il regardait ou attendri, ou tranquille, ou furieux ; c’était une femme qui se pâme de douleur ; c’était un malheureux livré à tout son désespoir ; un temple qui s’élève ; des oiseaux qui se taisent au soleil couchant ; des eaux ou qui murmurent dans un lieu solitaire et frais, ou qui descendent en torrent du haut des montagnes ; un orage, une tempête, la plainte de ceux qui vont périr, mêlée au sifflement des vents, au fracas du tonnerre ; c’était la nuit, avec ses ténèbres ; c’était l’ombre et le silence ; car le silence même se peint par des sons. (Diderot, [1762-1773] 2013a, p. 118)

11La disparition rapide du pronom personnel « il » accentue la confusion. Les présentatifs nous font arpenter les galeries du Salon de la musique. Subrepticement, le démonstratif « ce » pourrait tout aussi bien désigner la musique, dans ce qui s’assimilerait à une notice sur l’imitation en musique, dans la veine de Charles Batteux. « [P]resque sans se rendre compte », écrivait Walter E. Rex…

12Pourtant, on peut s’interroger sur la dimension irréductiblement métaphorique de ces perceptions. C’est ce que soulignait le critique Jacques Proust dès 1972 :

Un violon, un clavecin, un chant fugué, l’orchestre et les chœurs de l’opéra ? La pantomime de Rameau paraît en effet renvoyer à de tels « objets ». Ses gestes, et les sons qu’il émet, cernent si bien leur absence et en analysent si pertinemment la fonction qu’ils semblent naître au bout de ses doigts et au fond de son gosier. Mais ce renvoi est encore métaphorique. À la lettre rien ne nous est décrit […]. (Proust, 1972, p. 335-336)

13Si « rien ne nous est décrit » (ou du moins rien qui soit en soi musical, car des images visuelles nous sont bien proposées), faut-il considérer que seule la diffusion effective d’une musique peut combler ce manque ?

« Lire sans entendre » ? L’actualisation de la musique en question

14« Un des secrets les mieux gardés de la critique diderotienne est l’étendue presque scandaleuse des désaccords entre érudits touchant à pratiquement chaque aspect du texte du Neveu de Rameau », écrivait Walter E. Rex (1999, p. 7). À son tour, la nécessité de faire entendre réellement les musiques évoquées dans les pantomimes divise la critique. La question concerne d’abord les mises en scène théâtrales du Neveu, avant d’intéresser la lecture individuelle de l’œuvre. Réputée injouable, la grande pantomime a parfois été tout bonnement éludée. Frank Salaün (2016b, p. 235) insiste pourtant, dans l’étude qu’il consacre aux mises en scène du Neveu, sur la nécessité de ne pas renoncer à ces passages si marquants à la lecture : « sans le chant et la pantomime les adaptations s’éloignent beaucoup de l’expérience du lecteur de Diderot ». Mais lorsqu’ils arrivent sur scène, les épisodes de pantomime doivent-ils en passer par l’interprétation ou la diffusion effective de musique ? Franck Salaün (2016b, p. 241) s’étonne, dans telle mise en scène, de la présence d’un clavecin qui, estime-t-il, « fait écran et limite le champ des impressions et des associations, en mâchant le travail de l’imagination3 ». Mais il regrette aussi le choix des musiques interprétées : « on peut penser que le dialogue de Diderot a davantage de rapports avec la piètre musique des Philosophes du siècle, composée par Rameau le neveu, qu’avec les airs de clavecin choisis par Olivier Baumont pour agrémenter la représentation » (Salaün, 2016b, p. 237). Une certaine culture mélomane n’envisage guère la possibilité de faire entendre de la mauvaise musique, ou de ne pas en jouer du tout alors que le texte multiplie les références.

15Au-delà des mises en scène théâtrales, la question se pose de la meilleure façon d’entendre, dans une lecture individuelle, les pantomimes du Neveu. Nous avons évoqué en introduction l’opposition indirecte entre François Noudelmann (2019), tenant de la lecture augmentée de musiques enregistrées, et Béatrice Didier (1985), plus confiante dans la capacité de la lecture silencieuse à stimuler l’imagination auditive du lecteur. La polémique est singulière, car la critique est loin d’envisager pour chaque livre évoquant la musique cette lecture augmentée. Or, même si elle affirmait que le dialogue de Diderot incitait bien à « lire autrement », Béatrice Didier n’en dresse pas moins un constat inéluctablement déceptif quand elle généralise son propos à toute littérature mélomane. Dans sa synthèse récente sur les rapports entre littérature et musique intitulée Enserrer la musique dans le filet des mots (2018, p. 309), elle soutient que, devant l’impuissance de l’écrivain – « quoi qu’il fasse, [le romancier] ne parviendra jamais à dire cette musique que son personnage est en train d’exécuter ou d’inventer » –, le lecteur peut se consoler avec une musique qui parviendrait à ses oreilles : « s’il veut véritablement l’entendre, il devra fermer le livre, et mettre en route son CD ou son ordinateur. » Irait-on jusqu’à dire que, si l’on veut véritablement voir un récit de voyage, il faut allumer son téléviseur, ou tout simplement faire ses bagages ?

16Dans la comparaison des arts, on a tôt fait de valoriser ceux qui permettent à la musique de résonner effectivement, au détriment de ceux qui ne déclenchent qu’une audition imaginaire. Alors que l’on considère souvent que l’actualisation de l’image, fixe ou animée, risque de rompre le charme évocateur des mots, peut-être le son connaît-il le préjugé inverse : il ne serait évocateur qu’à la condition qu’il parvienne à nos oreilles. On valorise la puissance d’évocation du texte quand il esquisse des représentations visuelles ; mais, en revanche, on reconnaît à une adaptation scénique ou cinématographique le privilège de la présence musicale, face à un texte qui en serait réduit, en la matière, à de décevants subterfuges. L’Américaine Linda Hutcheon considère d’ailleurs la scène d’écoute musicale comme une pierre de touche révélant les puissances et les limites des différents arts :

Il est intéressant de noter que le mode monstratif peut faire ce que le mode narratif ne peut pas : nous faire réellement entendre la musique de Beethoven. On ne peut pas cependant pénétrer à l’intérieur de l’esprit des personnages lorsqu’ils écoutent ; ils doivent incarner visiblement et physiquement leurs réponses pour que la caméra les enregistre, ou ils doivent parler de leurs réactions4. (Hutcheon, 2006, p. 25)

17Le privilège sonore du cinéma ou de la scène contrebalance la supériorité de la littérature dans le domaine de la description psychologique. À l’image, le personnage doit « incarner visiblement et physiquement » les effets de la musique, ou bien les verbaliser. Or, c’est précisément ce qu’accomplit le Neveu dans ses pantomimes, cette « performance si intense et évocatrice qu’elle en émeut le spectateur et rend audible ce qui est mimé : “le geste se fait entendre” et “le son se donne à voir”, comme l’écrit Jean Jamin à propos du jazz » (Sklower, 2013, § 1). Le texte de Diderot aurait ainsi recours à une part importante des moyens propres au « mode monstratif », au point que, grâce à la puissance mimétique de l’hypotypose, la présence effective d’une musique pourrait paraître superflue.

18Le Neveu ferait ainsi siens les moyens imparfaits que la musique emploie pour assumer sa fonction d’imitation5. Dans la Lettre à Mademoiselle…, Diderot compare les mérites respectifs des différents arts : « La peinture montre l’objet même, la poésie le décrit, la musique en excite à peine une idée. » Mais justement, s’étonne-t-il, la musique imite d’autant mieux qu’elle le fait mal :

Comment se fait-il donc que des trois arts imitateurs de la nature, celui dont l’expression est la plus arbitraire et la moins précise parle le plus fortement à l’âme ? Serait-ce que, montrant moins les objets, il laisse plus de carrière à notre imagination ; ou qu’ayant besoin de secousses pour être émus, la musique est plus propre que la peinture et la poésie à produire en nous cet effet tumultueux ? (Diderot, [1751] 2000, p. 147)

19L’imitation ne doit pas être la reproduction la plus fidèle possible, elle doit être la reproduction la plus suggestive possible. La dégradation apparente (montrer, décrire, exciter à peine une idée) se retourne en gradation valorisante. Diderot explique l’effet que provoque la musique par son « hiéroglyphe […] si léger et si fugitif » (Diderot, [1751] 2000, p. 147), qui est en outre suffisamment « arbitraire » et « imprécis ». On sait quelle fortune trouvera un tel renversement dans la seconde moitié du xixe siècle (« Rien de plus cher que la chanson grise / Où l’Indécis au Précis se joint », soutiendra Verlaine dans son « Art poétique », [1884] 1902, p. 311-312). La pantomime aurait ainsi la même incomplétude6 que la musique. Ou peut-être faudrait-il écrire que la pantomime imite la musique comme la musique imite le monde. Et, si la pantomime « cerne [une] absence », comme le notait Jacques Proust (1972, p. 335), cela ne signifie pas nécessairement qu’il faille combler cette absence – au contraire. La lecture, nous rappelle Marielle Macé (2015, § 19), est certainement « quelque chose de tout autre qu’une activité de comblement de[s] lacunes » supposées du texte. Pierre Frantz (2016, p. 222) tisse ainsi le lien ontologique entre pantomime et musique : « le signe pantomime s’apparente plus au signe musical qu’à la langue, sauf si celle-ci se fait poésie ». Le langage lui-même laisse à la prestation du neveu de Rameau sa part d’esquisse musicale, nous laissant imaginer la musique comme doit le faire le narrateur lorsqu’il est spectateur de la pantomime. Comme si Diderot nous invitait à ne pas écouter les références musicales – à ne pas écouter plus, du moins, que ce que les mots du Neveu décrivant les gesticulations du Neveu nous suggèrent intérieurement.

Se boucher les oreilles : lire selon Le Neveu de Rameau ?

20Les pantomimes du Neveu pourraient ainsi prescrire trois bonnes façons de lire les pages musicales de la littérature : renoncer à la mémoire, à la priorité accordée au sens et à une certaine conception de l’écoute.

21Le Neveu de Rameau, « espace truffé d’allusions » (Salaün, 2016a, p. 15), s’adresse à un lecteur idéal doté d’une grande culture mélomane. On ne compte plus7 les titres d’œuvres ou les bribes d’airs d’opéra que Jean-François Rameau entonne devant la foule ahurie du café de la Régence. Mais, à défaut de les entendre, faut-il tout de même avoir en tête ces musiques ? Le philosophe lui-même avoue ses lacunes lors de la pantomime du clavecin : « Je suis sûr qu’un plus habile que moi aurait reconnu le morceau, au mouvement, au caractère, à ses mines et à quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle. » (Diderot, [1762-1773] 2013a, p. 69) Les failles de « Moi » font écho à celles de tout lecteur à qui la mémoire ou la culture musicale fait défaut devant la référence à un air dans une fiction littéraire. Résonne encore l’avertissement de François Noudelmann : « Une explication abstraite de ces références sonores passe complètement à côté des enjeux esthétiques et sociaux du texte. » Devant la mention littéraire d’une musique, le lecteur ne pourrait qu’en retrouver, éventuellement, le souvenir, à la triple condition que la musique existe, qu’elle soit identifiée dans le texte et qu’il l’ait en mémoire. Comme l’écrit Patrick Taïeb (2016, p. 35), « il faut admettre que bien des allusions et des pointes renvoyant à l’univers musical sont devenues illisibles pour le lecteur moderne et qu’on ne lit pas Le Neveu sans éprouver un profond sentiment de frustration ». L’admirable travail fourni par l’équipe en charge de l’édition bilingue multimédia doit, dans cette perspective, être salué. Toutefois, l’aveu d’échec du philosophe (« un plus habile que moi… »), qui ne reconnaît pas les références, pourrait s’entendre tout autrement, comme une consigne implicite : Diderot ([1762-1773] 2013a, p. 117), en précisant que le philosophe se dit admiratif et « touché de pitié », suggère que le réflexe mélomane8 de reconnaître les œuvres n’est pas une condition nécessaire pour ressentir les effets de la pantomime, et, à travers elle, de la musique transposée.

22L’expérience du lecteur pourrait là encore s’inspirer de celle du philosophe. Les théories récentes de la lecture abondent en effet dans ce sens : on associe trop souvent la stimulation de l’imagination avec le degré de vraisemblance d’une description. Jean-Marie Schaeffer (2002) a montré au contraire que la fiction autorise à évacuer la dimension référentielle : « ce qui importe dans le cas de la fiction, ce n’est pas de savoir si ses représentations ont ou n’ont pas une portée référentielle, mais d’adopter une posture intentionnelle dans laquelle la question de la référentialité ne compte pas. » Notre imagination ne se limite jamais à la somme des détails d’une description, et ce pour deux raisons : d’abord parce que le lecteur appuie sa lecture sur des savoirs ; ensuite parce que l’imagination s’empare avec une certaine licence (aux contours incertains d’ailleurs) des données fournies par le texte. Ainsi, non seulement un auteur n’a pas besoin d’écrire que le violon est en bois pour qu’on l’imagine tel ; mais en outre la simple lecture d’un mot ou d’un titre d’œuvre peut parfaitement nous faire entendre intérieurement des sons, que l’on connaisse ou non l’œuvre en question (même si les sons qu’on entendra ne seront pas les mêmes dans un cas et dans l’autre). En dépit de son attachement à la diffusion des enregistrements, François Noudelmann reconnaît d’ailleurs que toute lecture stimule nécessairement notre imagination auditive : « La référence au rugissement d’un lion, par exemple, peut produire la fiction d’une écoute liée à la mémoire des bruits de lion qui ont été entendus par un lecteur » (2019, p. 194). Mais il s’en tient à l’idée que c’est le souvenir qui suscite l’audition « fictive ». Or on peut aller plus loin, et postuler l’idée d’une audition indépendante du savoir sonore ou musical du lecteur.

23De fait, les conceptions pragmatiques de la lecture, sensibles aux simulations sensorielles, pourraient ouvrir une nouvelle voie pour penser les relations entre texte et musique. Comme l’a suggéré Timothée Picard (2014, p. 396), « l’existence de “schèmes images” ou d’“images incarnées” polysensorielles » révélée par les nouvelles perspectives cognitives pourrait renouveler l’idée de la correspondance des arts, qui « ne saurait [plus] être reléguée au seul rang de chimère plus ou moins fantaisiste ». Le point de rencontre se situerait moins au croisement de deux œuvres ou de deux arts, que dans notre audition intérieure, là où l’on croit entendre la voix des personnages ou les sons seulement décrits par les mots. La lecture pourrait même avoir la capacité de faire naître chez le lecteur de la musique sans qu’il y ait nécessairement remémoration, qu’il s’agisse d’un bruit ou d’une référence musicale. « Si le roman donne à voir de diverses façons », explique Alain Trouvé (2010, p. 7), « il donne également à entendre au sens acoustique du terme et peut-être au-delà, selon des modalités variées, de l’audition racontée à la musique mimée par le texte romanesque, par quoi l’écriture narrative tend vers le poème ». Le lecteur endosserait de ce fait une responsabilité bien supérieure à celle qui lui est souvent accordée9.

24Après avoir renoncé à la mémoire, le mélomane doit aussi, à bien lire Diderot, renoncer au primat du sens sur le son. La folie apparente du Neveu – peut-être faudra-t-il « le jeter dans un fiacre et le mener droit aux Petites-Maisons » (Diderot, [1762-1773] 2013a, p. 117) – pourrait nous dire que l’on doit se départir d’une perception qui serait trop assujettie à la raison. Les interrogations sur les représentations littéraires de la musique – ekphrasis sonores ou mélophrasis – sont souvent davantage associées à la question du sens de la musique qu’à la faculté du lecteur à imaginer des sons. Pour François Noudelmann (2019, p. 224), la compréhension du sens l’emporte sur l’audition du son : « La question à laquelle nous tentons de répondre depuis le départ de cette mise sur écoute des textes théoriques se résume ainsi : les sons que nous entendons à la lecture des textes ont-ils un sens ? » Même Béatrice Didier, en fin de compte, semble conclure à l’impossibilité d’« enserrer la musique dans le filet des mots », en raison d’une incompatibilité des langages :

Peut-être aussi le personnage du musicien n’est-il fascinant pour l’écrivain comme pour son lecteur que parce qu’il permet de dissimuler une absence. Il est possible de représenter un musicien, de lui donner un nom, une certaine apparence physique, d’imaginer ses aventures, il est même possible d’évoquer son travail, ses affres et ses illuminations, mais il n’est pas possible de représenter la musique ; c’est là que butte le romancier, parce que son langage n’est pas le même. (Didier, 2018, p. 309)

25Or Diderot semble suggérer que le défi que lance la musique à qui en parle ne saurait être pensé en termes de différence de langage – quel objet du monde aurait un langage commun avec les mots ? –, sous peine de recourir à une pétition de principe (prouver que musique et littérature sont différentes car elles ne partagent pas le même langage, et n’ont donc pas le même rapport au sens). La musique, nous dit Le Neveu, n’a pas besoin d’être placée sur le terrain du sens pour être approchée par les mots, ni pour faire de l’écoute une véritable activité.

26Enfin, c’est aussi à une certaine conception de l’écoute que la pantomime nous invite à renoncer. D’une part, l’auteur des Principes généraux d’acoustique (1748) ne manque pas, à plusieurs reprises, de faire le choix d’une surdité volontaire. C’est un geste assumé de pure prévention dans Le Neveu de Rameau – quand Rameau « enflait sa voix », « nous mettions nos doigts dans nos oreilles », rapporte le narrateur (Diderot, [1762-1773] 2013a, p. 118) –, mais dans la Lettre sur les sourds et muets, il s’agit d’une méthode pour mieux juger l’interprétation théâtrale de pièces que l’on connaît déjà par cœur10. On trouve d’ailleurs un autre passage dans le dialogue entre Moi et Lui où, à propos de l’imitation en musique, Rameau incite le philosophe à se boucher les oreilles. Le Neveu invite à faire abstraction de la musique entendue pour juger de la conformité du chant au modèle déclamatif :

[…] quel est le modèle du musicien ou du chant ? C’est la déclamation, si le modèle est vivant et pensant ; c’est le bruit, si le modèle est inanimé. Il faut considérer la déclamation comme une ligne, et le chant comme une autre ligne, qui serpenterait sur la première. Plus cette déclamation, type du chant, sera forte et vraie, plus le chant qui s’y conforme la coupera en un plus grand nombre de points ; plus le chant sera vrai et plus il sera beau ; et c’est ce qu’ont très bien senti nos jeunes musiciens. Quand on entend : Je suis un pauvre diable, on croit reconnaître la plainte d’un avare ; s’il ne chantait pas, c’est sur les mêmes tons qu’il parlerait à la terre, quand il lui confie son or et qu’il lui dit : Ô terre, reçois mon trésor. (Diderot, [1762-1773] 2013a, p. 112)

27Bien écouter et bien juger la musique passe par sa mise en sourdine (« s’il ne chantait pas »), qui permet de percevoir le modèle naturel qui sous-tend son écriture. D’autre part, le Neveu pourrait même incarner tout auditeur qui, au lieu d’être passif, fait de l’écoute un parcours attentionnel à travers toutes les strates sonores :

Il insistait sur les endroits où le musicien s’était particulièrement montré un grand maître. S’il quittait la partie du chant, c’était pour prendre celle des instruments qu’il laissait subitement pour revenir à la voix, entrelaçant l’une à l’autre de manière à conserver les liaisons et l’unité du tout. (Diderot, [1762-1773] 2013a, p. 117, nous soulignons)

28Avec la pantomime, l’écoute et l’interprétation se confondent. L’écoute, telle que Rameau en donne le spectacle, demande à l’auditeur une sorte d’orchestration intérieure. Le personnage erre entre l’écoute d’une musique purement intérieure et l’interprétation rhapsodique de celle-ci. Le Neveu se retrouve « l’instrument d’une partition dont il n’est pas l’auteur, qui n’a pas d’auteur » (Salaün, 2012, § 53). Dans Écoute. Une histoire de nos oreilles (2001), Peter Szendy a montré que l’écoute pouvait être tout aussi active qu’une lecture, qu’une interprétation. Il ne s’agit pas pour autant de trouver à tout prix un sens à la musique, mais plutôt d’accomplir un ensemble d’actions, inhérentes à l’acte, sans cesse adressé, d’écouter :

Que puis-je donc faire pour faire écouter cette écoute, la mienne ? Je peux répéter, je peux rejouer quelques mesures en boucle, et je peux dire, redire ce que j’entends. […] Je soulignerais telle phrase, je doublerais telle note, j’écouterais telle mesure pour mettre l’accent sur tel motif, j’imaginerais et je transcrirais peut-être l’orchestre virtuel que j’entends pour qu’il te joue, sous ma direction, l’inflexion exacte de ce moment, dûment préparé et quitté avec art, tel qu’il résonne précisément à mon oreille. Je me ferais adaptateur, transcripteur, orchestrateur, bref, arrangeur, pour signer et consigner mon écoute dans l’œuvre d’un autre. (Szendy, 2001, p. 22)

29Peut-être le philosophe du récit de Diderot aurait-il à son tour pour fonction d’incarner un absent – à savoir celui que Peter Szendy a récemment nommé l’« auditaire », « cette oreille de l’autre, cette oreille surnuméraire à laquelle l’écoute est adressée en moi, ce […] destinataire intime de l’écoute » (Szendy, 2024, p. 810). « [A]daptateur, transcripteur, orchestrateur, bref, arrangeur » : ce pourrait être là une belle façon de décrire, dans la continuité de la fiction de Diderot, la pantomime intérieure qui se joue dans toute écoute, et en particulier dans toute écoute-lecture littéraire de la musique.

Conclusion : sur les « chemins que l’oreille ignore »

30Si « la fiction de Diderot constitue une tentative inouïe, un véritable défi artistique » (Salaün, 2012, § 52), on a vu comment cela tient aussi, en partie, à la façon qu’a Diderot de solliciter son lecteur. Frédérique Arroyas (2001, p. 10), de façon assez précoce, se montrait déjà consciente du renouvellement théorique que nécessitait la construction d’une conception de la lecture qui considérât la relation du lecteur aux évocations et descriptions musicales dans les textes, et plus largement à la dimension sonore des œuvres littéraires : « C’est aux lecteurs que revient la tâche d’actualiser les ressources aurales [auditives – DD] du langage écrit. L’acte de lecture est en effet beaucoup plus qu’un simple décodage menant à la compréhension d’un texte : la lecture fait intervenir le corps, l’imagination, la mémoire11. » Pourtant, ni le tournant musicologique autour de l’écoute, dans les années 200012, ni les théories récentes de la lecture sensible aux simulations sensorielles n’ont encore suscité tous les développements qu’ils appelleraient dans le champ musico-littéraire.

31Le texte de Diderot invite à mesurer combien « l’écoute emprunte des chemins que l’oreille ignore : des détours par d’autres sens que l’ouïe, par des idées sur autre chose que la musique, par des pratiques acheminées d’ailleurs » (Sklower, 2013, § 3). Loin du « face à face [sic] entre une œuvre et un récepteur », la musique, poursuit Jedediah Sklower, « n’advient qu’à condition d’emprunter des digressions productives ». C’est donc bien une certaine approche audacieuse de la musique qu’il fallait adopter pour sonder à nouveaux frais cette « expérience de spectacle intérieur » (Salaün, 2012, § 56) que constitue Le Neveu de Rameau, et pour déduire des scènes de pantomime qu’il contient les linéaments d’une conception nouvelle à la fois de l’écriture et de la lecture des évocations musicales. Diderot, en effet, semble laisser entendre, d’une part, que la littérature (ou l’art des mots du moins) pourrait gagner à apprendre des faiblesses de la musique, qui imite d’autant mieux qu’elle le fait moins précisément ; d’autre part, que les discours qui imitent la musique feront l’objet d’une réception d’autant plus émue que celle-ci renoncera davantage aux ressources de la mémoire (et du savoir), au souci du sens, et à l’obsession des apparences sonores de la musique. Et ce sont là aussi, sans doute, les conditions de cette lecture véritablement créative, voire créatrice, que décrivait Béatrice Didier dans La Musique des Lumières :

Le lecteur entend d’abord les sons mêmes des mots qu’il lit […]. Quand il s’agit de dire la musique, il entend encore autre chose, et surtout si, comme dans Le Neveu, il voit en même temps. Il entend une musique qui n’est pas forcément celle à laquelle pensait l’écrivain. À son tour il interprète ou même il invente. […] Jamais deux lecteurs n’auront entendu le même « opéra fabuleux » en lisant Le Neveu de Rameau. (Didier, 1985, p. 346)

32Au croisement de la réception et de l’invention, de la lecture et de l’écoute, de la littérature et de la musique, le lecteur n’a pas fini de « lire autrement ».