Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Essais
Fabula-LhT n° 3
Complications de texte : les microlectures
Christine Noille-Clauzade

Le commentaire rhétorique classique : un modèle de microlecture non herméneutique

Cet article a été écrit en collaboration avec l’équipe Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution.

Rhétorique contre commentaire

1La tradition théorique contemporaine (puisque tradition il y a) attribue généralement aux herméneutes l’usage et le goût de la microlecture, celle qui sait se déployer avec tact et en profonde sympathie au cœur d’une œuvre ; elle exclut dans le même mouvement ces démonstrateurs et démonteurs dans l’âme que ce sont les rhétoriciens. Question d’éthos, mais pas uniquement.

2Pour reprendre les développements de L’Arbre et la source (Le Seuil, 1985), l’ouvrage que Michel Charles a consacré aux deux branches de la critique littéraire qu’il nomme « commentaire » et « rhétorique », il est aisé de plaider pour une opposition méthodologique entre les deux « sœurs ennemies » : d’un côté (celui de la microlecture commentatrice), une lecture myope, focalisée sur un seul ensemble opéral et remontant « à la source » du texte ; d’un autre côté (celui des rhétoriques anciennes ou modernes), une analyse à distance et pluritextuelle, classant dans un « arbre » logique ses exemples collectés au gré des œuvres.

3Il est tout aussi probant de souligner leur opposition épistémologique : pendant que la lecture en sympathie vise à approfondir la lettre du texte par ce supplément d’âme qu’est l’interprétation, la rhétorique travaille dans les fonctionnements et les procédures, visant à modéliser des descriptions ordonnées, des ensembles de règles ou de régulations en deçà de toute interprétation.

4Si nous superposons ces deux axes, nous dirons qu’à l’herméneutique du singulier s’oppose une modélisation analytique du typique.

5Cela étant, une telle démonstration repose sur deux présupposés qui n’ont rien d’évident : d’une part, l’association de l’examen détaillé à un projet d’interprétation, d’autre part l’assimilation de l’analyse des régularités fonctionnelles à un travail dans la transtextualité.

6À la conjonction de ces deux présupposés intervient implicitement le statut idéologique du texte : dans la mesure où son identité est interprétée en termes d’unicité et d’infinitude métaphysiques (ou esthétiques), il interdit par préjugé une analyse qui l’aborderait en termes de spécificité rationnelle, c’est-à-dire d’agencement modélisable de traits, procédures ou fonctionnements typiques. Inversement, il en appelle à une stratégie herméneutique de pluralisation du sens.

7Mais de droit, il est possible d’envisager une analyse rationnelle des fonctionnements textuels mobilisés dans une seule configuration donnée, qui se focaliserait sur la spécification d’un modèle opératoire pour comprendre les opérations à l’œuvre dans le texte et s’arrêterait avant l’étape de restitution et d’enrichissement du sens.

8Ajoutant qu’une telle hypothèse n’est recevable que par abandon (ou mise entre parenthèses, suspension méthodique, etc.) du statut idéologique du texte rappelé ci-dessus : la métaphysique du textuel, emblématique de notre modernité, cède le pas à une technologie textualiste qui fragilise le texte, le considérant comme un état actuel de combinaison des procédures, concurrencé par un ensemble indéfini de combinatoires alternatives – et on aura reconnu là la notion de « possibles textuels », telle qu’elle a été développée dans le dernier ouvrage de Michel Charles, Introduction à l’étude des textes (Le Seuil, 1995).

Pour un commentaire rhétorique : un modèle théorique, des modèles dans l’histoire

9Car après avoir opposé le commentaire et la rhétorique sous l’angle de leur méthodologie et de leur épistémologie, Michel Charles entreprend dans cet opus complexe de modéliser un commentaire proprement rhétorique, qui s’abstienne de toute interprétation et se focalise sur les fonctionnements théoriques du texte dans sa singularité. Pour ce faire, il construit de chapitre en chapitre plusieurs modèles d’analyse en prise avec des textes consacrés (Rabelais, Montaigne, Rousseau…).

10Nous avons là une théorisation forte – la seule à ce jour, nous semble-t-il – qui valide une critique commentatrice non herméneutique, centrée sur le détail et la spécificité fonctionnels de la configuration textuelle. Ajoutons que les subtilités des analyses ainsi que l’implicitation de leur positionnement épistémologique ont en partie brouillé la lisibilité d’une telle proposition, pour reprendre les conclusions d’une communication donnée dans le cadre du séminaire Fabula en décembre 20051.

11À la fin de cette même communication, nous en arrivions à peu près à l’idée que l’identification (la théorisation) d’un modèle possible de fonctionnement pouvait être appréhendée de façon trans-historique ou supra-historique comme elle pouvait être appréhendée en situation, à travers son interprétation (son application, son actualisation) dans l’histoire.

12En l’occurrence, notre hypothèse ici même est qu’il est possible de décrire le(s) fonctionnement(s) du commentaire rhétorique (au sens de Michel Charles) en s’appuyant sur des modèles historiquement attestés de commentaire rhétorique (au sens de la Renaissance et de l’âge classique).

13Car le commentaire rhétorique a pour lui une histoire fournie, qui semble complètement oblitérée par notre modernité et que l’équipe de recherche Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution (« Rare », E.A. 3017, dir. Francis Goyet, Université Stendhal Grenoble 3) s’emploie à restituer, principalement dans son actualité épistémologique (bien plus que dans son évolution historique) : nous œuvrons en élèves de la rhétorique commentatrice renaissante et classique, essayant de comprendre comment elle fonctionne, et non en historiens des idées, volontairement insensibles aux genèses et aux influences.

14Autrement dit, ce que les travaux de Charles élaborent dans un paradigme moderne (linguistique et sémantique), le commentaire rhétorique renaissant et classique le réalise dans un paradigme représentationnel (grammatical et logiciste).

15D’où l’intérêt épistémologique de notre recherche : nous analysons peu à peu dans toute sa complexité un modèle historiquement attesté de commentaire rhétorique, avec, au bout du compte, l’idée que ce modèle actualisé pourra servir de référence et de ferment pour tous les modèles possibles de notre modernité en matière de commentaire non herméneutique.

16Le commentaire rhétorique a une histoire fournie : en durée (du xve au xixe siècle), en nombre (200 000 pages repérées, 60 000 numérisées par l’E.A. « Rare »), mais aussi en importance : il transmet la mémoire et le culte des modèles antiques (Cicéron, Virgile, Tite-Live, bien sûr, et au-delà, tous les auteurs, historiens ou poètes, de la latinité).

17Au cœur de l’humanisme renaissant et classique, il existe donc une pratique critique qui a pour caractéristiques essentielles :
(1) de fournir un commentaire linéaire de chaque œuvre du patrimoine, commentaire linéaire disponible en édition imprimée à part, sans avoir le texte commenté en regard, mais en ménageant tout un système de références ligne à ligne et mot à mot [=> caractéristique méthodologique] ;
2) de s’abstenir de tout commentaire non rhétorique, que ce soit des commentaires « grammaticaux » et historiques – explicitation d’allusions historiques et mythologiques – ou des commentaires interprétatifs allégoriques ou moraux [=> caractéristique épistémologique] ; les commentaires rhétoriques continus analysent linéairement la dispositio et/ou l’inventio des textes, exceptionnellement leur elocutio ;
et (3) d’avoir une assise institutionnelle forte : cette pratique occupe, en effet, dans la ratio studiorum jésuite strictement la moitié des leçons durant toute l’année de classe consacrée à la rhétorique ; et des manuels de commentaires virgiliens, cicéroniens, etc., sont donc donnés à l’impression, pour aider les maîtres et peut-être les élèves [=> caractéristique institutionnelle].

Bref aperçu du commentaire rhétorique dans le cursus studiorum jésuite

18Rappelons comment s’orchestre l’enseignement de la rhétorique classique : située après les trois années consacrées à la grammaire puis aux humanités (cette dernière classe produisant déjà un commentaire linéaire, mais d’abord philologique et historique, sans s’interdire à l’occasion des remarques brèves sur les figures d’éloquence voire sur la stratégie d’argumentation), et avant les années de philosophie, la classe de rhétorique s’organise en deux types d’enseignement, les « prélections » (leçons) et les « exercices ». La correction et la composition des exercices encadrent, dans chaque demi-journée de travail, le temps dévolu à la « leçon ».

19Mais il existe deux types de prélections : l’une – sur une demi-journée – consacrée à la présentation dialectique d’une notion (exposé des différentes définitions en présence, option argumentée pour une des définitions, modulation par confrontation de divers exemples tirés d’auteurs différents) ; l’autre – sur l’autre demi-journée – consacrée à la lecture suivie d’un texte de l’antiquité, accompagnée d’un commentaire rhétorique ligne à ligne ou vers à vers – en fait, sautant de blocs textuels (ou micro-unités argumentatives) en blocs.

20Ce commentaire rhétorique oral comporte trois étapes fondamentales : 1. « On exposera le sens du texte » (= spécification de l’argumentum, l’argumentaire général) ; 2. analyse de l’inventio et de la dispositio (orchestration des argumentations, repérage des arguments-type mobilisés – ou topoï, lieux – et des effets poursuivis) ; 3. confirmation par les définitions générales. Peuvent s’ajouter des comparaisons avec d’autres textes, des essais de récriture, une appréciation des « mots » dans leur pouvoir d’ornementation et d’enrichissement du sujet. Il est clair cependant que « le maître n’entreprendra pas de poursuivre toutes ces études à la fois, mais il en fera un choix, et s’occupera de celles qui lui paraissent le plus opportunes » [Programme et règlement des études de la Société de Jésus (1816, 1832, 1858), … traduction par H. Ferté, Paris, Hachette, éd. de 1892 ; en ligne à l’adresse suivante :
http://www.ac-nancy-metz.fr/enseign/philo/textes_reglementaires/Ratiostudiorum.rtf
D
e fait, si l’on en croit les commentaires imprimés, les rhéteurs se focalisent tout au long de la période sur les trois premières étapes.

21Dans l’empire de la rhétorique, le commentaire linéaire occupe ainsi autant de place que les considérations spéculatives : d’où, accessoirement, l’abondance des ouvrages spécialisés ; d’où surtout l’importance de saisir le rôle épistémologique de ce commentaire linéaire qui complète voire modifie considérablement l’apport de la rhétorique spéculative.

22Car l’enseignement majeur qui en découle est que les commentaires enrichissent de façon prodigieuse notre appréciation des notions rhétoriques, par les usages hétérogènes et parfois contradictoires qu’ils en font.

23À ce point de notre leçon, il convient incontestablement d’abandonner la pure spéculation, et d’aborder la lecture suivie d’un texte (certes critique) : commentateurs d’un commentaire, après avoir (un peu) déblayé un espace de pertinence dans le champ de la métacritique. Nous nous proposons donc de prendre appui sur plusieurs commentaires d’un même texte, le discours d’Anchise à Enée au chant II de l’Enéide (vers 638-650) : au moment où les derniers des Troyens choisissent de fuir la ville saccagée, le vieil Anchise, lui, refuse de partir.

24Pour permettre la confrontation des références (qui s’effectuent sur les vers latins numérotés), nous donnons en regard d’une traduction récente de Virgile, le texte latin vers à vers ; mais nous donnons en traduction les commentateurs (nous réservant la possibilité de donner entre crochets telle ou telle expression latine).

Le texte commenté, ses commentateurs

25TEXTE COMMENTE : Enéide, II v. 638-650 : voir [ANNEXE 1]

26Présentons maintenant les commentaires que nous allons mettre en regard :
1. Pour mémoire, nous donnons le début du (relativement) célèbre commentaire de Servius : il s’agit d’un commentaire antique essentiellement grammatical, repris dans la classe des humanités. Nous omettons les remarques philologiques (du type « tel mot signifie que… ») et historiques (explication des références mythologiques, en particulier sur la fin du texte) et nous donnons intégralement les remarques qui portent sur le premier vers, puisqu’il s’agit de considérations éminemment rhétoriques (exposé très fin de l’argumentum et explication du genre de discours utilisé). [ANNEXE 2]
2. Les notes d’une grande traduction française de référence pour la seconde moitié du xxe siècle, dues à Maurice Rat : elles témoigneront ici de ce que peut l’histoire littéraire en matière d’établissement du sens littéral (explicitation des références mythologiques, des « sources » possibles) et en matière de formulation d’hypothèses interprétatives (au nom de quoi Anchise peut-il affronter l’idée d’une absence de sépulture…), et de ce qu’elle ne sait plus faire – absence d’établissement de l’argumentum, du pourquoi du propos d’Anchise [ANNEXE 3].
3. Le premier commentaire spécifiquement rhétorique sera celui du padouan Ferrazzi (1694) : Ferrazzi « découpe » 88 discours dans l’Enéide, qu’il analyse ensuite vers à vers (par repérage de tous les micro-blocs argumentatifs mobilisés par les locuteurs). Dans l’en-tête de chaque commentaire, il donne l’argumentaire général du discours, puis le but visé (les « motus », les passions de l’auditeur), la situation de l’orateur (son état d’esprit, ses « mores »), les « lieux » communs (arguments-type) exemplifiés et / ou les différentes parties de la dispositio. Ensuite son analyse linéaire explicite les types d’argumentation utilisés en les restituant étape par étape et / ou indexe le début de chaque « partie ». Le manuel constitue ainsi une topique appliquée, dont le classement ne serait pas par type de lieu, mais par ressource textuelle. Le commentaire rhétorique de Ferrazzi restitue le commun, le repérable, l’exemplaire dans chaque discours, plus que la conjonction singulière de procédés [ANNEXE 4].
4. Il en va tout autrement du second exemple de commentaire rhétorique, celui de l’allemand Lauban (1610). Sous la dénomination générale de « Récusation d’Anchise », Lauban analyse vers à vers la constellation singulière d’arguments impliquée dans la stratégie de persuasion que développe Anchise. Lauban produit ainsi un modèle rationnel d’arguments emboîtés dont l’ensemble constitue ce qu’il nomme l’« archétype analytique » des vers 638-650.

27Soulignons-le : il s’agit d’une analyse parfaitement linéaire, strictement rhétorique (ne sont exhibées que les procédures d’inventio, d’argumentation persuasive) et parfaitement singulière, focalisée sur la composition d’un tableau analytique des arguments, lequel prend la forme – rêvée par Michel Charles – d’un arbre logique.

28Au bout de chaque branche, défilent les numéros des vers référés, dans l’ordre ; mais cet ordre syntagmatique qu’on retrouve ainsi à la fin est totalement intégré et subordonné à un ordonnancement logique, traduit par les embranchements progressifs des ressources argumentatives [ANNEXE 5].

29Ainsi, tandis que Ferrazzi produit un commentaire rhétorique exemplarisant, qui exhibe le commun dans le particulier, Lauban invente un commentaire rhétorique singularisant, qui construit pour chaque texte un fonctionnement archétypal singulier : au plus près de la micro-lecture, et en même temps, complètement du côté de la rhétorique.

30Devant ces « objets » intellectuels insolites, inactuels, jouons au jeu des ressemblances et des différences et tentons ainsi quelques remarques en guise de commentaire.

Tout énoncé est discours

31Quel est le présupposé commun qui fonde toutes les réflexions rhétoriques de Servius à Lauban, et qui fait défaut dans l’annotation de M. Rat ? Le postulat fondamental est que le propos d’Anchise est un discours persuasif, c’est-à-dire un ensemble d’énoncés qui projette (1) de prouver quelque chose (2) à quelqu’un (3) dans une situation pragmatique et un état d’esprit du locuteur particuliers. Ce que le titre de Ferrazzi résume ainsi : « Discours adressé à Enée par Anchise refusant de vivre après la destruction de sa patrie ».

32(1) Anchise donne les raisons pour lesquelles il ne veut pas fuir : il s’agit donc d’une délibération (argumentation en faveur d’un choix sur un acte à venir). Cela veut dire que le tissu énonciatif est appréhendé dans sa seule dimension de raisonnement. Ferrazzi identifie dans la trame discursive cinq raisonnements, juxtaposés (par exemple : « Il soutient le même point de cette manière ») ou emboîtés (par exemple : « il prouve la Mineure [i.e. ici la deuxième partie du raisonnement précédent] par l’argument-type de l’avant, etc. »). Quant à Lauban, il construit une stratégie argumentative complexe dont la structure est donnée par l’arbre logique. Encore une fois, pour les rhétoriciens, l’énoncé est raisonnement, autrement dit, prévaut une conception logiciste (et partant, technique) de la textualité comme lieu d’un fonctionnement, d’une opération, d’une procédure technique (argumentative) complexe.

33(2) Anchise répond à son fils Enée qui l’invite à fuir avec les survivants de la tragédie : il s’agit donc également d’une dénégation, d’une récusation (refus d’accompagner Enée) : c’est d’ailleurs ainsi que le décrit Lauban à l’embranchement source de tous les autres embranchements.

34(3) Concernant la situation historique, on pourrait dire, en paraphrasant Queneau au début des Fleurs bleues, qu’elle est « plutôt confuse ». En effet, un choix moral impossible s’offre à tous : soit, incarnant les vertus de la constance et du courage qui ont fait leur réputation, les Troyens ne désertent pas le théâtre des opérations et meurent jusqu’au dernier ; soit, au prix de la désertion et de la déroute, les survivants peuvent espérer refonder Troie et perpétuer sa nation.

35Secondée par l’avis des dieux, la jeune génération a opté pour la seconde alternative ; Anchise, lui, opte pour la première : mais il est doublement piégé, en tant que père et en tant que Troyen. Il désire tout autant la survie de son fils et de la nation troyenne qu’il souhaite voir perpétuer les valeurs identitaires héroïques qui ont cimenté la même nation.

36La situation pragmatique est ainsi fondamentalement perturbée : Anchise doit à la fois donner les raisons de son choix et faire que ces raisons-là ne persuadent pas les autres de s’aligner sur ce choix.

37Or c’est ce qui échappe totalement à l’historien de la littérature Maurice Rat, en tant qu’il en reste à une motivation psychologique et une interprétation culturelle du propos (le discours d’Anchise comme expression de l’état déplorable d’Anchise et reflet d’un état de civilisation). Bien qu’il se soucie du sens littéral comme on le voit ensuite quand il explicite les allusions mythologiques en faisant d’ailleurs référence à Servius, Maurice Rat est cependant passé « à côté » de la motivation générale de ce texte.

38Nous dirons qu’ici l’établissement du sens littéral est insuffisant, précisément parce que l’outillage rhétorique est absent. Ce n’est pas parce que le commentaire rhétorique s’abstient de toute interprétation, de tout apport sur les sens non littéraux, sur les sens moraux ou allégoriques, sur les profondeurs de la conscience, etc., qu’il est inopérant sur la décision du sens littéral.

39Il est au contraire une des ressources les plus fécondes pour construire le sens littéral, pour théoriser un fonctionnement textuel à la fois riche et complexe, ouvert à la multiplicité des interprétations.

Tout énoncé est raisonnement

40Comment se traduit chez nos rhétoriciens la contrainte pragmatique forte que nous avons mise au jour dans la situation d’Anchise ? Servius le premier consacre sa seule remarque rhétorique développée à l’explicitation de ce point sous le chapitre général d’une « obliqua oratio », d’un discours oblique ; et il donne en même temps une clef pour la restitution de cette obliquité : « quodideoapertenondixit », « ce que par conséquent il ne dit pas ouvertement ».

41Car l’implicite est ici au cœur des débats : que font en effet à longueur de remarques les commentaires rhétoriques de Ferrazzi et de Lauban sinon de « restituer »/construire toutes les étapes manquantes (tues/implicitées) des chaînes de raisonnement ? Les deux commentateurs rhétoriciens transforment littéralement le discours source entre un discours hyper-raisonné, qui insère les énoncés sources dans une chaîne d’énoncés complémentaires, avec des mentions récurrentes du type « Il omet la Mineure et ne mentionne que la Majeure » (Ferrazzi), « une Majeure omise par prudence », « Mineure et conclusion sont sous-entendues », etc. (Lauban).

42Toute l’ambiguïté étant d’apprécier à sa juste valeur la nature de ce qu’Anchise sous-entend, autrement dit la stratégie d’Anchise : prouve-t-il que le refus de fuite n’est valable que dans son cas (= description « charitable », de Servius et de Lauban) ou prouve-t-il que le refus de fuite ne peut le laisser que misérable et pitoyable (= description « soupçonneuse » de Ferrazzi, qui, loin de voir de la vertu et de la constance dans cette pseudo-réfutation, note comme « but recherché sur l’auditeur » la pitié, et comme « état d’esprit dans lequel se peint l’orateur » le désespoir) ? Pour Ferrazzi, Anchise dit à peu près : « va, laisse moi mourir », pour signifier « regarde ma misère, ne m’abandonne pas » ; pour Servius et Lauban, Anchise dit à peu près : « Je n’irai pas plus loin », pour signifier « je ne suis pas honteux que vous partiez».

43Cette ambiguïté explique d’ailleurs pourquoi nous avons choisi ce texte comme texte d’ancrage exemplaire des commentaires rhétoriques : mobilisant en effet les ressources de l’ambivalence et de l’indirection, il force les commentaires à exhiber ce qu’ils effectuent habituellement de façon plus discrète, à savoir le coup de force méthodologique qui consiste à transformer le fil de l’énoncé en propositions démonstratives et à produire d’un texte donné, une description qui le rationalise en agencement dialectique.

44Car de façon générale, le commentaire rhétorique classique répertorie les procédures d’argumentation à l’œuvre dans le cas particulier étudié ; autrement dit, il met au point des modèles de raisonnement susceptibles de décrire ce qui se passe dans le fil de l’énoncé.

45Ce faisant, qu’il retrouve des modèles-type exemplifiés superlativement (Ferrazzi) ou qu’il subordonne les modèles-types identifiables à la mise au point d’un macro-modèle, d’un « archétype analytique » général (Lauban), le commentateur rhétorique produit une lecture rationalisante, en accord avec l’idéologie dialectique de la textualité qui est la sienne

Le commentaire rhétorique n’est pas une paraphrase

46Soulignons un point, déjà noté : les énoncés « inventés », construits autour des énoncés-sources sont là pour compléter des raisonnements entiers, c’est-à-dire dans l’optique logiciste, des raisonnements à étapes, avec par exemple Majeure, Mineure, et Conclusion. Ce qui veut dire que ces énoncés-là possèdent une fonction argumentative stricte. Ainsi, pour Lauban, la mention de l’absence de sépulture qui pose tant problème à notre contemporain Maurice Rat (vers 646) vaut comme « argument tiré des circonstances » pour répondre par « anticipation » à une « objection » potentielle.

47Pour qui lit aujourd’hui, avec nos préjugés psychologiques et notre inculture rhétorique, une remarque du type :

48Une exclamation à portée générale anticipe une objection d’Enée : l’objection en effet pourrait être celle-ci : « Mais ainsi il serait privé d’une sépulture honorable » ; Anchise répond par une exclamation élégante en tirant un argument des circonstances de sa sépulture : « Cette privation n’est pas grand-chose, si rien de plus ignoble n’a atteint les morts ! » v. 646

49Un jugement hâtif semble pour nous s’imposer : pure paraphrase avec défaut d’interprétation psychologique, autrement dit impasse sur le cas de conscience « sous-jacent » (voir M. Rat : comment un Ancien peut-il ne pas se soucier de sa sépulture, etc.).

50Pour les maîtres et les élèves de la classe de rhétorique renaissante et classique en revanche, le commentaire n’est pas du tout psychologique ou moral mais strictement technique : il signale un cas exemplaire où Virgile utilise comme preuve une réfutation par anticipation, étayée sur l’argument-type de la circonstance et relevée par une figure d’éloquence remarquable (une exclamation élégante). Anchise réfute, c’est-à-dire qu’il parle du point de vue de l’autre, et non de son propre point de vue, au nom d’une position qui serait éthique ou subjective.

51De façon générale, le commentaire rhétorique est intégralement un commentaire technique, qui construit la technicité argumentative du texte commenté en mobilisant un lexique tantôt discret (« anticipe », « objection », « répond ») et tantôt spécialisé (« tirer un argument des circonstances », « exclamation élégante [epiphonematis] »).

52À supposer que le vocabulaire spécialisé soit quasi absent, comme on le voit au xviiie siècle dans les commentaires d’un Crousaz sur des discours de Tite-Live, et notre défaut de compétence rhétorique ne nous permettra pas d’identifier les usages techniques d’un lexique plus passe-partout, d’y repérer les embrayages du commentaire rhétorique. Autre façon de dire la même chose, il n’y a de paraphrase que pour qui a perdu la clef technique qui motive et structure de telles remarques.

La rhétorique commentatrice ou la clarification des concepts

53La rhétorique est donc à la fois un lexique et une « grammaire » du rapport au texte, un ensemble de notions décrivant des procédures, et un ensemble de régulations établissant l’usage et le domaine de pertinence de ces notions. Les commentaires linéaires s’écrivent certes dans la rhétorique, mais ils écrivent en même temps la rhétorique, en ce qu’ils assument une fonction épistémologique fondamentale dans la structuration de ce « langage » : ils « clarifient », ils font basculer les notions théoriques dans une grammaire fine de leur usage, ils déploient une analyse des conditions de pertinence et de validation des concepts rhétoriques.

54Le rapport entre rhétorique théorique et rhétorique commentatrice n’est donc qu’accessoirement un rapport pédagogique de l’abstrait au concret, du général au particulier. Il est essentiellement un rapport du type de celui qui existe entre l’abstract et l’in extenso, entre un système clos de définitions, et une philosophie pragmatique de ce langage. Par le commentaire, la rhétorique bascule d’une analytique du « langage rhétorique » normal sinon idéal en une analytique du « langage rhétorique » ordinaire, ouverte et en mouvement.

55Les philosophies du langage ordinaire travaillent dans la modulation et la comparaison – dans la singularité du parcours, dans la spécification des conditions d’utilisation des concepts. Du coup, l’intéressant, avec le commentaire rhétorique classique, c’est assurément le parcours qu’il nous propose dans le texte commenté – rejoignant en cela l’intérêt de toute micro-lecture ; mais c’est encore (et peut-être surtout, pour le théoricien de la rhétorique) le parcours des notions qu’il établit lui-même dans le fil de son propre texte.

56Car le commentaire rhétorique n’énonce pas cette analytique « ouverte » et « ordinaire » du langage rhétorique : il l’applique. Mais il nous force du même coup à la restituer et à l’expliciter, pour comprendre la logique de ses cheminements et de ses repérages, pour comprendre intensivement et extensivement ce que veulent dire les termes de la rhétorique – ce que veut dire un « argument-type », ce que veut dire un « argument-type tiré des circonstances », ou « du dissemblable » (Ferrazzci, Lauban), ce que veut dire un pathos produit par un argument-type (Ferrazzi), et comment comprendre la liste des arguments-type déterminant/définissant la technique du pathos de la pitié (référence de Ferrazzi à Aristote).


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57L’équipe Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution, sous l’impulsion de Francis Goyet, s’est donnée comme projet de mettre en ligne ces commentaires rhétoriques ainsi que les traités les plus usités, en les adossant à un moteur de recherche. À terme, le « visiteur » du site pourra, en soumettant une requête du type « exorde », « comparaison » ou « pitié », accéder à la fois aux définitions abstraites concurrentes de la notion, à ses occurrences dans les commentaires linéaires et à la lecture des passages littéraires en regard desquels elle a été mobilisée. Libre au lecteur de construire lui-même sa propre réflexion sur cette confrontation, selon ses intérêts, ses buts, sa méthodologie. Mais l’existence même de cette offre plurielle, de cette pratique rhétorique qui passe par la micro-lecture, l’obligera, quels que soient ses choix, à se départir, sur les questions de rhétorique, d’un point de vue dogmatique et normatif, et à expérimenter pour son propre compte les incertitudes de la multiplicité. Ce projet numérique aura pour nom Orator.

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