Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 3
Complications de texte : les microlectures
Maxime Abolgassemi

La lumière dans la maison de l’oncle (Aurélia) et le vertige de la microlecture

1L’exercice de critique littéraire que Jean-Pierre Richard pratiqua sous le nom de « microlectures1 » a parfois consisté à faire parler un simple extrait d’œuvre, considéré comme suffisamment autonome et riche de signifiance2 potentielle (un début de chapitre de la Sorcière de Michelet, un passage de Dieu de Victor Hugo) ; d’autres fois, il s’agissait d’interroger un motif dans ses linéaments les plus sinueux (l’étoile chez Apollinaire ou le casque chez Céline). Ainsi résumée sa démarche paraît bien peu originale, et même très conventionnelle : dans le premier cas c’est l’étude « d’une page », qui rappelle le canon le plus éculé, celui de l’oral d’examen du baccalauréat (selon une découpe volumétrique inchangée jusqu’à nos jours) ; dans le second, c’est le « parcours thématique » lui aussi peu innovant a priori, dont veulent rendre compte des textes réunis en « groupements ». Elle fut pourtant très novatrice, au contraire, dans un contexte de triomphe du structuralisme, puisqu’il y est essentiellement question de suivre la plus impalpable des sensations, de se laisser emporter par l’impulsion la plus irraisonnée et subjective. Le texte est alors, en effet, pensé comme un paysage qui fait résonner en nous une note propre, une note qui fait vibrer notre âme (selon une image stendhalienne revendiquée). Par ce « don musical d’ébranlement3 », qui nous touche ainsi intimement, le texte-paysage dévoile sa nature de fantasme, « c’est-à-dire comme mise en scène, travail, produit d’un certain désir inconscient4 ».

2Un mystère demeure cependant dans l’écart entre la voie d’entrée, ponctuelle et subjective, et l’ampleur du travail de l’interprète, qui soulève du texte des pans de plus en plus importants pour aboutir à une compréhension objectivement essentielle du corpus intégral. Tout repose ainsi sur une sorte de pari à l’égard de ce que j’appellerai la vertu herméneutique de la disproportion, sur la conviction qu’un détail, infime mais bien choisi, révèle autant sur l’ensemble qu’un travail analytique totalement et massivement engagé. La microlecture relève alors bien sûr de l’économie de la synecdoque (étudier une partie pour le tout) mais, plus subtilement encore, du paradoxe d’une litote (étudier le plus petit, voire le moins notable, pour en révéler le plus massif).

3On se propose de suivre cette méthode en toute connaissancede ces présupposés, et de l’appliquer à la lettre à une impression des plus ténues: la nature d’une lumière. Le texte étudié est Aurélia5 de Nerval, tandis que dans un paysage visité dans le monde de cette « seconde vie » du songe, le rêveur entre dans une maison. Il la visite une première fois à l’ouverture du chapitre IV, sur les bords du Rhin :

Un soir, je crus avec certitude être transporté sur les bords du Rhin. En face de moi se trouvaient des rocs sinistres dont la perspective s’ébauchait dans l’ombre. J’entrai dans une maison riante, dont un rayon du soleil couchant traversait gaiement les contrevents verts que festonnait la vigne. Il me semblait que je rentrais dans une demeure connue, celle d’un oncle maternel, peintre flamand, mort depuis plus d’un siècle. (p. 702)

4La seconde fois, c’est un rêve qui ouvre le chapitre VI :

Je me trouvai tout à coup dans une salle qui faisait partie de la demeure de mon aïeul. Elle semblait s’être agrandie seulement. Les vieux meubles luisaient d’un poli merveilleux, les tapis et les rideaux étaient comme remis à neuf, un jour trois fois plus brillant que le jour naturel arrivait par la croisée et par la porte, et il y avait dans l’air une fraîcheur et un parfum des premières matinées du printemps. (p. 708)

5Le rapprochement de ces deux passages fait apparaître l’importance de la lumière qui règne dans ce lieu. Soleil couchant qui éclaire gaiement la maison, jour très brillant qui rayonne dans la salle, visiblement cette qualité lumineuse caractérise la demeure pleine de fraîcheur printanière alors que des « rocs sinistres » l’environnent. La remarque faite sur ce « jour trois fois plus brillant que le jour naturel » la singularise plus encore. Nerval, lorsqu’il décrit un peu plus loin des flaques d’eau (pendant la traversée du globe en fusion) « suspendues comme le sont les nuages dans l’air », note que la matière diffère « de l’eau terrestre », car propre à ce monde des Esprits (p. 718). Est-ce le cas pour cette lumière ? De quelle nature est-elle donc dans un tel lieu ? Mais subsidiairement aussi : avons-nous raison de vouloir répondre à de telles questions sur la foi d’une lecture si manifestement impressionniste ? N’est-ce pas une illusion de croire qu’avec comme seul point de départ une attention précise à cette lumière, on puisse mettre au jour des vérités essentielles du texte ?

Habit brun contre costume blanc

6Nous pouvons commencer l’enquête par cette étrange précision quantifiée, « trois fois plus brillant », car on en trouve immédiatement une élucidation : « trois femmes travaillaient dans cette pièce, et représentaient, sans leur ressembler absolument, des parentes et des amies de ma jeunesse. » (p. 708) L’éclairement du lieu procède ainsi des femmes qui l’habitent, d’autant que les visages, qui sont quasiment la seule partie de leurs corps que distingue le visiteur, sont porteurs de signes mobiles « comme la flamme d’une lampe » (ibidem). Ces trois femmes mettent donc en commun leurs traits distinctifs dans un « composé » tremblé, rappelant le flux instable qu’une bougie promène sur ce qu’elle éclaire.

7Elles se fondent alors en une figure maternelle :

La plus âgée me parlait avec une voix vibrante et mélodieuse que je reconnaissais pour l’avoir entendue dans l’enfance, et je ne sais ce qu’elle me disait qui me frappait par sa profonde justesse. Mais elle attira ma pensée sur moi-même, et je me vis vêtu d’un petit habit brun de forme ancienne, entièrement tissé à l’aiguille de fils ténus comme ceux des toiles d’araignées. Il était coquet, gracieux et imprégné de douces odeurs. Je me sentais tout rajeuni et tout pimpant dans ce vêtement qui sortait de leurs doigts de fée, et je les remerciai en rougissant, comme si je n’eusse été qu’un petit enfant devant de grandes belles dames.(p. 709)

8La vibration de cette voix (vibration en écho à celle du texte-paysage peut-être aussi) possède ainsi une grâce qui, par la remontée à un état de la petite enfance, offre régénérescence et rajeunissement, ce que va symboliser l’habit qui vêt soudain le visiteur, dans une atmosphère de conte de fées. « Petit habit brun », c’est un ouvrage de l’industrie de ces femmes et de leur ouvroir enchanteur, qui possède une finesse arachnéenne ; c’est pourquoi on pourrait tout autant le qualifier, à l’instar de cette lumière, de non « naturel » si l’on entend par là produit brut de la nature ou artefact humain. « Petit habit brun » de « forme ancienne », c’est un vêtement qui évoque un lange de bébé, ou peu s’en faut. Pour Jean Baudrillard, un tel scénario fantasmatique est même la vérité secrète de tout objet ancien que convoite par exemple le collectionneur, l’entraînant toujours vers une « filiation sublime qu’[il] suscite à l’imagination en même temps que l’involution dans le sein de la mère6 ».

9Ainsi dans la maison de l’oncle maternel trois éléments viennent se combiner : la lumière, les femmes mères, le vêtement. Partis à la découverte du premier, nous sommes invités maintenant à suivre les deux autres. Pour cela on peut regarder aussi du côté du versant paternel de cette famille idéale, en commençant par l’oncle. Un oncle a en effet joué un rôle capital dans la vie de Nerval, plus exactement son grand-oncle maternel Antoine Boucher, dont l’écrivain a souligné l’influence primordiale qu’il eut dans son éducation7.

10Notons d’abord que, dans cette maison, la sienne, il n’est lui-même pas présent (la servante Marguerite qui accueille le visiteur le lui déclare : « votre oncle rentrera tard », p. 702), alors que les figures féminines abondent dès la première visite à travers les tableaux qu’il a peints. L’un, ébauché, représente une fée ; l’autre, une femme « en costume ancien à l’allemande, penchée sur le fond du fleuve, et les yeux attirés par une touffe de myosotis » (loc. cit.) : c’est-à-dire qu’elle évoque8 la mère de Gérard.

11Pourtant l’oncle finit bien par être rencontré, par le biais de quelques avatars : un oiseau (loc. cit.), puis plus tard un vieillard, qui se font porte-parole de son âme (p. 703). C’est ensuite dans une autre maison des Flandres, « point connue » celle-là, que la rencontre se fait lors d’un « banquet de famille » (loc. cit.). À cette occasion, nous apprenons que les convives sont « vêtus de costumes plus anciens » tandis qu’ils le saluent du « même accueil paternel » (loc. cit.). L’oncle lui-même se détache alors du groupe et une sorte de communion par la pensée authentifie la force de leurs liens familiaux. Apprend-on alors quelque chose sur sa vêture ?

Il portait un costume ancien dont les couleurs semblaient pâlies, et sa figure souriante, sous ses cheveux poudrés, avait quelque ressemblance avec la mienne. (loc. cit.)

12Si les traits du visage les rapprochent, le costume pâli par l’ancienneté s’oppose à la couleur brune du vêtement tissé par les femmes. Cet effacement des couleurs garantit certes le rôle pivot de cet aïeul, antique témoin de la lignée. Mais l’habit reçu des mères était lui brun en même temps que « de forme ancienne ». Il semble donc que le monde des mères et des pères ne se vête pas de la même façon : les uns sont blanchis par le temps, les autres brunis et plein de jouvence.

13Pour mieux comprendre cette opposition, dont on pressent qu’elle est constitutive de cet univers des Esprits, il faut suivre l’oncle lorsque, rajeuni au chapitre V, il se fait guide dans les rues d’une « cité très populeuse et inconnue » (p. 705), nous conduisant encore à une demeure, « une vaste chambre » dans laquelle un vieillard travaille. Notre attention est encore attirée car le texte indique que l’homme qui menace l’hôte à l’entrée est « vêtu de blanc » (p. 706) ; tout comme les jeunes gens qui font alors irruption avec bruit. Ce point suscite même une réflexion très intéressante :

Je m’étonnais de les voir tous vêtus de blanc ; mais il paraît que c’était une illusion de ma vue ; pour la rendre sensible, mon guide se mit à dessiner leur costume qu’il teignit de couleurs vives, me faisant comprendre qu’ils étaient ainsi en réalité. La blancheur qui m’étonnait provenait peut-être d’un éclat particulier, d’un jeu de lumière où se confondaient les teintes ordinaires du prisme. (p. 707)

14Ainsi avions-nous raison de soupçonner que la blancheur, dans cet univers singulier des visions d’Aurélia, n’était pas seulement une marque de l’âge, mais bien le signe d’une nature spécifique, celle d’« un jeu de lumière » capable d’allumer là « un éclat particulier ». À la surprise du visiteur s’étonnant de voir ces enfants en blanc (légitime si la blancheur connotait la vieillesse), une explication est suggérée : la blancheur n’est qu’une illusion de l’œil humain. En vérité leur costume est multicolore et brille vivement. C’est un indice capital : leur blancheur est celle de la « lumière blanche », celle du soleil, qui contient en effet toutes les couleurs de l’arc en ciel – ce que l’on sait depuis les prismes de Newton au xviie siècle.

15Leurs costumes signalent donc la nature solaire de ces êtres d’exception. La remarque sur les vêtements de ceux qui sont à l’extérieur sur les terrasses, qui « paraissaient blancs comme les autres, mais [qui] étaient agrémentés par des broderies de couleur rose » (p. 707), peut se comprendre de même, faisant songer à des variantes de l’aube. Dans la cité des pères, on le constate : tout y est « aéré, vivant, traversé des mille jeux de lumière » (p. 706). Le poète est en conséquence accueilli par une « famille primitive et céleste » (p. 707), qu’il faut comprendre comme fondatrice et solaire. Nous apprenons plus loin que l’oncle avait coutume de répondre à ses questions sur la religion : « dieu c’est le soleil » (Ibid., p. 31).

16À la seconde visite du chapitre VI, le lien profond, essentiel, entre ce monde du rêve et la lumière est justement problématisé :

Chacun sait que dans les rêves on ne voit jamais lesoleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. (p. 709)

17André Breton critiquait ce passage, lui reprochant de n’apporter pas grand chose à la question du rêve9. La remarque est pourtant tout à fait cohérente avec la structure qui étaye ce monde : « on ne voit jamais le soleil » car il n’y a pas d’astre venant éclairer ces lieux puisque ce sont ses habitants eux-mêmes qui, par leur nature solaire, en constituent l’éclat sans en être les récepteurs.

« Tout est dans la nuit » 

18Partis de l’étrange lumière de la maison de l’oncle, nous avons ainsi été amenés à saisir qu’il existait une distribution parentale de la teinte des habits des aïeux. Si l’oncle, et tous les autres pères, sont d’un blanc éclatant et solaire, qu’en est-il de l’habit brun, qu’en est-il des mères ?

19Il faut alors revenir aux trois femmes unifiées, puisqu’elles poursuivent leur métamorphose :

Je me vis dans un petit parc où prolongeaient des treilles en berceaux chargés de lourdes grappes de raisins blancs et noirs ; à mesure que la dame qui me guidait s’avançait sous ces berceaux, l’ombre des treillis croisés variait encore pour mes yeux ses formes et ses vêtements. (p. 709)

20Selon l’acception horticole du mot, les berceaux sont des « treillages en voûte garni de verdure10 », et le terme surimpose à cette scène l’évocation d’une mère dorlotant son petit enfant, selon un fantasme de régression et de fusion déjà annoncé par le vêtement-lange brun. On aura aussi remarqué ces deux sortes de raisins, « blancs et noirs », comme deux genres fondamentaux. L’alliage mouvant des femmes se poursuit par une sorte de croisement végétal, la dame entourant « gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière » puis se mettant même « à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme » (p. 710), jusqu’au stade d’une conversion gigantesque dans les nuages et au ciel. Le témoin de cette disparition cosmologique constate : « Je la perdais ainsi de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur » (loc. cit.). Tout se déroule dans un obscurcissement croissant, pour aboutir à la conclusion du chapitre digne d’un hymne de Novalis : « tout est dans la nuit » (loc. cit.).

21La première étape consista en cette « ombre des treillis croisés » qui a commencé à caresser, à modeler les vêtements du corps maternel, comme si cette ombre était devenue autonome, affranchie du soleil dont elle est la figure normalement antinomique mais surtout concomitante. Le personnage essaie ensuite de marcher plus vite « comme pour saisir l’ombre agrandie » qui lui échappe avalée par sa propre grandeur : c’est-à-dire mise à une distance telle qu’elle disparaît au regard, comme si sa luminosité s’affaiblissait. La mère devient donc étoile, dilatée dans des cieux nocturnes qui la dérobent.

22La mère avalée dans un infini mortifère, c’est le « soleil noir de la mélancolie » qui se lève douloureusement. Le célèbre sonnet « El Desdichado » rejoue ce drame. La fusion des femmes entre elles symbolisait un processus exactement inverse à celui, dangereusement centrifuge, qui disperse l’identité de Gérard, la fragmente sous les coups des bacchantes de sa folie. L’alliance avec « la treille » (au vers 8 du poème comme pour les berceaux de cette vision) opère une métamorphose ovidienne que doit suivre le poète au « luth constellé » : sa voie de salut lui est indiquée par la mère transfigurée. Les membres psychiques épars ne peuvent atteindre une unité nouvelle, ainsi que pour le modèle Orphée, qu’en retrouvant là-haut sa « seule étoile » morte.

23Toute l’œuvre de Nerval atteste de cette figure prégnante de l’étoile ; et il faut en tirer les conclusions quant à la teneur de sa lumière. Car, après tout, le soleil est une étoile comme une autre, simplement la plus proche des observateurs humains pour briller avec cette force exclusive. On constate donc que tout est affaire d’éloignement, et que si le versant paternel brille de tous ses feux, c’est pour être plus près (il est, biographiquement, le seul survivant du couple parental après le décès prématuré de son épouse). Dans une confirmation du scénario œdipien (mais selon une logique en partie autonome), sa présence unique et dominante serait même d’une certaine façon usurpée (placé ailleurs il ne nous serait qu’une étoile comme une autre11) et causant, par sa puissance, une minoration de ce qu’on appelle en astrophysique la brillance de tous les autres astres, les condamnant à n’être visibles, faiblement, que de nuit.

24Or la scène de gigantomorphie précédente réalise précisément le fantasme d’un retour en grâce de l’étoile capable alors d’envahir de son ombre, pour le couvrir, l’éclat diurne. Cette dimension crépusculeuse12rappelle les gravures de John Martin pour le Paradis perdu de Milton des années 1820, comme l’a bien suggéré Vincent Gille13. La technique de la manière noire fait en effet bien voir ce que peuvent être des corps irradiant leur lumière dans un décor nocturne et totalement sombre.

25Ainsi voici la structure parentale des sources lumineuses intérieures : les pères ont les costumes iridescents du soleil, le fils un habit brun qui brille de la chaleur véritablement stellaire des mères14. Et alors, en effet, « les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes »…

Le poli merveilleux contre l’éclat

26Ce qui fonde la qualité propre de ce jour trois fois supérieur au jour naturel est donc qu’il provient d’une étoile et non du soleil : la maison de l’oncle est de la sorte comme dans un autre système stellaire qui restitue à une étoile chère sa place centrale dans le cœur de Gérard. Mais alors, cette lumière exceptionnelle affecte-t-elle différemment les objets ? Que dire donc de l’intérieur de cette maison de l’oncle ?

27À l’opposé de l’abstraction de cette élévation dans les espaces intersidéraux, nous devrons faire appel pour répondre dorénavant aux éléments matériels d’une analyse des techniques. Rentrant une nouvelle fois dans cette maison, nous pouvons maintenant prêter attention aux objets comme le fit le visiteur dans son premier mouvement.

28Relisons :

Les vieux meubles luisaient d’un poli merveilleux, les tapis et les rideaux étaient comme remis à neuf, un jour trois fois plus brillant que le jour naturel arrivait par la croisée et par la porte, et il y avait dans l’air une fraîcheur et un parfum des premières matinées du printemps. (p. 708)

29Ce sont de « vieux meubles » qui luisent, avec les reflets singuliers d’un « poli merveilleux » – équivalence visuelle à la « vibration mélodieuse » de la voix maternelle. Et tout y est rajeuni, conformément à ce fantasme de retrouvailles maternelles dans une reverdie éternelle.

30On aura reconnu les termes exacts utilisés par Baudelaire pour décrire la chambre que se destine son « invitation au voyage », dont un élément notable en est « Des meubles luisants, / Polis par les ans » qui attendent le poète dans cette destination rêvée. Le poème des Fleurs du Mal est paru dans la Revue des deux mondessix mois après le suicide de Nerval (juin 1855), à qui il doit certainement une influence. « Les Fêtes de Hollande15 » avaient été publiées dans la même revue exactement trois ans auparavant en juin 1852. Ce chapitre de Lorely évoque les festivités à Amsterdam en hommage à Rembrandt, exaltant une atmosphère simple et intime, celle d’une Hollande sensuelle et exotique avec ses ports tournés vers l’Orient. La version du Spleen de Paris en prose fait ainsi référence clairement à ce véritable « pays de Cocagne », « pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord16 ». Pour Nerval la continuité était directe entre le Valois de l’oncle Boucher, les Flandres d’un oncle peintre et la Hollande aux intérieurs si spécifiquement chaleureux, comme dans un tableau de Vermeer. Roland Barthes proposait17 (fort logiquement pour nous) le terme de luisance pour qualifier cette densité de substance des natures mortes hollandaises ; que l’on étendrait volontiers au lieu dans lequel s’épanouissent de tels meubles.

31L’exceptionnelle présence de ces meubles leur confère la propriété inaccoutumée de pouvoir entrer en correspondance avec les désirs humains, les rendant dignes de s’élever au rang de confidents, de porteurs de secrets : « les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrure et de secrets comme des âmes raffinées18 ». Maison du monde des Esprits, elle héberge l’atmosphère d’« une chambre véritablement spirituelle19», dont témoigne cet autre poème en prose, « la chambre double ». C’est que selon Baudelaire l’essence de ces objets est singulièrement compatible avec l’âme humaine, contre tout idéalisme platonicien : « Tout y parlerait / À l’âme en secret / Sa douce langue natale20 ». Dans la maison de l’oncle, on a vu que l’âme peut ainsi parler par le truchement d’un oiseau, lui-même sis sur « une horloge rustique accrochée au mur » (p. 702).

32Cette belle « rêverie de l’intimité matérielle » (que Bachelard étrangement ne cite pas, lui qui se réfère pourtant souvent à Nerval) se fonde sur cette absorption complice et amicale de la lumière par les objets, alors dotés d’une qualité extra ou supra-matérielle. Comme Nerval l’écrit magnifiquement : « le fantôme des choses accompagnait celui du corps » (p. 703, je souligne).

33On peut ici revenir à Jean-Pierre Richard, qui commente notre passage dans Poésie et profondeur (1955). Son propos était de suivre les aléas de l’errance dans Aurélia, et il corroborait cette « admirable vision d’un monde décrassé, décroûté21 », concluant sur les puissances d’un rajeunissement, car « cette sensation recrée enfin une fraîcheur du paysage22 ». Il est alors tentant d’y voir aussi une mise en abyme de la microlecture elle-même. La fraîcheur fantasmatique et stylistique de Nerval rêvant ce paysage et cette maison de l’oncle, moment de grâce que le texte recrée et pérennise, entrant en effet en harmonie avec le microlecteur qui se pense devant son texte comme un spectateur réceptif devant un panorama, dont il s’agit de ressentir les effluves précieuses. La virtuosité de ses études sur Proust et le monde sensible (1974) a enrichi encore cette expérience analytique de l’interprète, mettant au jour la richesse de la palette proustienne qui définit et nuance les interactions possibles entre lumière et matière : l’ensoleillé, le velouté, le soyeux, le réfléchi, le coloré… L’occasion lui est ainsi fournie d’une révélation sensuelle à plusieurs niveaux, selon une somptueuse « épiphanie de la substance23 ». Face à cela, Nerval paraît bien plus du côté de la source lumineuse, de sa vertu salvatrice qui peut régénérer le monde (au sens étymologique d’une vraie re-naissance), quand Proust est du côté de la matière, du sensuel. Le premier dans le plaisir d’un pardon ; le second dans la jouissance de pouvoir caresser, en imagination au moins, cette sub-stance qui se tient sous la surface palpitante des objets.


***

34Mais nous n’avons pas tout à fait fini notre exploration de ce monde du luisant merveilleux. Évoquer le « poli » d’un objet en dit en effet bien plus.

35Le « polis par les ans » des Fleurs du Mal est plus restrictif, ne retenant que l’action du temps, quand la surface lissée résulte aussi de la fréquentation quotidienne humaine. L’image sur quoi insiste le texte repose sur le fait que l’érosion, qui normalement ternit le meuble, dans ce lieu les embellit ; et les objets les plus en contact avec la vie courante humaine et sa force d’usure sont « comme remis à neuf ». Tapis piétinés, rideaux soulevés, meubles frottés sont des objets que les corps heurtent et bousculent. Hannah Arendt introduit justement le concept de la « durabilité » comme geste de protestation de cet « objectum » le plus quotidien des choses :

C’est cette durabilité qui donne aux objets du monde une relative indépendance par rapport aux hommes qui les ont produits et qui s’en servent, une « objectivité » qui les faits « s’opposer », résister, au moins quelques temps, à la voracité de leurs auteurs et usagers vivants.24

36Tandis que ces objets de la maison de l’oncle n’ont plus à concentrer en eux cette faculté de résistance, ils n’ont plus à lutter pour s’affranchir de la destruction humaine. Dans un article de 1836, Nerval disait son amour des époques anciennes, suffisamment riches culturellement pour ne pas avoir « à frotter la poussière des meubles enfouis et à réchampir la dorure des demeures de leurs aïeux25 ». L’alliance avec les hommes permettant au contraire un dépassement de l’usure triviale dans un poli qui gratifie le meuble au lieu de le diminuer. Et cela en totale harmonie avec la lumière : c’est le poli qui luit alors des objets, là encore comme sous un rayonnement propre et stellaire.

37Dit autrement, c’est donc aussi la valeur d’usage de l’objet qui est magnifiée quand, selon l’analyse classique de Marx de 1867 sur « le caractère fétiche de la marchandise et son secret26 », la seule valeur d’échange mobilise dorénavant l’attrait des nouveaux rapports commerciaux.

38Nous pourrions alors soutenir que Nerval et Baudelaire pressentent en la redoutant cette transformation des objets en marchandises (que dénoncera par exemple Georg Lukács en tant que réification), et qu’ils exaltent alors cet ancien rapport aux objets que l’on fréquentait, jadis, dans un respect d’une valeur d’usage pas encore ruinée par les fascinantes mutations marchandes en marche. La maison de l’oncle brille d’une lumière pré-industrielle qui excite les meubles d’une extraordinaire caresse.

Perte de l’aura et maison de l’oncle

39Une autre façon de comprendre encore cet attachement mélancolique au luisant des vieux meubles consiste à prendre en compte une donnée historique et technique, à laquelle Walter Benjamin consacre un chapitre de son projet d’ouvrage sur Paris capitale du xixe siècle : l’évolution de l’éclairage, extérieur et intérieur27. L’éclairage au gaz apparaît dans les rues parisiennes en 1822 selon le procédé Winsor importé officiellement en 1815, et c’est ce qui permit d’offrir de nouvelles possibilités au « flâneur » de se faire noctambule (Les Nuits d’octobre de Nerval en attestent). Une des hypothèses passionnantes de Benjamin est que le passage (comme celui de l’Opéra exploré par Aragon dans Le Paysan de Paris) organise la rue comme un intérieur bourgeois dans une volonté de prolonger ce qui est en train de disparaître, geste selon lui typique de la modernité dont Baudelaire inaugure le culte ambigu.

40Or « l’apparition de la rue comme intérieur où se concentre la fantasmagorie du flâneur est difficilement séparable de l’éclairage au gaz28. » La lumière nouvelle du gaz est le signe de la modernité de Paris, et dans le passage se joue l’ambivalence entre l’intérieur et l’extérieur fantasmés. L’éclairage au gaz, capable d’étinceler avec « toute l’ardeur d’un début29 » un café tout neuf, apparaît pourtant d’une crudité luxueuse obscène aux « yeux des pauvres » dans le poème en prose éponyme du Spleen de Paris. Toujours dans ce début des années 1850, Baudelaire publie dans Le Magasin des familles sa première traduction de la « philosophie de l’ameublement », une des Histoires grotesques et sérieuses d’Edgar Poe qu’il admire tant. S’y trouve développée une diatribe contre « la passion de l’éclat » :

L’éclat est la principale hérésie de la philosophie américaine de l’ameublement (…). Nous sommes violemment affolés de gaz et de verre. Le gaz, dans la maison, est complètement inadmissible. Sa lumière, vibrante et dure, est offensante. Quiconque a une cervelle et des yeux refusera d’en faire usage30.

41Nous citons la traduction corrigée en 1854 (celle du Pays) ; dans la première Baudelaire avait écrit « la lumière » au lieu de « l’éclat », ce qui était assurément une méprisemajeure31. Ce que rejette ici Poe, c’est bien un écrasement particulier des objets et des personnes sous une violence méprisante, qu’il fustige aussi dans la transparence froide du verre : « le caractère principal du verre, c’est l’éclat, – et quel monde de choses détestables ce seul mot suffit à exprimer32 ! » Si le gaz est l’allié du flâneur nocturne, s’il fait alors briller dans la nuit des « gin-palace (palais de genièvre) resplendissants de gaz, de glaces et de dorures33 » (selon Nerval dans Les Nuits d’octobre), il sera proscrit dans la maison de l’oncle, à l’inverse baignée d’une lumière ancienne, chaude et maternelle. D’autant que les possibilités offertes par ce nouvel éclairage furent aussi perçues comme une sorte de menace pesant sur les forces naturelles. En 1861 par exemple, Julien Lemer clame la supériorité du gaz sur la lumière naturelle, célébrant la possibilité d’une vie totalement déconnectée du rythme solaire alterné des jours et des nuits. Benjamin, qui le cite, ajoute : « la lune et les étoiles ne valent plus qu’on les mentionne34 ».

42Ainsi les meubles anciens de la maison de l’oncle doivent-ils être sauvés de cette débâcle réificatrice, capitaliste et technique que Nerval entrevoit peut-être : rien ne le résume mieux que ce poli, dépassement de l’usure d’un usage utilitariste, et douce combinaison de reflets au lieu de l’aplatissement inquisiteur de l’éclat. D’ailleurs cette hypothèse se reformule en termes plus clairs encore : la lumière dans la maison de l’oncle est celle d’une aura retrouvée, selon la fameuse hypothèse de Walter Benjamin, reconquérant « l’autorité de la chose35 » perdue. Elle en partage en effet deux caractéristiques définitoires. La valeur d’usage en est une (battue en brèche dans le cas des œuvres d’art par le passage de la valeur cultuelle à une valeur d’exposition, comme dans les divers Salons du xixe siècle), car l’aura s’inscrit dans la vie palpable de l’objet, qui est unique précisément parce qu’elle porte « la trace des altérations matérielles36 » d’une usure glorificatrice. Ensuite elle joue sur la dialectique de la présence et de l’absence, et il est alors frappant d’y lire formalisée l’idée même de ce qui fait l’unicité exceptionnelle de la lumière de la maison de l’oncle, cette source stellaire soudain rapprochée sous la forme d’un soleil prenant la place de l’autre, « l’unique apparition d’une lointain, si proche soit-il37 » selon la définition qu’en donne Benjamin. D’autant que l’exemple donné par le philosophe allemand est étrangement exactement la treille nervalienne : le cas de l’ombre d’une branche sur un spectateur38.

43Dans les notes pour Paris, capitale du xixe siècle, on trouve ainsi une description remarquablement nervalienne du flâneur :

La rue conduit celui qui flâne vers un temps révolu. Pour lui, chaque rue est en pente, et mène, sinon vers les Mères, du moins vers un passé qui peut être d’autant plus envoûtant qu’il n’est pas son passé privé. Pourtant, ce passé demeure toujours le temps d’une enfance. Mais pourquoi celui de la vie qu’il a vécue ? Ses pas éveillent un écho étonnant dans l’asphalte sur lequel il marche. La lumière du gaz qui tombe sur le carrelage éclaire d’une lumière équivoque ce double sol39.

44Il faut fuir l’équivoque, et marcher dans la direction de la lumière astrale, comme tente de l’expliquer Nerval « au nommé Paul*** » au début d’Aurélia :

Et pendant qu’il m’accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. L’ayant trouvée je continuai ma marche en suivant les rues dans la direction desquelles elle était visible, marchant pour ainsi dire au devant de mon destin, et voulant apercevoir l’étoile jusqu’au moment où la mort devait me frapper. (p. 699)

45« Marcher au devant » de son destin, c’est-à-dire vers l’étoile et tourner le dos à la fois à la lumière paternelle, diurne et à celle de la technique, vile et crue.


***

Conclusion

46Nous pouvons maintenant conclure : faire le bilan de cette nature de la lumière de la maison de l’oncle, mais aussi questionner la dynamique inhérente à cette démarche interprétative de la microlecture. L’effort fourni pour focaliser notre attention sur la seule lumière du lieu, pour en construire une compréhension la plus stigmatique possible, confirme d’abord la modestie paradoxale de l’entreprise. Elle a bien l’ambition d’une véritable microchirurgie, qui agissant sur une portion microscopique d’un tissu (le texte) peut tenir alors un discours sur la vitalité de tout l’organisme (l’œuvre au sens stylistique et biographique le plus complet). Mais on doit surtout bien constater combien l’antithèse constitutive entre le petit et le grand, la partie et le tout procure ici le vertige des contrastes extrêmes. Peut-être est-ce instructif de s’y arrêter un instant de suspens.

47Prenons la mesure de ce qui sépare ici le vide et l’immensité stellaire d’une part, et ces molécules de gaz en combustion dans leur capsule de verre ou encore cette surface vibrante des meubles d’autre part. Nous fallait-il donc effectuer tant de sauts d’échelle pour pousser à terme cette microlecture ? Oui, et pour une raison simple : l’économie de principe, dans l’élection d’une brève portion de texte comme entrée dans une œuvre, se paye toujours d’une dispendieuse dépense en lectures à réquisitionner, sur lesquelles s’appuyer pour construire le sens interprétatif – je n’ose dire une mégalecture. Le vertige explicité ici par l’objet de l’étude est ainsi à l’image de la tension entre la lecture du détail textuel et la relecture profuse de la bibliothèque à solliciter. La myopie du dispositif est contrebalancée par un élargissement maximal des savoirs requis pour faire parler le micro-texte, et c’est l’effet de cette myopie assumée que de le distendre selon une configuration nouvelle que guettait et espérait, en la postulant, toute la démarche.

48À notre lecteur d’accommoder son propre regard à cette lumière de la maison de l’oncle. Il semble en tout cas bien que l’attention prêtée au détail rejoigne vraiment le motif d’ensemble. Que l’on puisse effectivement passer sans délai de ce foyer de lumière domestique à la nuit glaciale et mortelle du 25 janvier 1855, où Gérard de Nerval mit fin à ses jours. Car la maison de l’oncle, ce havre de paix qu’il ne trouve pas dans la maison de santé du bon docteur Blanche, a aussi sa part mortifère : il n’est pas sain de vouloir retourner à ce lieu maternel, fût-ce seulement en esprit, de ne pas écouter l’avertissement de la mort fusionnelle signalé dans la gigantomorphie mélancolique. Et il reste cet habit brun, à la noirceur alarmante, marque de « l’inconsolé ténébreux ».

49Songeant pour finir à l’étude de Jean-Pierre Richard sur la généalogie imaginaire de notre auteur40, on y verra aussi le signe de ce fils au patronyme anormalement doublement féminin de Labrunie, auquel fut préféré celui du « clos de Nerval » sans s’alerter du Noirval de l’étymologie41. Cela n’aura pas suffi à Gérard de Nerval, succombant à l’espoir fou d’une réconciliation « blanche et noire42 » (selon cet ultime mot griffonné à sa tante la nuit de sa mort probablement) et à l’appel de la nuit.

50Loin du feu stellaire irradiant de l’intérieur les êtres et les choses, mais en tension certaine avec ce gaz moderne et profanateur. Pendu à une grille de fer, rue de la Vieille-Lanterne.