Le réalisme capitaliste en fiction. Imaginaires de la réification chez Aragon, Vian et Volodine
1Le capitalisme est un défi pour l’imagination, dans la mesure où son hégémonie actuelle requiert de toute pensée radicalement critique à son encontre une composante radicalement fictionnelle : l’invention d’une alternative, d’un après. En philosophie politique et critique, cette difficulté est régulièrement énoncée. Ici, récemment, sous la plume de Frédéric Lordon :
En réalité c’est presque mieux qu’une croyance : une évidence absolue, et son contraire un impensable radical. Ordinairement, une croyance suppose son propre extérieur, où l’on trouve la non‑croyance et/ou de la croyance opposée. Plus en l’occurrence. L’idée de ne plus être dans le capitalisme ne vient simplement pas aux esprits, même pas comme une hypothèse qu’on examine pour la rejeter. (2021, p. 33)1
2Face à cette impasse intellectuelle, le geste critique et le geste créatif en viendraient presque à se confondre, puisqu’imaginer le changement deviendrait en soi un pas vers l’insubordination. En tout cas, nombre d’approches critiques accordent une prérogative sur ce potentiel de subversion aux arts de la fiction, notamment à la littérature, dont il sera question ici2. Moins optimiste, Mark Fisher fait dans Le Réalisme capitaliste (2008) un constat néanmoins corollaire : l’échec politique de la critique anticapitaliste se manifesterait à travers un échec fictionnel, que l’auteur diagnostique dans la création contemporaine, incapable de ne pas figurer le capitalisme, même dans le genre le plus déréalisant de la science-fiction. Il reprend ainsi à son compte la formule attribuée à Fredric Jameson et Slavoj Žižek – « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme » – et propose de nommer cette difficulté réalisme capitaliste, notion désignant « l’idée généralement répandue que le capitalisme est non seulement le seul système viable, mais aussi qu’il est même impossible d’imaginer une alternative cohérente à celui-ci » (Fisher [2009] 2018, p. 8). Fisher le présente comme un « horizon du pensable » (p. 15) et donc comme une forme construite de rationalité qui organise les frontières du vraisemblable, du raisonnable et du rationnel, et dont l’emprise se serait étendue à nos créations fictionnelles.
3Le réalisme capitaliste est une forme d’aboutissement de la notion marxiste de réification, qui décrit un état du monde où « les “lois naturelles” de la production capitaliste ont embrassé l’ensemble des manifestations vitales de la société » (Lukács, [1923] 1974, p. 120)3. Il recoupe deux idées : d’une part, que les logiques prévalant dans la sphère économique – le calcul, la quantification, l’intérêt individuel, la recherche du profit, la marchandisation, etc. – organisent désormais toute la vie sociale et psychique (réification) ; d’autre part que le bien-fondé du mode de rationalité qui sous-tend ces logiques paraît de plus en plus incontestable, à mesure que son empire s’agrandit.
4Cet imaginaire de la réification a une histoire en littérature, où il prend volontiers la forme d’une angoisse. Celle-ci répond à une évidence culturelle qui s’est imposée depuis le romantisme au moins : la valeur littéraire se déterminerait aux antipodes de l'utilitarisme économique et endosserait la responsabilité symbolique de proposer des expériences préservées des logiques aliénantes de la modernité. Les auteurs que nous examinons ici – Louis Aragon, Boris Vian et Antoine Volodine – sont, d’une façon ou d’une autre, les héritiers de cette évidence. Ceux-ci ont en effet proposé des mises en fiction du réalisme capitaliste, en construisant des univers imaginaires ou défamiliarisant dans lesquels se maintient néanmoins un impérialisme de la rationalité économique. En construisant des univers proches de ce que Fisher décrit – où tout est inventé sauf l’économie – ces auteurs font le constat d’une hégémonie idéologique de l’économie tout en cherchant à la déconstruire.
5La récurrence de ces motifs sur le temps long sera mise en évidence par la comparaison de trois textes : le Paysan de Paris, et en particulier le « Passage de l’Opéra » (Aragon, [1926] 1953), une fiction parodique méconnue de Boris Vian intitulée Conte à l’usage des moyennes personnes ([1976] 2010), ainsi qu’un récit postapocalyptique d’Antoine Volodine (Des Anges mineurs, 1999). Il s’agira d’examiner comment ces récits aux genres divers pensent l'extension et l'hégémonie du réalisme capitaliste, à la lumière de l’histoire de la politisation du mode de représentation réaliste, dont certains des topoï4 sont réactivés par la notion de Fisher. Les effets génériques et textuels de déréalisation programmés par les textes seront analysés en ce qu’ils servent un propos critique du réalisme capitaliste : par l’écriture poétique, le merveilleux parodique et le genre postapocalyptique, ces trois récits procèdent à la dénaturalisation de la rationalité économique et à la problématisation de sa légitimité.
Représenter le réalisme capitaliste
6La notion de réalisme capitaliste évoque une tradition longue, d’obédience matérialiste, qui envisage le système économique capitaliste comme un impérialisme, une « colonisation du monde vécu » (Habermas, [1981] 1987)5. Celle-ci se serait frayé un chemin jusqu’au cœur de nos relations interpersonnelles et de nos inconscients : « dorénavant, le fait que le capitalisme a colonisé les rêves de la population s’impose comme une telle évidence qu’il ne mérite même pas commentaire » (Fisher, [2009] 2018, p. 15). La dénonciation porte sur une réification du monde social, mais également sur la prétention universaliste de la rationalité économique, théorisée et revendiquée par l’économie néoclassique6. Cette prétention universaliste est perçue par les contempteurs du capitalisme comme une confiscation de la rationalité elle-même :
L’idéologie libérale, se situant dans un contexte naturaliste, veut faire passer sa rationalité pour la rationalité, façon de lui conférer une universalité qu’elle usurpe en fait ; un acte paraît rationnel, dans cette optique, lorsqu’il est conforme à la logique du système. (Raymond, 1974, p. 167).
7Le constat, parfois énoncé comme un état de fait accompli, parfois comme un processus fatal en cours de réalisation, a ponctué à la fois l’histoire de la critique anticapitaliste et l’histoire culturelle.
Extension du domaine de la réalité
8Dès le xviiie siècle, cette dénonciation passe souvent par l’image d’une colonisation économique et socioculturelle américaine7. Dans « Le Passage de l’Opéra », c’est ce topos qui est précisément repris par Aragon lorsqu’est commentée la prochaine expulsion des petits commerçants du passage, au profit des grands boulevards :
Le grand instinct américain, importé dans la capitale par un préfet du second Empire, [...] va bientôt rendre impossible le maintien de ces aquariums humains [...]. « Le Boulevard Haussmann est arrivé aujourd’hui rue Laffitte », disait l’autre jour l’Intransigeant. Encore quelques pas de ce grand rongeur et, mangé le pâté de maisons qui le sépare de la rue Le Peletier, il viendra éventrer le buisson qui traverse de sa double galerie le passage de l’Opéra. (Aragon, [1926] 1953, p. 21)
9La « Préface à une mythologie moderne », qui précède le récit, pose un parallèle entre l’invasion géographique et l’invasion mentale : l’excès de rationalisme qui caractérise le monde moderne s’incarnerait matériellement dans les transformations urbaines de Paris, détruisant les zones d’ombres et d’ambigüité de la capitale, dont le poète vient expérimenter une dernière fois la force suggestive. Dans la perspective surréaliste d’Aragon, le Sujet est célébré comme lieu de résistance à cette colonisation, pensée sur une large échelle ; les grands travaux parisiens obéissent en effet aux logiques macro-structurelles, et impersonnelles, du marché. Ces logiques nourrissent la trame de l’écrasement de petits magasins par de puissantes sociétés, trame déjà fondatrice d’Au Bonheur des Dames, qui transparaît en intertexte8. Cela dit, le parti pris est différent : là où, chez Zola, le grand magasin et ses inexorables logiques de croissance et de concurrence sont exaltés, tandis que la résistance semble folle et anachronique, cette dernière est précisément célébrée chez le surréaliste. Ce renversement demande un travail formel : le réel documenté au sein du texte reste encore à subvertir puisque son apparence est le fait d’une colonisation idéologique réussie. L’imagination surréaliste, en ce sens, se pense elle-même comme une contre-colonisation, une « croisade de l’esprit », comme en témoigne toute la saynète allégorique intitulée « L’homme converse avec ses facultés », dans laquelle un Homme, sa Volonté et son Intelligence voient arriver avec méfiance un « étranger » nommé Imagination (Aragon, [1926] 1953, p. 84 et 76).
10La démarche d’Aragon est complexe : elle s’avère nostalgique et avant-gardiste, mais aussi critique sans être tout à fait politique (ou, en tout cas, militante). Les années 1930 correspondent à l’essor du réalisme socialiste, qui déplace néanmoins les enjeux de la critique anticapitaliste et de l’engagement : si le réalisme a pu être conçu comme une forme bourgeoise, apologétique et trompeuse, il est dès lors pensé par le parti communiste et les intellectuels marxistes comme le mode de représentation le plus apte à figurer et à accompagner la révolution. Aragon, après avoir rejoint le PCF, prend lui-même du recul par rapport au Paysan de Paris 9.
11Parallèlement, la critique de la réification se poursuit. Dans les années d’après-guerre, elle se pense de plus en plus comme une aliénation à laquelle l’individu n’échappe plus, voire dont il devient le noyau. L’École de Francfort fait de ce phénomène l’un des axes critiques majeurs du capitalisme10. L’espoir, fondé par Aragon, d’un monde moderne « qui épouse [l]es manières d’être » ([1926] 1953, p. 135) paraît s’éloigner ; il menace au contraire de les défigurer, à son image. Dans Pour une sociologie du roman (1964), Lucien Goldmann fera de la réification des mentalités la base d’une sociologie du genre romanesque : selon le chercheur, le roman (le Nouveau Roman en particulier) permettrait d’observer comment le capitalisme moderne, ici compris comme substitution de la valeur d’échange à la valeur d’usage, serait devenu un principe modélisateur des interactions sociales.
Imaginaires colonisés
12En 1943, Boris Vian rédige un court texte reprenant ces enjeux tout en les déplaçant dans une sphère radicalement fictionnelle : le monde merveilleux du conte. Sur le ton de la parodie, « Contes à l’usage des moyennes personnes » ([1976] 2010)11 narre la quête du prince Joseph à la recherche de sucre. Il rencontre un acolyte, Barthélémy, ainsi que diverses créatures : fées, princesses et trolls. Le texte mélange les références aux œuvres de conteurs comme Lewis Caroll ou Hans Christian Andersen, mais aussi aux récits mythologiques et folkloriques, ainsi qu’au genre du conte philosophique à la Voltaire. Un élément différencie tout de même radicalement le texte des contes traditionnels : l’objet de la quête est une marchandise que le prince devra obtenir dans les règles de l’art, c’est-à-dire en la négociant avec des personnages qui lui proposent l’achat ou le troc. La substitution d’une histoire d’amour ou de formation par le récit de l’acquisition d’un bien de consommation prend une signification particulière au regard du caractère précieux de ce bien dans le contexte historique immédiat : le sucre est l’une des marchandises rationnées pendant l’Occupation.
13Vian effectue une manière d’adaptation d’éléments caractéristiques du conte à ce que la critique marxiste a pu appeler « forme biographique12 » – une quête individuelle menée par un personnage au sein d’un monde libéral et individualiste. Cette forme est ainsi émancipée du mode de représentation auquel on l’associe alors, le réalisme, au profit du merveilleux. La « colonisation » économique opère ainsi à deux niveaux : celui de la conscience individuelle des personnages et celui de l’imaginaire collectif lié au conte. Les épisodes de rencontres entre le prince et la population de l’univers fictif mettent en lumière les caractéristiques de cette réification, dépeignant un monde où la logique individuelle de l’intérêt poursuivi conditionne les interactions :
Alors Barthélémy demanda à la baba-yaga :
« Vous avez du sucre ?
— Non, répondit-elle, et quand bien même j’en aurais, je ne vous en donnerais pas.
— Ah ! Ah ! » dit Barthélémy. Alors il la tua et dans la cabane il y avait deux cents grammes de sucre. « Ça valait le coup ! » dit Barthélémy à Joseph. « Oui ! » répondit Joseph en pleurant. Et ils s’en allèrent tous deux. Comme ils avaient bon cœur, ils laissèrent le sucre au mille-pattes. C’est dommage car le mille-pattes souffrait de diabète. Mais tout de même, une bonne intention vaut mieux que ceinture dorée et Joseph et Barthélémy continuèrent leur voyage. (Vian, [1976] 2010, p. 16)
14L’effet comique est créé par la confrontation de deux types de comportements aux antipodes l’un de l’autre sur le plan moral : un meurtre qui permet l’acquisition du sucre, puis un don supposément fait à partir de considérations éthiques et empathiques. Cependant, il est difficile de croire au « bon cœur » des personnages. Les pleurs de Joseph apparaissent dérisoires à côté des résultats obtenus, d’ailleurs évalués comme satisfaisants (« Ça valait le coup ! »), et fonctionnent plutôt comme un artifice de convention, ce que confirme l’ironie acerbe de la suite de l’extrait et le détournement sarcastique du proverbe (originellement « bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée »), réécrit pour faire l’éloge de la bienveillance. En ce sens, l’extrait se moque d’une éthique de façade peu convaincante vis-à-vis de la motivation réelle des personnages, la recherche de satisfaction, laquelle relance d’ailleurs immédiatement l’intrigue. La réification n’est plus ici une menace externe contre laquelle le sujet lutte, mais une partie intégrante de la réalité – une « abstraction réelle », telle que la pensera Jürgen Habermas :
Ce phénomène de l’abstraction réelle, Marx l’explique par la réification […] qui intervient dès lors que les interactions cessent d’être coordonnées en passant par des normes et des valeurs, ou par des processus d’intercompréhension, pour être coordonnées par le médium de la valeur d’échange. Les participants sont alors intéressés avant tout par les conséquences de leur action. Et tout en s’intéressant rationnellement à des « valeurs » en vue des fins à atteindre […] ils transforment les relations sociales ou intrapsychiques en relations instrumentales. (Habermas [1981] 1987, p. 369)
15L’ironie de Vian, en sus du cynisme de ses personnages, met en relief l’hypocrisie, ou la futilité, de la justification des actions par des valeurs autres que leurs motivations instrumentales (obtenir du sucre). Dans ce cadre, la projection dans un univers déréalisant ainsi que le ton de la parodie permettent la distanciation et l’exagération des logiques comportementales à l’œuvre. Sous l’humour affiché du texte se décèle un constat cynique des aliénations du monde capitaliste, dont les enjeux parcourent, sous des formes similaires, le reste de l’œuvre de l’auteur13.
Un constat d’impuissance ?
16À la fin du xxe siècle, le texte de Volodine Des Anges mineurs (1999), récit post‑apocalyptique d’une société ravagée par le capitalisme, offre une version réflexive de cette colonisation économique, tout en faisant le constat amer de sa difficile éradication. Le texte peut se lire comme une mise en récit fidèle de la thèse de Mark Fisher : alors que, dans un monde futur, le capitalisme a été démantelé, le système économique est réinstauré par celui qui avait pour mission même de l’achever : Will Scheidmann. Le récit débute après cette réinstauration, ne laissant pas d’espace romanesque au moment révolutionnaire, déjà aboli, qui ne subsiste que par évocation. On comprend cependant que la période postrévolutionnaire était également un échec, dont les traumas sont confondus par les personnages avec le moment antérieur, celui du capitalisme14. Certains des « narrats » (chapitres du livre) qui composent le récit évoquent des personnages ayant vécu avant la révolution, comme Fred Zenfl, manière d’intellectuel résistant et ancien prisonnier, dont la rébellion est décrite :
Méfiant quant à la nature du réel qu’on l’obligeait à parcourir, il défendait l’intégrité de ses espaces oniriques en y plaçant des pièges destinés aux indésirables, des glus métaphysiques, des nasses (Volodine, 1999, p. 29).
17Ce type de résistance, qui peut évoquer un hommage surréaliste semble néanmoins anachronique dans le présent du récit : s’il reste perceptible comme illusion, le réel se donne à travers un chaos instable auquel il s’agit surtout de donner sens, une « suite d’illusions accrochées avec cohérence l’une à l’autre […] dont nous risquions d’être privés au moindre sursaut défavorable du destin », comme l’exprime l’un des personnages (Volodine, 1999, p. 89).
18Le récit se noue autour de l’impossibilité de saisir le monde dans la justesse de ses injustices, qui précède la difficulté de penser un après ou une alternative. Ce sont ici en effet les inégalités du système marchand et financier qui, tout en asservissant la majeure partie de la population dans une misère extrême et dans l’exploitation du travail, s’imposent comme seul horizon possible. L’impuissance critique est également énoncée dans l’un des passages clés du récit par Varvalia Lodenko, l’une des vieillardes ayant planifié la révolution socialiste :
Nous avons devant nous leurs grands hommes juchés sur une grandeur qui est toujours un tonneau de sanglante sueur que les pauvres ont versée ou verseront, nous avons devant nous les brillantes célébrités doctorales dont pas une des opinions émises, dont pas une des dissidences spectaculaires n’entre en contradiction avec la stratégie à long terme des riches […]. Nous avons devant nous un cynisme tellement bien huilé que le seul fait d’y faire allusion, même pas d’en démonter les mécanismes, mais d’y faire simplement allusion, renvoie dans une marginalité indistincte, proche de la folie et loin de tout tambour et de tout soutien. (Volodine, 1999, p. 46-47)
19En d’autres termes, nous aurions devant nous un réalisme capitaliste qui définit les termes du vraisemblable et contre lequel toute tentative de résistance est assimilée à l’irrationnalité. Si le monde postapocalyptique de Des Anges mineurs est étranger au monde connu du lectorat, jusque dans les logiques qui organisent son espace-temps, ce dernier peut reconnaître l’hégémonie idéologique qui l’organise. S’il y a là un constat amer, il y a aussi un espoir : la déclaration de Lodenko est déjà une résistance, dans la mesure où elle parvient à énoncer l’impossibilité de dénoncer. La portée subversive de son acte est moins de refuser le réel (de défendre des « espaces oniriques ») que de parvenir à l’exposer. Le texte invite alors à envisager la fonction critique de la fiction comme un révélateur de la confiscation du vraisemblable par l’idéologie dominante.
Fonctions critiques de la déréalisation
20Ce qui sous-tend en effet l’impératif de déréalisation, c’est une adaptation de la critique du système à ses spécificités, au caractère inédit de l’idéologie capitaliste dont la nature, si l’on reprend Fisher, « n’est pas d’avancer un plaidoyer, comme le ferait la propagande, mais de dissimuler le fait que le fonctionnement du capital ne dépend pas d’une quelconque croyance subjectivement assumée » ([2009] 2018, p. 19-20). C’est donc à sa dénaturalisation qu’il tiendrait de procéder, en premier lieu : « Le réalisme capitaliste ne peut être attaqué que si l’on démontre [que] ce qui est apparemment “réaliste” dans le capitalisme s’avère n’être rien de tel. » (p. 23) La démonstration passe, dans les textes, par une forme de défamiliarisation qui expose la rationalité capitaliste comme une idéologie construite et, dans le même mouvement, de contester sa légitimité.
Déconstruire le mythe de la raison
21Aragon incrimine, dès la préface du Paysan de Paris, le rationalisme, cette « fameuse doctrine cartésienne de l’évidence », dénonce les « ravages de cette illusion » et insiste sur « l’effort douloureux » nécessaire pour s’« arracher à cette coutume mentale » (1926] 1953, p. 10 et 13). Dans « Le Passage de l’Opéra », la logique capitaliste du marché, produit de l’utilitarisme bourgeois, apparaît comme l’une des formes modernes de ces évidences auxquelles il s’agit de s’arracher. Cela passe par plusieurs stratégies. Certains passages exposent très concrètement les irrationalités du système (en révélant par exemple les compensations financières « fantaisistes » offertes aux commerçants et en les comparant au coût exorbitant de la cérémonie d’inauguration du chantier, p. 38-39). Ces observations sont de plus couplées avec un processus de mythification ironique visant à dénoncer les idoles du capitalisme moderne que sont par exemple les stations à essence, « grands dieux » rouges, jaunes et verts15. Mais, plus que les lieux et objets, le texte vise également les protagonistes de ce système, dans une mise à distance du processus économique à l’œuvre, la mise à mort des petits magasins du passage :
Il faut entendre quelle sonorité dans la bouche des expropriés de demain prend le nom de la Banque Bauer, Marchal et Compagnie […]. Elle apparaît à l’arrière-plan de leurs préoccupations comme la cervelle du monstre qui se prépare à les dévorer et dont, en collant l’oreille à leurs murs ils peuvent distinguer les sourdes approches à chaque coup des démolisseurs. Cette araignée légendaire, déjà ils savent que c’est en janvier 1925 qu’elle les étouffera. (Aragon, [1926] 1953, p. 35-36)
22Quelques lignes plus loin est reproduite une affiche vue à la devanture du marchand de timbres, sur laquelle on peut lire : « Et, grâce à l’indignation légitime de ces commerçants lésés, sera soulevé le voile qui cache les manigances de nos édiles et de certains gros requins financiers. » Le document, placé au sein du récit, évoque la démarche d’Aragon elle-même (soulever le voile des apparences) qui, pourtant, prendra une voie de biais. La métaphore utilisée par le marchand de timbres, les « gros requins », s’inscrit dans une tradition d’emprunt d’images aux espèces animales pour qualifier le système économique16. Signalant ici la cruauté, une « inhumanité » du système, cette figure reprend également une rhétorique naturalisante : celle d’un « darwinisme économique » qui utilise le monde animal comme analogie et fiction légitimante des lois du marché17. L’image de l’« araignée légendaire », du « monstre », fait, elle, écho à un registre métaphorique utilisé au xixe siècle dans les textes anarchistes18. Dans sa reformulation poétique, Aragon transpose le combat entre grands et petits magasins dans une sphère fictionnelle qui donne une autre ampleur à son caractère injuste : celui-ci n’est plus ancré dans une théorie légitimiste de l’évolution, mais dans une dimension mythique qui fait irruption dans le réel, un mois de janvier, pour le tordre de façon inéluctable.
23Si Aragon exprime à ce stade une empathie certaine avec l’oppression commerciale subie par « les expropriés de demain », le processus se fait donc à partir d’une double mise à distance des intérêts bancaires et des inquiétudes récoltées sur le terrain. Il demeure également une ambigüité qui a sans doute en partie causé les réticences ultérieures de l’auteur lui-même, mais aussi, par exemple, de Benjamin qui reprochera à Aragon de « persiste[r] à rester dans le domaine du rêve » (Benjamin, 1989, p. 474), incompatible avec la « préparation méthodique et disciplinée de la révolution » (Benjamin, [1929] 2000, p. 130). L’ambigüité réside cependant moins dans l’irréalisme de la représentation en lui-même, que dans ce avec quoi cet irréalisme flirte : l’intégration, dans le système capitaliste, d’une irrationalité qui, loin de le subvertir, participe à son maintien. C’est le rôle qu’accorde par exemple Colin Campbell à la consommation, pulsion désirante compensatrice de l’utilitarisme économique19 et sublimée dans « Le Passage de l’Opéra » à travers les expériences sensibles du poète confronté aux marchandises. Le paradoxe se retrouve dans les références à Zola : selon F. Merger (2002), celles-ci s’inscriraient dans une réponse d’Aragon à la critique conservatrice des années 1920, qui rejette la part romantique du naturaliste. Si, pour Aragon, ce romantisme semble politiquement situé à gauche il reprend précisément l’exaltation rêveuse de la marchandise en vitrine grâce à laquelle le grand magasin assoit sa victoire dans Au Bonheur des Dames.
Adapter les formes aux incohérences de la raison
24« Contes à l’usage des moyennes personnes » se présente plus frontalement comme une critique du mythe de l’homo economicus, le texte mettant l’accent sur les logiques individuelles de l’intérêt du consommateur plus que sur les lois englobantes du marché. Le conte commence ainsi :
Il était une fois un prince beau comme le jour. […] Une nuit qu’il passait à flâner dans son parc, […] il se prit à penser que la vie est amère quand il n’y a pas de sucre au fond. Une grande résolution s’empara de son cœur : « Partir : (c’est mourir un peu). » Partir à la recherche de ce sucre si précieux et si rare. (Hure â ! Vive le marché noir.) Le lendemain dès l’aube, sellant son noir palefroi (je ne crains pas le froid non plus) et l’enfourchant ensuite, il fuit ce lieu autrefois aimé (tout passe tout casse, seul le Plexiglas tient le coup) maintenant détesté à cause du manque de sucre. (Vian, [1976] 2010, p. 5)
25Placé sous le signe du merveilleux par cet incipit traditionnel, le conte fait immédiatement référence à une situation historique immédiate : le rationnement du sucre et le développement du marché noir qui en est la conséquence. Si la situation évoquée est exceptionnelle, elle se laisse volontiers comparer à la normalité économique dont elle accentue certains traits caractéristiques. En l’occurrence, le référent à la guerre et au rationnement sert d’ancrage à une sorte de théorie des valeurs d’échange et d’usage. Celle-ci s’esquisse dans les diverses négociations que mènent Joseph et son acolyte Barthélémy. Ici, lors d’une rencontre avec une femme, et après avoir trouvé du sel :
« Bonjour, jouvenceaux ! leur dit-elle. Voulez-vous du sel ? Et elle leur montra un gros sac de sel.
— On vous l’échange contre du sucre ! » dit cette crapule de Barthélémy.
Et il lui donna son petit sac de sel : mais il fut volé parce que dans le sac de la vieille, il y avait dix kilogs de sucre. La vieille était aussi canaille qu’eux. Ils s’étonnèrent cependant qu’elle ait accepté du sucre puisqu’elle en avait déjà tant, conclurent que son sucre était empoisonné (c’était évident) et le flanquèrent dans un grand trou. (Vian, [1976] 2010, p. 19-20)
26L’épisode est triplement absurde : Joseph et Barthélémy acceptent du sel qu’ils ont déjà ; ils cherchent, à l’origine, du sucre ; ils acquièrent du sucre sans l’avoir prévu, mais s’en débarrassent en estimant le comportement de la femme, identique au leur, non conforme à la logique de l’intérêt et donc potentiellement dangereux. La valeur d’échange du sucre et du sel est opaque, puisque les personnages s’accordent d’abord sur l’échange d’un petit sac de sucre contre un gros sac de sel, mais qu’ensuite Barthélémy serait « volé » en ayant échangé un gros sac de sucre contre un petit sac de sel. Le rituel d’échange apparaît chaotique, alors que les raisonnements des personnages qui y participent sont ironiquement adoubés par l’instance narrative : « (c’était évident) ». En ce sens, l’extrait pointe l’écart entre une rationalité supposée des échanges économiques organisés par des conventions abstraites (comme la valeur d’échange) et la réalité des comportements que ces conventions sont supposées encadrer. Par ailleurs, la quête est moins motivée par le besoin de sucre que par l’ennui (« la vie est bien amère quand il n’y a pas de sucre au fond »). Plus que le bien de consommation, c’est le principe même de la satisfaction d’un désir qui fonde l’action narrative. Les dernières lignes du conte précisent que les personnages « vécurent heureux jusqu’au jour où ils commencèrent de s’ennuyer et partirent pour de nouvelles aventures » (p. 30). Ainsi, le conte peut se lire comme une mise en récit du désir d’acquérir un bien (plutôt que de le posséder ou de l’utiliser), ce qui éclipse sa valeur d’usage (on ne saura d’ailleurs jamais ce qu’ils font du sucre)20. Là encore, le texte pointe la défaillance d’une rationalité économique qui postule que la satisfaction des besoins et des désirs s’abolit dans l’utilité.
27Il faut encore noter qu’en relançant ses personnages sur la route à la fin du conte, le narrateur ouvre une brèche dans la forme traditionnellement close du conte. La forme s’adapte au contenu : une quête motivée par un désir consumériste, indéfiniment renouvelable. Au contraire d’Aragon qui les utilisait comme outil de résistance, Vian adapte les formes littéraires à la rationalité capitaliste, ici consumériste. Cette adaptation n’est toutefois que la condition nécessaire de la critique, puisqu’elle court-circuite les modèles représentationnels et justificatifs de la rationalité économique. Vian met en récit un paradoxe que Jean Baudrillard reprendra dans La Société de consommation, ironisant sur ce qu’il appelle le « conte » de l’homo economicus :
Un Homme, « doué » de besoins qui le « portent » vers des objets qui lui « donnent » satisfaction. Comme l’homme n’est jamais satisfait (on le lui reproche d’ailleurs), la même histoire recommence indéfiniment, avec l’évidence défunte des vieilles fables. (Baudrillard, 1970, p. 93)
28Comme dans une fiction théorique économique – peut-être d’ailleurs l’autre cible de la parodie –, la projection imaginaire du conte est le support d’une modélisation prédictive du réel : ici la quête erratique d’un agent économique cherchant, au travers d’échanges absurdes, à satisfaire des besoins irrationnels, car détachés de toute utilité précise.
Matérialiser l’irrationnel
29Le récit de Volodine radicalise ce procédé, qu’il fait néanmoins porter sur le fonctionnement de l’hégémonie idéologique en lui-même, avec les outils de la science-fiction. Soulignons dans un premier temps que la question de la vraisemblance du texte est problématisée à l’intérieur du récit, dans l’un des narrats qui revient sur le moment de la révolution socialiste :
Maintenant, écoutez-moi bien. Je ne plaisante plus. Il ne s’agit pas de déterminer si ce que je vous raconte est vraisemblable ou non, habilement évoqué ou pas, surréaliste ou pas, s’inscrivant ou non dans la tradition post‑exotique […], et si on distingue ou non, derrière ma voix, derrière ce qu’il est convenu d’appeler ma voix, une intention de combat radical contre le réel ou une simple veulerie schizophrène face au réel, ou encore une tentative de chant égalitariste. Je ne fais preuve ici d’aucun parti pris poétique de décalage ou de travestissement magicien ou métaphorique du monde. […] En ce sens, tout est très simple. Les images parlent d’elles‑mêmes, elles sont sans artifice, elles n’habillent rien de plus qu’elles-mêmes et ceux qui parlent. (Volodine, 1999, p. 185-186)
30Le texte désamorce les tentatives de catégorisation esthétique et d’évaluation de ses intentions politiques et se présente comme un témoignage. Au-delà de l’ironie sous-jacente, cet extrait dit quelque chose d’intéressant sur les modalités de représentation du texte. Comme l’a souligné Christina Lord, l’écriture de Volodine emprunte à la science-fiction les effets de littéralisation d’éléments métaphoriques par lesquels le monde fictif fait advenir ce qui, dans le monde réel, ne se pense que par tropes21 ; en ce sens, il n’y aurait pas de « travestissement magicien » d’un référent, mais plutôt la matérialisation d’un donné métaphorique.
31C’est en tout cas la lecture que l’on peut faire de certains évènements étranges, fantastiques, du récit, qui semblent matérialiser le fonctionnement du réalisme capitaliste. En particulier, l’évènement central du procès de Scheidmann se prête à cette analyse. Après avoir jugé l’homme coupable d’avoir réinstauré le système monétaire, les révolutionnaires décident de son exécution. Cependant, la « salve » de balles tirée par les vieillardes n’atteint jamais le coupable, étrangement déviée de sa trajectoire (Volodine, 1999, p. 75). Scheidmann échappe ainsi, contre toute logique physique, à sa propre mort. Le constat fait par Lodenko de l’hégémonie idéologique capitaliste et de l’impuissance révolutionnaire semble alors dicter les évènements du récit, et prendre matériellement forme dans les objets récalcitrants. Le monde fictionnel révèle les mécanismes de l’hégémonie idéologique, ainsi que ses aberrations, en les concrétisant dans des enchaînements d’actions.
32S’il en devient très concret, le réalisme capitaliste n’est pas pour autant évident à décrypter. On peut le déduire de la trajectoire de Khrili Gompo. Ce personnage énigmatique, sorte d’extraterrestre, fait des incursions dans le monde du récit auquel il a accès par des plongées en apnée. Son but est d’« engranger des images utiles pour notre connaissance du monde » (Volodine, 1999, p. 208). Lors des premières plongées, Gompo n’est confronté qu’aux aspects enchanteurs du monde capitaliste : les vitrines du monde marchand, le luxe, le confort. À la fin du texte, il assiste à une négociation entre un homme qui souhaite prendre un bateau et le vendeur de tickets ; l’homme cherche à obtenir une réduction sur le prix du billet qui lui est refusée et se voit ainsi poussé à demander d’être transporté « comme bagage accompagné […]. Ou dans la catégorie Untermensch » (p. 191). Le parcours à l’arrivée sinistre de Gompo signale alors que la juste appréhension des inégalités structurantes du monde demande de ne pas s’arrêter aux « fantasmagories »22 qui les dissimulent. Cet effort exige une immersion, mais également un effort répété comme le suggèrent les plongées en apnée. Ainsi, si le texte de Volodine exclut l’espoir d’un retournement de situation politique, peut-être se réserve-t-il encore la possibilité d’être lu « comme refus de servir, comme trahison » (Engélibert, 2019, p. 68) de la suprématie idéologique du système capitaliste.
Une foi renouvelée
33Les textes d’Aragon, de Vian et de Volodine proposent des mises en fiction du réalisme capitaliste dans lesquelles la déconstruction littéraire de l'hégémonie capitaliste se substitue à l'imagination d'un système alternatif. S’il y a volonté, radicale ou ludique, de critique, celle-ci s’inscrit toujours dans un imaginaire large de la réification qui, à chaque fois qu’il est convoqué, reformule ses propres enjeux : chacun des textes construit, en même temps qu’il la malmène, une certaine idée du capitalisme et de sa rationalité. Par ailleurs, en complexifiant une dichotomie trop simple entre imagination critique et reproduction apolitique du réel, les trois textes entrent en dialogue avec les multiples réponses que les théories critiques et marxistes ont données au problème politique de la représentation du réel, de la notion d’« imagination exacte », employée par Adorno à propos de Balzac23 , à une certaine idée du réalisme socialiste, par exemple tel qu’il est défendu par Lukács (lequel, loin de le penser comme un simple « reflet » du réel, souligne l’effort formel que doivent produire les romanciers qui veulent donner une image juste d’un monde dont le donné est chaotique24).
34Le réalisme capitaliste a souvent inquiété la littérature, qui se pense volontiers comme un lieu de résistance aux aliénations du monde matériel et économique. Le motif connaît encore une certaine actualité. De Jean-Charles Massera à Michel Houellebecq, il s’intègre aux postures politiques progressistes ou réactionnaires. La facture « réaliste » d’un certain nombre de démarches critiques contemporaines témoigne du maintien de l’idée que ce mode de représentation est le meilleur outil de révélation des failles du système. Si les fusils manquent leur cible chez Volodine, Sandra Lucbert fait un constat encore plus noir en assistant au procès des cadres de France Telecom, accusés d’avoir causé des dizaines de suicides parmi leurs employés, constat qu’elle énonce en titre de l’un de ses ouvrages : Personne ne sort les fusils (2020). Selon l’autrice, cette inertie est bien la conséquence d’un réalisme capitaliste qui non seulement a colonisé les consciences individuelles, mais toutes les institutions, ainsi que leurs relais médiatiques. Entre les témoignages et les digressions littéraires, le texte de Sandra Lucbert fait un choix critique proche de ceux que nous avons parcourus ici. Face à la domination du réalisme capitaliste et de sa langue – baptisée LCN, Lingua Capitalismi Neoliberalis –, il s’agit de renégocier au sein du livre la représentation du réel, que l’idéologie dominante modèle à son image et qui nous colonise : « La société, qu’on le veuille ou non, nous rentre dedans. Répétitivement, elle s’incruste […], grave en nous ses marquages » (Lucbert, 2020, p. 19). La croyance dans le pouvoir de la littérature à nous défaire de cette domination subsiste aussi : « c’est ce que fait la littérature aux gens qui la pratiquent. Elle impose un écart permanent avec tout ce qu’on dit. » (p. 21).