Larnaudie et DeLillo : l’invention d’une poétique du chaos économique
1Le roman réaliste a inventé un récit économique dont Honoré de Balzac est sans doute, avec Charles Dickens, l’une des figures tutélaires. Dépassant la vision strictement moraliste de l’argent en plaçant le fait et le comportement économiques au cœur de l’action, il fait de l’« argent‑désir » et de la « monnaie‑confiance1 » les actants centraux d’œuvres qui inventent, en empruntant des invariants de l’épopée, une sorte de représentation épique de l’argent. Forte de ses modalisations tour à tour néo‑épiques ou mélodramatiques, cette narrativité économique connaît un puissant succès tout au long d’un large xixe siècle. Mais elle entre en crise au siècle suivant et sa structure type tombe alors en désuétude, en tout cas du côté du roman européen. Pourtant, à la fin du xxe siècle, semble émerger un nouveau récit économique qui s’affronte à la crise non plus seulement sur le mode d’un roman social (qui n’a, lui, jamais vraiment disparu), mais encore en reprenant à nouveau la question des structures économiques et financières à la lumière des récentes crises boursières. Sans doute cette résurgence illustre‑t‑elle la capacité du roman à entretenir, pour reprendre les mots de Bakhtine, « une zone de contact maximum avec le présent » (Bakhtine, [1975] 1978, p. 448). Or, pour le vérifier, il faut comprendre comment s’invente une nouvelle matrice poétique. Il faut appréhender la formule qui ne prenne pas seulement la suite, ou dépasse, voire disqualifie la poétique du récit économique positiviste forgé au xixe siècle, mais qui soit à même de dire le chaos économique.
2Pour mener une telle enquête, nous nous appuierons sur deux récits contemporains : Les Effondrés (2008) de Mathieu Larnaudie, paru juste après la crise des subprimes, et Cosmopolis (2003), écrit par Don DeLillo au lendemain de l’éclatement de la bulle spéculative sur les valeurs technologiques. Si le premier invente une poétique qui nous place au cœur de la crise, le second figure une temporalité économique spectrale. Mais ici et là, il en va d’une tentative pour rendre compte, poétiquement, des mutations, voire des impasses du capitalisme et de l’économie moderne : il s’agit de dire les désordres qui minent l’économie et remettent en cause la science économique.
Les Effondrés : exprimer la crise
3Bien que le corpus restreint retenu pour la présente étude ne permette que quelques prudentes généralisations, on reconnaîtra tout de même au récit économique contemporain un goût certain pour la veine apocalyptique. Publiés au moment du krach des subprimes ou de la bulle Internet, les romans de la crise se caractérisent tous par la même propension à transformer la cinétique économique en devenir apocalyptique. Il s’agit là d’un puissant retournement et d’une rupture avec la tradition d’un récit économique classique qui, s’il ne se refusait pas à peindre, chez Honoré de Balzac, la faillite (César Birotteau, 1838), chez Émile Zola, le krach (L’Argent, 1891) ou, chez Thomas Mann, la déroute (Les Buddenbrook, 1901), faisait systématiquement précéder la période de ruine d’une phase de gain dont l’euphorie était plus ou moins longuement exposée. Là où le récit classique tel qu’inventé par Balzac ou Dickens se construisait en maintenant l’équilibre entre acquisition et dépenses, entre accumulation et perte, le récit contemporain semble devoir s’ouvrir in medias res, au cœur de l’apocalypse financière, rejetant les euphories de la phase d’enrichissement dans un hors champ au statut historique et ontologique incertain.
4Telle est la posture qu’adopte, de manière assez spectaculaire, Les Effondrés de Mathieu Larnaudie, qui s’ouvre sur les débris fumants de la crise de 2008. Comme son titre l’indique, le récit commence bien sur la fin, sur ce moment où « l’Histoire s’était arrêtée », quand s’évanouit « l’adéquation fondamentale entre leur ordre et leur univers ; pour qu’eux aussi, en quelque sorte, entrent dans l’état de crise2 » (Larnaudie, 2010, p. 71 et 31). Leur ordre et leur univers, c’est celui des grands de la finance ici représentés par Greenspan, surnommé « le Maestro », patron de la FED, Richard Fuld, alias « Le Gorille », Président‑directeur de Lehman Brothers ; Edouard Stern, « le Cobra », banquier de Merckle, ou encore un puissant industriel allemand du médicament, voire, pour finir, Bernard Madoff, « l’escroc du siècle ». Bien qu’ils mettent en scène des décalques transparents des acteurs réels, le récit choisit de ne jamais nommer ces protagonistes autrement que par ces formules lexicalisées comme s’il s’agissait de rendre plus énigmatiques les forces obscures qui précipitent la crise car c’est bien par leur intermédiaire de l’histoire que nous prenons la mesure du chaos. C’est à travers leur regard que nous pénétrons dans cette débâcle financière, qui est avant tout leur débâcle. Les Effondrés traite d’un séisme idéologique et intime.
Ils découvrirent que ce qu’ils avaient pris pour une règle spontanée, une naturalité économique […,] n’était finalement que l’une des versions possibles, et très imparfaite, et vulnérable, des grandes orientations ou modalités qui impulsent et agencent une civilisation. (Larnaudie, 2010, p. 19)
5Larnaudie observe et scrute ce séisme en disséquant et juxtaposant les discours intérieurs de chacun des protagonistes. Victimes de ce qu’André Orléan qualifie, après Hyman Minsky, d’« aveuglement au désastre » (Orléan, 2009, p. 36), les « effondrés » se réveillent, « fascinés devant le désastre qu’ils avaient suscité, vers lequel tous avaient convergé, sous le charme de la puissance de destruction » (p. 17). Tout l’enjeu, ici, est d’entraîner le lecteur dans la déflagration, de le maintenir, comme en apnée, au cœur du moment‑crise, au cœur du krach. Cette stratégie de dramatisation subjective est remarquablement assurée par la répétition anaphorique de la conjonction « alors (même) que » (5 occurrences p. 7, 8 et 9), qui structure tout le début du récit et dont l’anaphore crée une sorte de suspens. Ces conjonctives inaugurales appellent en effet à l’échelle du premier chapitre, mais aussi du récit tout entier, une série de principales qui renforcent à leur tour l’effet de dramatisation en juxtaposant les verbes de perception comme autant de stupeurs. Se répètent presque systématiquement d’un chapitre à l’autre, « l’on vit », « l’on put voir », tout au long des deux premiers chapitres, puis, à l’occasion de l’aveu de Greenspan, les « on le vit donc » (chap. 4 et 5, 10) ou encore, à propos de Madoff : « Et l’on vit surtout », « on vit s’avancer […] l’escroc du siècle » (p. 137). L’anaphore lancinante des verbes de perception soumet le récit à une structure inchoative qui l’enferme dans le présent de la crise, dans le spectacle qu’elle offre en live, qu’il s’agisse de la rythmique des cours de bourse égrenés en temps réel ou des retransmissions en direct des commissions du Congrès.
6Les Effondrés n’est pas un « récit de la crise » au sens où le roman ferait la chronique d’une crise, mais il l’est parce qu’il tente de se tenir le plus longtemps possible dans la crise, sur la crête de la crise. Pour maintenir cet équilibre instable, le récit fabrique d’abord un présent précaire qu’un jeu constant d’allers‑retours borde, sur ses deux flancs, d’analepses et de micro‑prolepses. Le récit se maintient encore sur la crête de la crise en recourant massivement au dilatoire. Les phrases rendues complexes par leur longueur – les chapitres peuvent n’être qu’une seule même et longue phrase – se donnent comme des constructions touffues et complexes. En leur sein, les anaphores créent non seulement des effets de rythme, mais surtout des effets de reconnaissance et de balisage susceptibles de guider le lecteur dans un texte qui semble moins progresser linéairement qu’enchaîner les digressions. Le terme d’enchaînement ne convient d’ailleurs qu’imparfaitement à une structure phrastique qui semble plutôt répondre à la logique de l’emboitement. Les parenthèses et les propositions entre tirets l’emportent souvent sur les subordonnées et conjonctives, comme si ce système d’enchâssement était là pour exprimer, doublement, la complexité du monde. Si ces dispositifs stylistiques révèlent au novice les arcanes de l’économie et la réalité des régulations du monde de la finance, ils sont contrebalancés par une fiction qui, globalement, fabrique un effet de confusion, fréquent dans le récit d’argent, et égare le lecteur dans la complexité financière. Tout se passe comme si la « logique de dérivation3 » qui structure souvent ces phrases figurait celle qui préside à l’élaboration des produits financiers, eux aussi dits « dérivés » – CDS4 (credit default swap) et autres subprimes –, qui furent à l’origine de la crise.
7Entreprise de dévoilement de la complexité, Les Effondrés récuse les habituels dispositifs inhérents à la description réaliste classique. En refusant de « dissimuler l’excroissance descriptive par divers procédés de motivation » (Neveu, 1995, p. 36), il nous plonge dans le désarroi de la crise. Ce dispositif est particulièrement sensible dans l’épisode consacré à l’audition de Greenspan par le Congrès. Les chapitres 4 et 5, « Palast der Republik » et « Les reniements du Maestro », sont typiques de cette forme de mise en intrigue qui consiste à retarder sans cesse l’information par la digression et la prolifération informationnelle. Il serait ainsi facile de résumer en quelques mots l’actions de ces quatorze pages : Alan Greenspan, alias « le maestro », convoqué devant une commission du Congrès pour s’expliquer sur la crise, finit à la surprise générale par « faire son autocritique publique » et avouer que :
oui, absolument, il s’était rendu compte que pendant quarante ans il avait appliqué une idéologie et que celle‑ci avait échoué, qu’il avait constaté « une faille dans l’idéologie capitaliste », dont il ne savait à quel point elle était significative ou durable, mais qui l’avait plongé dans un profond désarroi. (Larnaudie, 2010, p. 36 et 42)
8On conviendra que l’aveu – bien réel et effectivement prononcé devant des Sénateurs américains ébahis le 23 octobre 2008 – a de quoi surprendre, venant d’un des plus dogmatiques représentants de l’orthodoxie néo‑libérale : l’ampleur de la surprise pourrait à elle seule justifier le suspense ainsi créé. Mais, d’une manière remarquable, cette mise en intrigue ne fait, à proprement parler, l’objet d’aucune théâtralisation. Loin de laisser se déployer quelque facilité dramatique, le report de « l’aveu » n’est ici motivé que par la délivrance d’une masse énorme d’informations que le dispositif stylistique, volontairement non linéaire, rend plus touffue encore.
9Considérons la composition de l’unique phrase du quatrième chapitre. La première proposition s’ouvre sur « Et peut‑être fallut‑il dès lors ». Son objet – la crise des croyances libérales – est ensuite retardé par une première parenthèse sur la « prétention » des tenants de l’orthodoxie, parenthèse elle‑même suivie d’une périphrase explicative qui étaye le comparant architectural (« l’architecture de leurs illusions »), puis de trois pages consacrées à Berlin, la ville représentative de cette nouvelle architecture néo‑libérale, elle‑même symbolique de ce nouvel ordre né de la chute du mur et donc de la fin de l’histoire. Avant que ne surgisse la proposition principale qui reprend le cycle anaphorique inauguré au premier chapitre avec « et l’on vit », le lecteur doit revenir au « Et peut‑être fallut‑il dès lors » inaugural et à son segment thématique : « que l’ordonnancement incontestable de leur croyance s’écroule ». Le lecteur n’est pas au bout de ses peines puisqu’une nouvelle longue parenthèse, consacrée à la description du « costume noir » et à la carrière de Greenspan, « l’homme‑tortue », retarde l’« autocritique publique » (Larnaudie, 2010, p. 36) du Maestro… non sans qu’une digression cataphorique de vingt lignes ne souligne l’ironie anachronique d’une séance d’aveux digne d’une époque communiste que le Maestro avait tant combattue.
10Si le titre du chapitre suivant, stratégiquement nommé « Les reniements du Maestro », promet son lot de révélations, celles‑ci sont également retardées. Mais alors que le narrateur, au précédent chapitre, s’en tenait à des éléments factuels, « l’histoire de cet homme » est ici traitée sur un mode quasi‑fictionnel, comme s’il s’agissait moins de rappeler un parcours biographique que de « restituer le récit avec lequel le corps qu’ils avaient sous les yeux se confondait ». Le Maestro s’efface derrière sa caractérisation paradigmatique. Il devient, de manière toute balzacienne, un de ces
personnages de ce genre de romans initiatiques retraçant la trajectoire de qui s’élève au‑delà des plus ambitieuses espérances pour conquérir une place qu’il est impossible de ne pas désigner voire de résumer par ce mot : le pouvoir (Larnaudie, 2010, p. 38, nous soulignons).
11Il incarne en cela le « modèle existentiel et romanesque rejouant savamment le cycle invariant qui mène de la réussite à la décadence » (Larnaudie, 2010, p. 38). Fonctionne ici un mécanisme d’héroïsation prisé du récit économique, au terme duquel l’œuvre fictionnelle brouille les frontières en requalifiant un personnage réel à l’aune de stéréotypes littéraires. Au rebours des schémas réalistes classiques, ce n’est pas la fiction qui se donne pour le réel, c’est le réel qui se conforme à l’intertexte fictionnel. Dans ce monde à la logique culbutée, le réel n’existe bientôt plus qu’à travers des cadres imaginaires. De ce point de vue, en considérant « son legs devenu l’envers désastreux de sa légende dorée » (Larnaudie, 2010, p. 39), le lecteur juge, comme les Sénateurs‑jurés, l’écart entre les actes normalement attendus d’un homme‑mythe et la catastrophe qu’il engendra. Le récit de l’aveu, qui occupe les trois dernières pages du chapitre, se rapproche alors de la chronique pour laisser place à la confession du maestro qui admet « entre la stupeur et la sérénité […], médusé lui‑même par les paroles qu’il articulait »,
que sa foi béate dans le libre marché avait été anéantie, que sa confiance inconditionnelle en l’invincibilité du système était désormais caduque, que ses conceptions de la vie des hommes et de la nature, de l’ordre leur convenant, se révélaient tout simplement fausses, erronées, inadéquates au réel, où plutôt qu’il n’était pas d’ordre qui fût par enchantement et de toute éternité adapté au réel, conforme à la nature. (Larnaudie, 2010, p. 42 et 43)
12La dramatisation, jusque‑là tenue à distance, semble alors triompher : « et sans doute furent‑ils, à l’instant précis où ces mots franchirent ses lèvres, nombreux ceux dont le sang se glaça » (p. 43).
La question du temps et l’entrée en crise des théories économiques classiques
13Si les dérivations permanentes de ce texte finissent par étouffer le lecteur, le roman ne s’épuise pas dans cette fonction de submersion. Il dit aussi l’impossible de l’avenir. Si le récit n’avance pas et se livre à l’inchoatif, s’il se perd dans la velléité et la réticence et entrave constamment la progression de l’action par l’abondance descriptive, c’est qu’il ne peut envisager le lendemain. De même que l’empilement des propositions emboîtées contrecarre la pente naturellement syntagmatique de la phrase, le récit qui se dérobe sans cesse à toute progression narrative, refuse de laisser se déployer la flèche du temps. En se tenant sur la crête de la crise, en se livrant au rythme inchoatif, Les Effondrés exprime la fin en train d’advenir. De ce point de vue, il livre une méditation sensible sur le temps du capitalisme.
14Ce tropisme et ce traitement temporels, le texte de Larnaudie le partage avec le récit, légèrement antérieur, que Don DeLillo publie en 2003 (en anglais, traduit en français la même année). Mais si Cosmopolis illustre également la manière dont le capitalisme financier porte une atteinte fondamentale à la nature du temps et à la durée, individuelle et collective, il adopte une stratégie narrative assez différente. Soulignons d’abord que là où Les Effondrés s’installait au cœur de la crise, Cosmopolis se situe dans son avant immédiat, au cours des vingt‑quatre heures précédant l’explosion générale. Et c’est cette journée particulière qu’Eric Packer, jeune milliardaire star de la finance, a choisie pour se faire couper les cheveux : « son » salon se situe à l’autre bout de la ville et New‑York est totalement congestionnée du fait d’une visite du Président des États‑Unis et du monstrueux cortège accompagnant le convoi funèbre d’une star du rap. Se déploie sous nos yeux – ou plutôt à travers les vitres de la limousine blindée du milliardaire – une ville qui craque et se fissure sous la pression d’une violence sociale inédite. Alors que les écrans géants diffusent en boucle les images du lynchage du directeur du Fonds monétaire international, puis d’un puissant magnat russe des médias, une émeute anarchiste d’une brutalité sans précédent retourne la ville. Cette dangereuse expédition dont il faudrait montrer qu’elle se transforme progressivement en cheminement initiatique5, a ceci d’intéressant qu’elle s’effectue au rythme de la cotation du yen, monnaie sur laquelle Eric Packer, adoptant une position contraire à toutes les analyses, joue à la baisse et « emprunte des sommes énormes, énormes » (DeLillo, [2003] 2003, p. 25)6.
Il continuait à faire cela parce qu’il savait que le yen ne pouvait pas monter davantage. Il expliqua qu’il y avait des niveaux qu’il ne pouvait pas atteindre. Le marché savait cela. Il y avait des oscillations et des chocs que le marché tolérait jusqu’à un certain point mais pas au‑delà. Le yen lui‑même savait qu’il ne pouvait pas aller plus haut. Mais il montait quand même, encore et encore. (DeLillo, [2003] 2003, p. 81‑82)
15Ainsi le récit se construit‑il au gré d’un rythme chrono‑monétaire qui semble aussi irrationnel qu’immaîtrisable, « déraillement » temporel qui culmine lors d’une curieuse scène finale où le milliardaire peut se contempler mort sur l’écran de sa montre. Ce décalage temporel final – digne d’une série B de science‑fiction – n’échappe d’ailleurs au cliché, usé, de la quatrième dimension, que parce qu’il est précédé, tout au long du roman, de considérations théoriques, au demeurant plus ou moins digestes, sur la manière dont la financiarisation a arraisonné le temps. Une première leçon d’évolutionnisme financier nous est donnée par Vija Kinski, la responsable du service Recherche et analyse conceptuelle de Packer, qui raconte, d’abord, comment « le temps d’horloge a accéléré la montée du capitalisme » (DeLillo, [2003] 2003, p. 76). Dans cette configuration « classique », time was money, le temps engendrait de l’argent parce qu’il figurait parmi les outils de production. En revanche, aujourd’hui, poursuit‑elle, « L’argent falsifie le temps. […] le temps est désormais une valeur d’entreprise. Il appartient au système du libre marché » (p. 76‑77). En d’autres termes, les choses se sont inversées et au « temps d’horloge » qui fabriquait de l’argent – ce qui est encore la logique de l’intérêt – s’est substitué le temps fabriqué par l’argent. Ainsi, « c’est parce que l’argent ne devient productif que par le futur en tant qu’il est à venir, que le présent est, comme nous le dit Vija Kinski, en train d’être aspiré du monde pour laisser place au futur des marchés incontrôlés et à un énorme potentiel d’investissement » (Montvoisin, 2018)
16Désormais, la finance, « succombant à sa quête de quelque chose de plus pur », poursuit Kinski, recherche des techniques « capables de prédire les mouvements de l’argent en soi » (DeLillo, [2003] 2003, p. 74) et met au point des formules qui « rend[ent] possible et probable le passage de futurs présents » (Vogl, 2010, p. 132). Cela signifie que :
la dimension temporelle du crédit n’est donc pas seulement devenue un nouveau critère mais un élément problématique du savoir économique sur lequel se désintègrent les relations atemporelles de l’échange et du contre‑échange, du cercle fermé, de la compensation et de la réciprocité. Avec le temps du capital, la réflexion sur le lien économique au système est orientée vers les délais, les attentes et les avenirs incertains (Vogl, 2010, p. 110).
17DeLillo congédie le cercle productif balzaco‑zolien – et avec lui la « vieille » économie capitaliste – en inventant une poétique de la fuite et de la suspension dans le non‑fini. La mort de Packer s’inscrit d’ailleurs symboliquement dans cette temporalité ouverte. « Ce n’est pas la fin. Il est mort à l’intérieur du verre de sa montre mais toujours en vie dans l’espace originel, à attendre le bruit de la détonation » (DeLillo, [2003] 2003, p. 191). Par le truchement de cette quatrième dimension surgissant via l’écran de sa montre, DeLillo représente et met en perspective le temps déréglé de la finance, ouvert sur l’infini. Quelques années après, Larnaudie clôt Les Effondrés de manière étrangement similaire en mettant en scène ce vieillard qui se vaporise, sans tout à fait disparaître, dans le « scintillement des neiges éternelles » (Larnaudie, 2010, p. 179).
Du temps détraqué à l’impossible équilibre
18Les Effondrés et Cosmopolis ont donc ceci de commun qu’ils troquent la narrativité au long cours contre une narration de la crise qui efface le temps comme elle efface des dettes qui n’apparaissent presque plus. Entre le temps inchoatif de Larnaudie et la durée vaporisée de DeLillo, il n’y a non seulement plus de temporalité naturelle, mais on peut même se demander si ces œuvres préservent encore la possibilité d’un avenir. Là où Les Effondrés, avec son ouverture lyrique finale, maintient quelque espoir de renaissance, l’instant transitoire sur lequel se referme Cosmopolis est plus inquiétant. Enfermé entre la mort réelle du sujet (« la détonation ») et sa représentation anticipée « à l’intérieur du verre de sa montre » (DeLillo, [2003] 2003, p. 187), le lecteur est prisonnier d’un un espace temporel précaire. Nous sommes ainsi plongés au cœur d’un temps détraqué, transfiguré par une technologie qui est capable, dans le champ de la finance, de provoquer des rétroactions paradoxales. Même s’il n’entre pas – pas même via les terribles exposés de Vija Kinski – dans l’exposé technique des potentialités vertigineuses qu’offre l’application des mathématiques et de la physique à l’économie, le texte de DeLillo thématise la possibilité d’un chaos qui n’est pas seulement celui de la rue ou des manifestations violentes, mais celui des limites de nos perceptions et, plus globalement encore des modèles explicatifs du monde. Le chaos résulte autant qu’il illustre la remise en cause du grand modèle épistémique de l’équilibre et de l’autorégulation sur lequel l’économie classique puis néoclassique s’est construite. Il faut désormais accepter de reconnaître le bien‑fondé des craintes et doutes que nombre de théoriciens hétérodoxes, à l’instar de Minsky, ont formulés :
Une analyse de l’offre et de la demande – avec la perspective de compensation et d’équilibre – n’explique pas le comportement d’une économie capitaliste, et les processus de financement de celle‑ci opèrent de telle sorte qu’elles développent elles‑mêmes des « forces endogènes déstabilisantes ». Ce qui signifie que les institutions financières du capitalisme sont « en soi ruineuses. Au lieu d’admirer les qualités des marchés libres, on devrait accepter l’idée que le domaine des marchés libres efficients et souhaitables est limité ». (Minsky, cité par Vogl, 2010, p. 228)
19Ils procèdent et témoignent d’une crise épistémique qui ne traduit pas un simple désenchantement mais bien un profond désœuvrement dont rendent compte, à leur manière, les manœuvres dilatoires présidant au « reniement » de Greenspan. La déconstruction des structures classiques, narratives et temporelles, à laquelle procèdent Les Effondrés et Cosmopolis exprime la précarité d’un monde qui aurait fait son deuil de l’équilibre.
20D’où cette fascination pour le chaos qui caractérise non seulement nos deux œuvres, mais également d’autres récits financiers tels La Théorie de l’information où Aurélien Bellanger livre une sorte de biographie – romancée d’abord, imaginaire ensuite – de Xavier Niel, le réel patron de Free (Bellanger, 2012). Dans ce roman méta‑économique qui alterne séquences narratives et micro‑essais sur la théorie de l’information, le récit des aventures d’Ertanger, le héros du roman et double fictionnel du patron de Free, s’interrompt ainsi pour laisser place à un développement consacré à l’analyse des « mouvements browniens » dont le mathématicien Norbert Wiener était spécialiste et dont on découvrit qu’ils pouvaient être au cœur des marchés. Mathématiciens et économistes cherchèrent à comprendre les fluctuations apparemment aléatoires des cours boursiers7, donnant par exemple naissance, si l’on retient l’un des plus célèbres d’entre eux, au modèle Black‑Scholes‑Merton dans lequel le prix de l’action répond à un processus stochastique, c’est‑à‑dire aléatoire. On sait quelle fut (quelle est ?) la dépendance de l’économie à la formalisation mathématique et aux théories de l’information, dépendance qui peut conduire à la négation du réel voire au renversement des logiques fondamentales8. Ce rêve positiviste, nos romans le mettent en récit ou plus exactement le mettent en crise comme le fait de manière paroxystique Cosmopolis en juxtaposant des bribes de savoirs financiers au point de créer une forme de confusion qui participe du chaos ambiant. Packer croit à la possibilité de découvrir les équations susceptibles de décrire le mouvement des astres financiers9. Il navigue dans le sillage de ces économistes formalistes et est obsédé par l’idée de trouver l’équation susceptible de rendre compte des cours erratiques du yen :
Il savait qu’il y avait quelque chose que personne n’avait détecté, un motif latent dans la nature même, un saut de langage‑image qui allait au‑delà des modèles standard d’analyse technique et dépassait même les tableaux prévisionnels les plus ésotériques de ses propres disciples dans ce domaine. Il y avait forcément un moyen d’expliquer le yen. (DeLillo, [2003] 2003, p. 63)
21Toute sa quête est ordonnée en fonction de cette intuition que résident derrière les fluctuations de la devise « beauté et précision, des rythmes cachés » (DeLillo, [2003] 2003, p. 74). Il veut croire que quelque ordre sous‑jacent, naturel peut‑être, mais en tout cas indépendant des données réelles, régit le yen. Il cherche « une affinité entre les mouvements de marché et le monde naturel » (p. 83) à laquelle Vija Kinski, ne croit pas. Moins rationaliste que mystique, la responsable du service Recherche et analyse conceptuelle gratifie Packer de poétiques spéculations chronomonétaires dont l’hermétisme recoupe la dénonciation du positivisme de ceux
qui veulent te faire croire qu’il existe des tendances et des forces prévisibles. Alors qu’en fait ce sont uniquement des phénomènes aléatoires. Tu appliques les mathématiques et diverses disciplines, oui. Mais en fin de compte, il s’agit d’un système qui est incontrôlable. L’hystérie à grande vitesse, d’un jour à l’autre, d’une minute à l’autre. (DeLillo, [2003] 2003, p. 82)
22Kinski est par certains aspects la porte‑parole du théoricien économique Benoît B. Mandelbrot en ce qu’elle substitue aux régularités supposées par la théorie économique classique des incohérences et des turbulences qui semblent échapper à toute tentative de rationalisation. Pour Mandelbrot, « il ne fait pas de doute que les prix financiers bondissent et sautent – à la hausse et à la baisse » :
En fait, je prétends que la capacité à faire des bonds, autrement dit la discontinuité, est la principale différence conceptuelle entre l’économie et la physique classique… Ces variations sont particulièrement remarquables à notre ère de l’information et de sa diffusion instantanée via la télévision, Internet et les écrans des salles de marchés. (Mandelbrot et Hudson, 2005, p. 261)
23S’il attaque frontalement le modèle Black‑Scholes‑Merton auquel il dénie toute efficience, Mandelbrot ne s’enferme cependant pas dans une pensée du chaos absolu. Les marchés tels qu’il les voit seraient plutôt « à la fois efficients et fous » et fondamentalement réfractaires aux modèles physiques ou thermodynamiques des siècles passés (Vogl, 2010, p. 203‑204).
24Qu’il ait directement lu ou fréquenté les théories de Mandelbrot, DeLillo en imprègne son œuvre. De manière thématique, d’abord, à travers la description des mouvements imprévisibles de la circulation automobile, fluide insaisissable, « étrange composite », « immense flux rapace » (DeLillo, [2003] 2003, p. 43) qui est bientôt redoublé par les embardées de la foule de manifestants dont le caractère imprévisible effraie moins Packer qu’il ne le fascine. Elles se manifestent ensuite à travers la composition déstabilisante d’un récit qui, s’il relève à peu près d’une structure chronologique linéaire, est fait de tours et de détours, de ralentissements et de répétitions, qui ne semblent répondre à aucune règle. Au rebours des émerveillements devant les beautés des mécanismes économiques dont se ressentait peu ou prou le roman réaliste du xixe siècle, il n’est, dans le monde de Cosmopolis, pas plus de composition harmonique narrative qu’il n’est d’« harmonies économiques ». Et sans doute n’est‑ce pas un hasard si le roman se clôt sur la victoire du principe de désordre, le meurtrier de Packer – un ancien employé – lui reprochant précisément d’avoir péché par excès de confiance en présupposant l’homogénéité du système son équilibre intrinsèque :
Vous vous efforciez de prévoir les mouvements du yen en vous inspirant des modèles naturels […] Mais vous avez oublié quelque chose en route. […] L’importance de l’asymétrique, du truc qui est un peu de guingois. Vous cherchiez l’équilibre, le splendide équilibre, les parts égales, les côtés égaux. Je le sais. Je vous connais. Mais vous auriez dû traquer le yen, dans ses tics et ses bizarreries. (DeLillo, [2003] 2003, p. 182‑183)
25Cette bizarrerie finale n’a rien d’anecdotique. Elle emporte avec elle toute une anthropologie moderne qui rêvait et rationalisait le monde comme un vaste système d’équilibres.
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26De la même manière qu’ils dénoncent l’aporie à laquelle conduit la conception du temps des théoriciens libéraux, Les Effondrés comme Cosmopolis illustrent la faillite du rêve d’équilibre qui nourrit le fictionnaire libéral. Le terme de « fictionnaire » s’impose ici, car cet équilibre parfait relève moins d’une réalité avérée et effective que d’une vulgate économique standard à laquelle les auteurs, à défaut d’adhérer uniment, recourent comme une sorte d’idéal régulateur10. Reste que nos récits parviennent : d’une part à communiquer au lecteur l’expérience de cette finance complexe qui défie l’entendement ; d’autre part à exprimer les causes profondes de la crise. Leur entreprise est une tentative, radicale, d’en saisir les origines. Le récit contemporain met au jour, exhibe voire hystérise les réalités et enjeux profonds de l’économie contemporaine. Mais en remettant en cause les principes et certitudes (néo‑)classiques, il congédie le paradigme projectif moderne et ouvre une crise dont on ne sait si elle n’est que catastrophe ou apocalypse. La référence au mythe apocalyptique est ici fondamentale, car elle structure profondément nos œuvres. Mais il ne s’agit plus du modèle eschatologique propre au roman classique qui, selon Paul Ricœur et Frank Kermode se caractérise par sa « manière de lier un commencement à une fin et de proposer à l’imagination le triomphe de la concordance sur la discordance » (Ricoeur, 1984, p. 47). Il s’agit d’une apocalypse nouvelle, sans arrière‑plan et sans rédemption, qui, symptomatiquement, caractérise autant le référent que la grammaire et la rhétorique générales du texte. Car là réside la « véritable » invention des deux romans étudiés, qui sont moins novateurs dans le tableau qu’ils dressent que dans la mise en œuvre d’une poétique à même de raconter la crise financière.