Le théâtralisable : une proposition
1Jules Verne, on le sait, se voyait dramaturge. Mais si sa série de romans intitulée Voyages extraordinaires n’est plus à présenter, il est à gager que peu de personnes ont aujourd’hui lu sa célèbre pièce intitulée Voyage à travers l’impossible1. Lisons donc : « Georges (les mains sur les cartes) : Ils ont pénétré là, ces héros extraordinaires, dans les entrailles de la terre, sous les mers, à travers l’espace ! » (I, 1, 3) Au Docteur Ox venu soigner sa fièvre particulière, Georges annonce :
Georges : Ce que je veux, Docteur, c’est faire plus que n’ont fait ces héros dont les noms sont écrits dans ces livres, c’est aller au-delà des limites qu’ils n’ont pu franchir. Le professeur Lidenbrok s’est enfoncé dans les entrailles de la terre, moi je veux aller jusqu’au feu central. Le capitaine Nemo, prisonnier dans son Nautilus a recherché l’indépendance sous les mers, moi je veux vivre dans cet élément, et le parcourir d’un pôle à l’autre. L’audacieux Michel Ardan s’est enfermé dans un boulet pour aller graviter à quelque milles [sic] lieues de la terre ; moi je veux courir d’une planète à l’autre. Voilà ce que je veux, Docteur ! Est-ce donc impossible ?
Ox (d’une voix forte) : Non !
2Montrant une mystérieuse fiole, Ox explique :
Vois ce flacon, quiconque aura bu quelques gouttes de cette liqueur, sera emporté avec la rapidité de la foudre et dans les conditions d’une vie nouvelle jusqu’aux milieux interdits à l’homme ! Plus d’intervalles de temps, plus d’intervalles de distances ! […]
Georges : Ah ! ce serait bien réellement l’impossible.
Ox : L’impossible que tu réaliseras, parce que j’aurai donné à ton corps la faculté de ne pas brûler où l’on brûle, de ne pas se noyer là où on se noie, de respirer, là où il n’y a plus d’air respirable. Et après avoir été emporté comme dans un tourbillon, tu reviendras héros de l’impossible, ayant fouillé les plus insondables mystères de la nature. (I, 1, 5)
3Après avoir bu, Georges est transporté aux alentours du Vésuve. Il croit y rencontrer Lidenbrok :
Georges : À quoi servirait la nouvelle puissance vitale donnée à notre corps par le Docteur Ox, s’il ne s’agissait que d’aller où d’autres sont allés avant nous, où vous êtes allé vous-même ! Ici est l’extraordinaire et non pas l’impossible ! (I, 4, 1)
4Dépasser les Voyages extraordinaires : c’est bien là le souhait du protagoniste du Voyage à travers l’impossible2.
5On ne saura pas, finalement, si le voyage est effectif : cette « pièce fantastique » se termine en effet sur le « délire complet » de Georges évoquant son voyage, tandis que sa femme, Éva, ainsi que le Docteur et le mystérieux Volsius, à son chevet, semblent ne pas comprendre (ils étaient pourtant du voyage) : « Éva : Hélas !... c’est toujours la démence ! » (III, 19, 1) La pièce consistait-elle en la représentation des rêves fiévreux du protagoniste ? Comment se fait-il alors qu’un autre personnage, Valdemar, rencontré pendant le voyage, évoque le diamant qu’il aurait perdu sur la planète Altor ? Tartelet, autre personnage avec lequel il forme un duo comique, se moque-t-il de lui en prétendant l’avoir ramassé ? Quoi qu’il en soit, il y a dans ce voyage, en termes d’impossible, plus que certaines allitérations3 :
La scène représente le fond de la Mer.
Valdemar, seul.
Il apparaît de droite. Des bandes de poissons s’envolent sous ses pas et disparaissent à travers les flots.
C’est bien réellement le fond de la mer, et je vis, je marche, je respire dans l’eau… comme ferait un simple hareng !... Quel singulier pays ! (II, 10, 1)
6… singulier pays que notre valeureux marin (qui avait lui aussi bu le flacon du Docteur Ox) est bientôt obligé de quitter, étant donné l’hostilité de ses habitants : « Éperdu il va d’un côté, de l’autre, mais le crabe est sur ses talons, le requin approche en ouvrant ses formidables mâchoires. » (II, 10, 1)
7Pièce injouable ? Délire dramatique ? Théâtre dans un fauteuil rédigé par un romancier ignorant tout des conditions du théâtre ? Nullement : la pièce, écrite en collaboration avec Adolphe d’Ennery, aurait été jouée près de cent fois en 1882 et 1883 au Théâtre de la Porte Saint-Martin. Si les scènes sous-marines ont été coupées à la générale, comme l’explique Robert Pourvoyeur, ce n’est pas en raison de leur impossibilité, mais au contraire parce qu’elles « rappelaient de trop près les tentatives similaires de la Biche au Bois (1845) et des Mille et une Nuits (1843 et 1881)4 ». Or si on peine aujourd’hui peut-être à se représenter une telle scène de théâtre représentant « des bandes de poissons [qui] s’envolent sous [l]es pas [du comédien jouant Valdemar] et [qui] disparaissent à travers les flots », c’est sans doute que notre expérience actuelle de spectateur ne correspond pas à celle d’un spectateur de féeries de la fin du xixe siècle. Quels étaient les moyens techniques à disposition5 ? Quels choix artistiques la mise en scène assumait-elle ? De quelle esthétique a-t-on pu dire qu’elle relevait ? Et comment la qualifierions-nous aujourd’hui ? Quelle place avait-elle dans la société d’alors ? Quelles catégories morales ou religieuses mobilisait-elle6 ? À quoi ressemblaient ses publics ? À quoi étaient-ils sensibles ? L’altérité de ce théâtre est à prendre au sérieux.
Impossible, injouable, irreprésentable…
8À la lecture donc, on pourrait postuler une difficulté dans la mise en scène des flots marins ; peut-être l’avons-nous fait ; peut-être même avons-nous lu ce texte de théâtre comme un simple texte dramatique7. Une étude historique nous apprendrait cependant que Voyage à travers l’impossible correspond à un théâtre en réalité fort en vogue sur la scène de la Porte Saint-Martin à cette époque8. Cette même étude nous apprendrait donc que c’est plutôt la scène du xixe siècle telle qu’on peut se la représenter aujourd’hui qui peut résister au Voyage à travers l’impossible. À partir de quoi se la représente-t-on ? À partir de nos connaissances historiques, bien sûr (en cela, les historiens du théâtre spécialistes de la période considérée n’auront pas été étonnés par le coup de théâtre qui précède), mais aussi sans doute à partir de notre propre expérience de spectateur, c’est-à-dire à partir de notre scène actuelle (ou plutôt nos scènes, au pluriel), à laquelle il n’est pas assuré que Voyage à travers l’impossible soit adéquat, moins peut-être pour des raisons techniques qu’artistiques ou esthétiques, voire économiques9 — inadéquat à nos scènes actuelles, donc, ou plutôt nos scènes telles qu’on peut se les représenter également.
9Dès lors, en quels termes poser le problème ? On trouve de nombreuses tentatives pour penser la conformité d’un objet (texte, discours, image, film, événement, etc.) avec le théâtre qui lui est contemporain ou ultérieur10. Il est frappant qu’elles utilisent souvent des tournures négatives — on a ainsi pris l’habitude de réfléchir à l’adéquation sous l’angle de l’inadéquation — à travers une série d’adjectifs substantivables qui ne sont des synonymes qu’en apparence : on dira par exemple que tel objet est au théâtre impossible, injouable, irreprésentable (et ses potentiels avatars : immontrable, infigurable, indicible, innommable, impensable, inimaginable, etc.), infaisable, impraticable, inintéressant, etc.
10Dans un livre qui réunit nombre de propositions que l’on doit à des chercheurs eux-mêmes inspirés, Bernadette Bost, Jean-François Louette et Bertrand Vibert ont proposé de réfléchir aux Impossibles théâtres des xixe et xxe siècles11. Or la convocation de la notion d’« impossible » pour parler de représentations théâtrales contrariées dans l’une ou l’autre de leurs conditions est peut-être un verrou logique : la réflexion est minée par la portée absolue que peut prendre le terme « impossible », même incidemment, alors qu’il est censé qualifier un état relatif12 — relatif, car il semble difficile d’identifier un objet qui s’avère « impossible à mettre en scène » en soi, partout et pour toujours, étant donné la variété des régimes de mise en scène ayant existé, qui existent aujourd’hui et qui existeront. Certes, une représentation peut être irrémédiablement empêchée (imaginons que le théâtre brûle la veille de la première, que la censure l’interdise, etc.) : elle peut donc être rendue impossible. Mais « rien n’est impossible au théâtre » : c’est du moins ce qu’on entend dans la bouche de celles et ceux qui s’y confrontent aujourd’hui — c’est également ce sur quoi insiste le « Lever de Rideau » de Jean-Pierre Ryngaert à la fin de l’ouvrage13.
11Or si, dans l’absolu, tout est possible sans doute, il faut bien constater qu’à l’échelle d’un artiste, d’une scène ou d’une institution, d’une ville, éventuellement d’une région, d’un pays, voire d’une aire linguistique ou culturelle — bref, à plus ou moins petite échelle —, tout n’est pas envisageable, ou du moins envisagé. Pierre Bourdieu l’a dit en 1965 de la photographie, et on peut sans doute le dire cinquante ans plus tard du théâtre :
si, abstraitement, la nature et les progrès de la technique photographique tendent à rendre toutes choses objectivement « photographiables », il reste qu’en fait, dans l’infinité théorique des photographies […] possibles, chaque groupe sélectionne une gamme finie […] de sujets, de genre et de composition14.
12Alice Folco et Séverine Ruset, dans le récent dossier intitulé « L’injouable au théâtre » qu’elles ont dirigé dans la Revue d’Histoire du Théâtre, dénoncent quant à elles les « fictions » sur lesquelles reposerait l’idée qu’aujourd’hui tout est possible.
En réalité, l’idée que tout serait possible au théâtre, fondée sur un raccourci du « faire théâtre de tout » vitézien, repose sur (au moins) deux fictions conjointes. Premièrement, le fantasme d’un spectateur moderne, qui serait absolument ouvert et réceptif à tout, sans tabous moraux ni surtout esthétiques : or, de la même manière que les musicologues distinguent ce qui est « jouable » de ce qui est « audible », force est de constater que ce n’est pas parce qu’une chose est faisable qu’elle est automatiquement recevable. Deuxième fiction : une certaine forme de croyance en ce qu’on pourrait appeler la « toute-puissance » du metteur en scène, qui serait capable de plier à sa volonté la matière décorative autant que les comédiens15.
13Posant donc que tout n’est pas possible16, A. Folco et S. Ruset entendent montrer néanmoins comment « l’injouabilité » peut être « déjouée » par les praticiens.
14Leur introduction est en partie lexicographique. Selon elles, tandis que l’anglais « distingue […] trois types d’impossibilités17 », « le français rassemble tout ce qui résiste à la scène sous un vocable unique » : l’« injouable18 ». Ce terme oscillerait aujourd’hui entre deux acceptions : l’injouable comme un « impossible de jeu » (on doit en réalité l’expression, dans le même dossier, à Anne Pellois19) ou comme une « incompatib[ilité] avec la scène20 ». Ce concernant, on peut formuler deux remarques.
15D’une part, on gagnerait peut-être à distinguer plus clairement la question de l’injouable de celle de l’impossible21. Se demander en quoi un texte est jouable est une chose radicalement différente que de se demander en quoi il est possible. Là où il est difficile d’expliquer en quoi, au théâtre, l’impossible est simultanément possible, il est facile d’expliquer comment l’injouable est simultanément jouable : par le recours d’une part à ce que Brigitte Joinnault qualifie de « méta-jeu », d’autre part à ce qu’on serait tenté d’appeler l’infra-jeu, c’est-à-dire à des « usages ludiques du texte qui consistent à en faire théâtre autrement qu’en le jouant22 » : jouer à jouer, jouer à ne pas jouer, voire lire à haute voix, faire lire, ou encore montrer le texte écrit. C’est notamment pourquoi, plutôt que de maintenir le terme « injouable » comme un équivalent d’« impossible » ou d’« incompatible avec la scène », on pourrait le réserver à la question du jeu23. Il fait d’ailleurs moins sens peut-être de se demander si les flots marins de Voyage à travers l’impossible sont « jouables » que de se demander dans quelle mesure ils sont faisables (techniquement) et appréciables (esthétiquement) en 1882 à Paris, ou aujourd’hui à Lausanne (par exemple). Même si les frontières entre le jeu, la technique, l’esthétique, etc. s’avèrent souvent floues, posons qu’il y a un intérêt à les maintenir à des fins descriptives.
16D’autre part, si « ce n’est pas parce qu’une chose est faisable qu’elle est automatiquement recevable24 », comme le relèvent très justement A. Folco et S. Ruset, ce n’est pas parce qu’un texte est faisable et recevable qu’il est forcément « compatible25 » avec la scène, ou plutôt adéquat au théâtre : encore faut-il, pour l’être, qu’il intéresse non seulement le pôle de la réception (les spectateurs) mais encore celui de la production (les praticiens, les programmateurs, les producteurs). En effet, l’adéquation au théâtre est conditionnée en termes de possibilité mais aussi d’intérêt (en filigrane, cela traverse d’ailleurs les deux volumes qui viennent d’être présentés). Au moins aux xxe et xxie siècles, l’impossible, l’injouable, l’irreprésentable, etc., s’avèrent en effet particulièrement intéressants… et donc font l’objet de mises en scène.
Les conditions du théâtre
17Pour échapper à l’ambivalence qui existe entre la portée absolue ou relative de ces termes (impossible, injouable, irreprésentable, etc.) ainsi qu’à leur imprécision sur le plan définitoire, il semble utile d’approcher franchement le problème sous l’angle des conditions du théâtre. En fait, réfléchir à la capacité du théâtre à représenter ou exprimer quelque chose, c’est-à-dire poser la question, comme c’est souvent le cas, en termes d’irreprésentable26 (et ses avatars : indicible, infigurable, innommable, etc.) exige de réfléchir au préalable aux conditions (techniques certes, mais aussi et surtout peut-être artistiques, esthétiques, morales, religieuses, juridiques, etc.) dans lesquelles il s’agit de représenter ou d’exprimer cette chose au théâtre ; idem d’une réflexion sur l’essence du théâtre, c’est-à-dire d’une réflexion sur le possible théâtral, qui demande également d’interroger les conditions dans lesquelles cette essence est imposée27. C’est encore plus clair dans les études sur la mise en scène des textes, ou plus largement sur l’adaptation théâtrale, en cela qu’elles interrogent presque directement ces conditions. En fait, de toutes les manières dont on peut tourner le problème de l’irreprésentable, de l’impossible ou de l’injouable, on procède à un moment ou à un autre de la réflexion à une évaluation plus ou moins complète, concrète et informée de l’adéquation de l’objet aux conditions du théâtre telles qu’on se les représente28.
18Les conditions du théâtre sont d’ordre, disons : artistique (l’appropriable), esthétique (l’appréciable), social (le recevable), moral (le tolérable), religieux29(le convenable), politique (l’acceptable), juridique (le valable30), économique (l’abordable), technique (le faisable), physique31 (le jouable). Elles sont dès lors internes au théâtre (en ce sens il ne s’agit pas exactement de contraintes) et externes à lui, car le théâtre (y compris contemporain) est pris dans l’histoire. Il va dès lors de soi que ces conditions varient dans la diachronie. Elles varient également dans la synchronie. Elles sont donc autant de faisceaux mouvants, en interaction dynamique les uns avec les autres, d’un même ensemble. C’est pourquoi une telle liste ne saurait être détaillée plus : elle devra s’adapter aux divers cas étudiés.
19En outre, étant donné le nombre de ces faisceaux, l’adéquation aux conditions du théâtre est souvent partielle. Parfois c’est l’adéquation faible en termes de possibilité (politique, technique, etc.) qui garantit l’intérêt (politique, technique, etc.) de mises en scène dès lors tentées, voire réalisées, ainsi que leur réussite entière ou partielle (avec un succès immédiat ou différé, unanime ou discordant, de portée diverse). Plus que l’acceptable (politiquement), c’est alors parfois le contestable (du point de vue politique) qui peut être estimé adéquat32. Ce sont là encore des situations à évaluer au cas par cas.
20On a déjà dit que ces conditions existent non seulement comme des réalités qui conditionnent une pratique, mais encore comme des représentations. Posons qu’elles existent comme idée, comme image, et comme désir. 1. Comme idée, à l’échelle d’un individu ou d’un groupe (libre de croire au caractère absolu de son idée), elles constituent une certaine représentation de ce qu’est le théâtre ; en d’autres termes, de la théâtralité telle que la comprend Anne Larue dans ces lignes :
Par définition, la théâtralité désigne tout ce qui est réputé être théâtral, mais elle n’est justement pas théâtre. […] Théâtre hors du théâtre, la théâtralité renvoie non au théâtre, mais à quelque idée qu’on s’en fait. Autrement dit, elle n’interroge qu’incidemment la réalité propre du théâtre, son existence concrète33.
21« Quelque idée qu’on s’en fait ». Peut-être faut-il ici distinguer l’idée de l’image. 2. Comme image34, à l’échelle d’un individu ou d’un groupe (libre de croire au caractère absolu de son image), ces conditions constituent une certaine représentation de ce qu’on fait au théâtre ; en d’autres termes, du théâtralisé, mais toujours tel qu’on se le représente (et non pas sa « réalité propre », que l’image « n’interroge qu’incidemment »). 3. Comme désir, elles constituent, à l’échelle d’un individu ou d’un groupe, une certaine représentation de ce que devrait être le théâtre, et de ce qu’on devrait y faire. Le désir est peut-être une modalité de l’idée et de l’image qui permet d’articuler le théâtre comme représentation avec le théâtre comme réalisation35. Comme le disent Geneviève Jolly et Muriel Plana dans leur article sur la théâtralité : « Le concept de théâtralité permet d’articuler le théâtral et le non théâtral, puisqu’il peut rendre compte d’un désir de théâtre dans ce qui n’en est pas encore […]36. »
22Pour saisir l’interaction entre ces deux plans d’existence des conditions du théâtre (réalité — représentation) à l’échelle de la création d’une œuvre, la génétique peut se révéler utile. Du point de vue d’une théorie de la création, on comprend en effet assez instinctivement (mais c’est difficile à montrer) que l’idée et l’image puissent orienter le désir et donc la pratique, et que la pratique puisse modeler l’idée et l’image tout en suscitant de nouveaux désirs (ce qui dans les faits, certes, rend parfois la distinction malaisée). Il est ici important de rappeler qu’il peut s’agir également d’une pratique de spectateur : si un créateur assiste à une mise en scène marquante parce que réussie (ou ratée, d’ailleurs), par exemple du Voyage à travers l’impossible — on pourrait y songer (ou pas) —, il est possible que sa représentation du théâtre, comme la nôtre d’ailleurs, qui sait ?, évolue en termes d’idée, d’image et de désir37.
23La « théâtralisation », terme habituellement utilisé comme synonyme d’« adaptation » et désignant par conséquent un mouvement généralement compris comme étant linéaire, décrit ici ce processus circulaire par lequel on passe des conditions telles qu’on se les représente ou les désire aux conditions actualisées par un spectacle (ou notre propre tentative), et par lequel on passe des conditions actualisées aux conditions imaginées ou désirées. C’est pourquoi il est possible de dire que ce qu’on estime adéquat aux conditions du théâtre dépend certes d’une pratique (de créateur et/ou de spectateur), mais encore d’une idée, d’une image et d’un désir du théâtre.
L’adéquation aux conditions du théâtre : une proposition
24Pour décrire l’adéquation à ces conditions du théâtre, il est peut-être utile de mobiliser un terme utilisé depuis le xixe siècle au moins, qui présente le triple avantage de ne s’être jamais imposé, de ne pas être négatif, et de faire sens au sein d’une même famille : théâtralisable. Il apparaît peut-être en 1845 dans la seconde édition « considérablement augmentée » du Dictionnaire de mots nouveaux de Jean-Baptiste Richard de Radonvilliers, tandis que la première édition de 1842 donnait « théâtralisation », « théâtralisé », « théâtraliser », « théâtralisme » et « théâtralité »38 :
Théâtralisable, adj. Des 2 g ; qui peut être théâtralisé, rendu théâtral : si les cérémonies religieuses sont théâtralisable ;s [sic] la religion n’a plus rien de digne et perd toute sa dignité.
Théâtralisation, s.f. ; action de théâtraliser, de rendre théâtral ; état théâtralisé : la théâtralisatiom [sic] des cérémonies religieuses chasse du cœur la piété, ne laisse plus qu’un momerisme de forme, et appelle l’indifférence religieuse.
Théâtralisée [sic], e, part. pas. Et adj. ; qui est rendu théâtral, qui a, qui présente de la théâtralité, qui est imité du théâtre : ces cérémonies sont théâtralisées.
Théâtraliser, v. act. Et pr., se— ; rendre devenir théâtral [sic] ; donner, prendre de la théâtralité ; adopter les modes du théâtre, imiter le théâtre.
Thâtralisme [sic], s.m. ; système de théâtralisation ; ce qui ne présente qu’une continuelle théâtralité : c’est du théâtralisme.
Théâtralité, s.f. ; état, qualité de ce qui est théâtral, de ce qui est imité du théâtre39.
25« Théâtralisable » est utilisé diversement jusqu’à nos jours, par des praticiens40 comme des chercheurs41, sans qu’il soit pour autant jamais théorisé. Sa fréquence paraît augmenter dans la seconde moitié du xxe siècle.
26On peut faire la proposition suivante : réorienter la définition de J.-B. Richard de Radonvilliers de la question de la possibilité (« qui peut être ») vers celle de l’adéquation aux conditions du théâtre telles qu’on se les représente ou telles qu’on les désire. Pourquoi « telles qu’on se les représente » et non « telles qu’elles sont » ? Parce qu’elles n’existent pas exactement sur le plan de la réalité objective : pour chacun de nous, les conditions réelles du théâtre existent comme idée ou comme image, voire comme désir (l’historien n’échappe pas à cela) — ce qui n’implique pas, bien sûr, que notre représentation de ces conditions soit forcément infondée ou singulière. Dire qu’un objet est théâtralisable, c’est-à-dire adéquat aux conditions du théâtre, c’est procéder nécessairement à une évaluation, et non poser un constat ; l’adjectif « théâtralisable » et ceux qu’il subsume (« jouable », « convenable », « appréciable », « faisable », etc.) ne peuvent pas décrire une qualité intrinsèque d’un objet, mais seulement une relation dynamique entre les conditions du théâtre et cet objet — du moins tels qu’on se les représente. Il faut alors reconnaître la part de chacun (dont la nôtre) dans cette évaluation : l’historicisation des discours en présence est nécessaire. La réflexion théorique et l’enquête historique sont ici comme ailleurs totalement solidaires : l’une permet de penser l’autre, l’autre de repenser la première — et ainsi de suite, sans qu’il soit possible de savoir laquelle est première.
27Un objet (texte, événement, etc.) peut donc ne pas être adéquat aux conditions du théâtre telles qu’on se les représente : c’est le cas de ceux d’entre nous qui ont estimé le Voyage à travers l’impossible comme étant non théâtralisable (à Paris en 1882 et/ou à Lausanne en 2017). Plus étonnant (mais courant) : un spectacle « théâtral » peut également être inadéquat, c’est-à-dire jugé comme contrevenant à une certaine idée du théâtre (selon laquelle, si je la partage, je dirai que « ce n’est pas du théâtre ») ou à une certaine image qu’on en a (selon laquelle, si je la partage, je dirai que « je n’ai jamais rien vu de tel »)42. Il faut penser le rapport d’adéquation comme un spectre continu entre deux pôles (l’adéquat et l’inadéquat), car la plupart du temps les objets se situent dans une zone médiane. L’adéquation moyenne d’un spectacle en termes d’idée peut par exemple faire hésiter sur son genre (théâtre ou danse ? théâtre ou performance ?), et en termes d’image elle peut faire hésiter sur son positionnement (singulier ou déjà vu ? conventionnel ou subversif ? réactionnaire ou révolutionnaire ?). Il est en outre possible qu’un spectacle « théâtral » soit adéquat à l’idée mais pas à l’image (on dira : « c’est du “théâtre”, mais je n’ai jamais rien vu de tel »), ou l’inverse, c’est-à-dire adéquat à l’image, mais inadéquat à l’idée (on dira : « j’ai déjà vu ce “théâtre” cent fois, mais ce n’est pas — ou ce n’est plus — ce qu’il devrait être »43). Corollaire : un spectacle « théâtral », partie d’un tout qu’on pourrait nommer le « théâtralisé », voire tout un pan de ce théâtralisé, n’est pas forcément théâtralisable. On constate alors que le théâtralisable ainsi considéré permet de se passer d’une définition du théâtre tout en en parlant.
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28En somme, là où la distinction entre possible et impossible ne le permet pas bien, ce sont les rapports d’adéquation en termes de possibilité et d’intérêt aux conditions du théâtre telles qu’on se les représente comme idée (comme théâtralité) et telles qu’on se les représente comme image (comme théâtralisé), voire telles qu’on les désire, que la notion ainsi réélaborée de théâtralisable invite à penser. On trouvera ici, espérons-le, une boîte à outil, dans laquelle puiser.